CHAPITRE 8 : LINNIE
Ma frayeur est de courte durée. Les bruits de pas se sont arrêtés au seuil de la chambre. Une femme de taille moyenne se tient dans l’entrebâillement de la porte, un panier en osier accroché à son bras. Elle me laisse le temps de l’observer. Elle m’observe aussi, en silence. Lorsqu’elle juge le moment opportun elle fait quelques pas dans ma direction, lentement, guettant la moindre de mes réactions, comme on approche un animal sauvage aux abois. Arrivée à bonne distance pour être suffisamment audible, elle murmure :
- Bonjour Ysia. Je m’appelle Linnie. Je viens en amie.
Sa voix est douce et posée. Son visage fin et régulier est encadré par deux longues tresses remontées sans artifice en chignon autour de sa tête. Ses vêtements pratiques et confortables ont du mal à cacher ses jolies formes généreuses et rebondies. Son regard noisette, franc et droit ne laisse aucun doute quant à la droiture de cette femme au sourire désarmant.
Après quelques secondes, elle pose son panier puis s’agenouille à même le sol près de la boîte en carton dans laquelle je suis toujours allongée. Elle prend délicatement ma main. Elle doit la trouver froide car elle sort une couverture en laine de son cabas, la déplie et la dépose sur mes jambes. Ses gestes sont lents et mesurés. Elle est attentive à chacune de mes réactions. Je ne sais pas laquelle d’entre les deux me réchauffe le plus, la couverture ou Linnie, mais rapidement, je me sens mieux.
La jeune femme entreprend de me faire boire un peu d’eau, et de me faire avaler une mixture jaune pâle, un mélange de graines mixées dans du jaune d’œuf et du lait dont on nourrit les oisillons tombés du nid.
Linnie viendra ainsi chaque jour, sans relâche me nourrir, me soigner, me laver, me réchauffer, m’habiller, me coucher, me consoler, me rassurer, patiemment, maternellement, indéfectiblement. En retour, elle accueillera mes plaintes, mes pleurs, mon désespoir d’être éloignée de MOM et de ma vie d’avant. Ma vie douce et sereine.
Son opiniâtreté à vouloir me remettre sur pied, force le respect, et surtout fonctionne.
A présent j’ai suffisamment d’énergie pour circuler sans aucune aide dans la maison. Je marche, je m’assois, je mange et m’habille seule. Cependant, chaque petit pas vers mon indépendance est un déchirement. En effet, je me suis tellement habituée à la présence et au soutien de Linnie que j’appréhende de ne plus sentir à chacun de mes mouvements, sa main dans la mienne, ses bras autour de mes épaules, son souffle dans mon cou. Linnie m’a apprivoisée, je n’imagine plus ma vie sans elle.
J’aime quand elle arrive précédée de la fraîcheur du matin, son panier rond toujours accroché à son bras comme un prolongement d’elle-même. Cet objet est vital pour elle, comme elle s’amuse à le dire. D’une part, il lui permet de transporter tout ce qui peut lui être utile dans une journée, et d’autre part, il lui fait économiser beaucoup de temps et d’énergie, en lui évitant de multiples allers-retours jusqu’à son domicile lorsqu’elle entreprend ses nombreuses visites. Ce « gagne-temps portatif », comme elle le surnomme, contient entre autre, tout ce qui lui est nécessaire pour commencer ou terminer un ouvrage partout et tout le temps : de la laine et des aiguilles à tricoter, un nécessaire de couture, une brosse, un petit couteau … Cette hotte miraculeuse regorge aussi, et pour mon plus grand bonheur, de trésors chaque jour différents, qu’elle offre à ceux qu’elle croise et dont elle me donne la primauté : un livre, une fleur de saison, une pierre qu’elle trouve jolie, un dessin, des pâtisseries encore tièdes, enroulées dans un torchon de lin.
Chaque jour, Linnie me raconte la vie au village, elle m’explique les rivières et les saisons, les moissons et les oiseaux. Je bois ses paroles comme j’ai bu ses bouillies. Je sens qu’elles m’aident à me tenir droite.
Les réflexions vont bon train désormais dans ma tête. Si bien, qu’après les « comment », les « pourquoi » sont arrivés : Pourquoi ma vie d’avant, pourquoi ma libération, pourquoi le monde extérieur ne ressemble-t-il pas à ce qu’on m’avait expliqué ? Pourquoi garder ce large collier métallique autour de mon cou ? Il me gêne dans mes mouvements et me blesse même parfois.
Le doux visage de Linnie s’assombrit soudain. Elle me répond d’un ton sec et autoritaire que je ne lui connais pas :
- Ysia, ne retire jamais ce collier, tu m’entends ? Sinon, ils te retrouveraient, ils nous retrouveraient tous… Et ne te tracasse pas avec toutes ces questions.
Son souffle est court. Ses mains devenues fébriles font des choses inutiles. Elle sort un livre de son panier, le remet, plie un torchon, le déplie …
Puis elle retrouve son calme et ajoute sur un ton adouci :
- Remplis-toi de belles choses d’abord. On n’est pas bien comme ça toutes les deux ?
Je lui réponds « oui » tout simplement. Je n’ai ni les mots ni la réactivité nécessaires au sens de l’à-propos. Cela manque assurément à ma panoplie d’apprentie de la vie. Mes révoltes retombent comme un soufflé, par manque de répartie.
Elle a détourné le regard puis, prétextant qu’il allait pleuvoir, elle part précipitamment.
Ce soir-là, je suis restée immobile à guetter les premières gouttes, jusqu’à ce que la nuit tombe.
Il n’a pas plu.
Le lendemain matin, Linnie arrive comme à son habitude, fraîche et souriante, son panier débordant plus qu’à l’accoutumée. La journée s’écoule, merveilleusement délicieuse et délicieusement merveilleuse. De ces journées dont on aimerait étirer la durée à l’infini.
Le soir, avant de repartir, Linnie après m’avoir embrassée chaleureusement, m’annonce sous forme de question déguisée :
- Ysia, si tu es d’accord, je souhaiterais venir avec mon fils demain, pour te le présenter.
J’aimerais lui dire que cette proposition me remplit de joie, que cette idée m’exalte, j’aimerais lui poser mille questions sur son fils. Mais encore une fois, je ne réponds qu’un « oui » laconique, faute de parvenir à formuler toutes les interrogations et les émotions qui se bousculent en moi.
Ces questions sans réponses occuperont toute ma soirée.
Le petit garçon prend forme dans mon imagination. Il fait sûrement partie de la petite troupe de joyeuses frimousses qui se positionne régulièrement devant ma fenêtre pour m’envoyer des petits bisous avec les mains, m’adresser quelques grimaces avant de repartir en riant et en courant dans un bruit de galopades.
J’aime leur espièglerie et leurs cheveux en bataille.
Je découvre en moi de nouveaux sentiments. L’impatience et la curiosité.
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