Chapitre 1
Le Bourget-du-Lac, début mai 2015
— Yann ? Tu peux me dire pourquoi tu as retenu la candidature de cette jeune femme ?
— Laquelle ?
— Mia Parker. Elle n’a pas du tout le profil pour le poste… Elle n’est même pas diplômée d’une école hôtelière ! Les Beaux-Arts, sérieusement ?
— Faites voir, Monsieur ? Ah oui, je me souviens… Je l’ai présélectionnée parce qu’elle a l’air d’avoir du potentiel. Elle risque même de vous surprendre, et ce dans le bon sens du terme. J’ai le nez pour ça… Et puis avouez qu’une ex-étudiante aux Beaux-Arts au sein de L’Atelier des Mille Saveurs, ça aurait sacrément de l’allure, non ?
— Très drôle, Yann … Mais en ce moment, je n’ai pas de temps à perdre avec des amateurs qui ne connaissent rien à la restauration de standing !
— C’est vous qui m’avez dit qu’il fallait oser, toujours aller au-delà de ses préjugés, que l’expérience de terrain valait tout autant que les diplômes. Cette demoiselle sort du lot, justement, de par l’originalité et la richesse de son parcours professionnel. Et ce d’autant plus qu’elle maîtrise plusieurs langues étrangères…
— Je note surtout une certaine instabilité, une nette inconstance dans tout ça… Bon, ce n’est pas grave, dans une dizaine de minutes, tu m’envoies le premier postulant en terrasse, et après on enchaînera vite. Tu sais à quel point je déteste les entretiens d’embauche…
La folie printanière du mois de mai… La période n’est pas vraiment propice au recrutement, seulement un de mes serveurs m’a lâché la semaine dernière et je ne peux pas me permettre d’attaquer la saison estivale avec un effectif incomplet pour le service en salle, même si j’ai toute confiance en Yann, mon chef de rang. Sans compter que le Grand Salon Lamartine est réservé pour une réception de mariage le week-end prochain. Je pourrais toujours embaucher des extras, mais je n’aime pas bosser avec ce genre de contrats, on ne sait jamais à qui on a affaire.
Malgré un ciel voilé, je m’installe sous la pergola stylisée, près des massifs en fleur et face aux eaux tranquilles du lac du Bourget, un verre de Schweppes à la main. J’ai ma pile de candidatures sous les yeux, je la feuillette à nouveau, mes lunettes sur le nez - fait suffisamment rare pour être souligné -, et m’attarde sur la photo de cette fille, Mia Parker. Je ne l’avais pas remarquée tout à l’heure, je ne me focalise pas vraiment sur les clichés d’ordinaire, le faciès m’important peu du moment que la personne présente bien. Moi, je vais plutôt à l’essentiel de façon à être le plus efficace possible, à gagner du temps, ou tout du moins à ne pas en gaspiller inutilement. Pourtant, il y a quelque chose de perceptible chez cette fille, un "je ne sais quoi" qui m’interpelle anormalement. Tout en l’observant, je joue machinalement avec une cigarette éteinte que je tapote avec la régularité d’un métronome sur mon paquet de Stuyvesant à peine entamé. Soudain, le premier postulant débarque et interrompt brusquement mon jeu et ma contemplation en tendant une main décidée.
— Monsieur Ferraz ? Benjamin Demiaux, nous avions rendez-vous à 15 heures…
— Tout à fait ! rétorqué-je avec assurance et aplomb en le saluant sans plus de cérémonie.
Sa tenue vestimentaire dénote un manque de classe évident, doublé d’une arrogance de ton dans ses réponses à mes questions. Arrogance qui me déplaît fortement, au vu de sa maigre expérience… Je coupe court à l’entretien, je ne le retiendrai pas.
Les candidats défilent sans convaincre, ils ne correspondent pas à l’idée que je m’étais faite d’eux. J’attends donc d’avoir le déclic, et c’est au tour de Mademoiselle Parker de se présenter devant moi, mais elle semble en retard, déjà ! Ça promet…
***
Et merde, merde, merde… C’est bien ma veine ! Il n’y a qu’à moi qu’une crevaison puisse arriver pile le jour d’un entretien d’embauche. Heureusement que ce routier est passé par là pour m’aider, sinon j’y serais encore. A bien y réfléchir, je ne sais pas si c’était vraiment une bonne chose, vu le temps que j’ai mis à m’en débarrasser ensuite. Dans l’allée qui mène au restaurant, j’essaye de remettre en place mon chignon, tout en lissant ma tenue. Je dois avoir l’air d’une folle évadée de l’asile, mais au moins, j’y suis.
Je pousse la porte, en laissant au passage de grosses traces de doigts sur le verre transparent, puis entre d’un pas décidé. Après tout ce que j’ai connu dans ma vie, ce n’est pas une bande de friqués qui va m’impressionner. A l’intérieur, tout est fait pour en mettre plein les yeux. Du mobilier moderne et épuré aux grandes baies vitrées avec vue directe sur le lac, rien n’est épargné. Le pire étant quand même les miroirs disposés un peu partout, façon Galerie des Glaces Versaillaise. Quel imbécile a pu croire que les clients d’ici auraient vraiment envie de se regarder manger ? Est-ce que quelqu’un s’est dit en installant ces horreurs qu’enfourner une fourchette dans sa bouche était sexy ?
Je déambule vaguement dans le restaurant en attendant qu’un employé daigne m’indiquer où je pourrais trouver le patron des lieux, mais l’endroit est désespérément silencieux. Je traverse plusieurs salles, des petites intimistes, des grandes démesurées, et remarque même un escalier qui mène en étage. Finalement, une voix grave me fait sursauter :
— Je peux vous aider ?
— Euh oui… Je cherche Monsieur Ferraz. J’avais rendez-vous avec lui, il y a…
— Exactement une demi-heure ! On ne peut pas dire que la ponctualité soit votre fort, Mademoiselle Parker. Je préfère vous prévenir tout de suite, je ne tolère pas ce type de comportement au sein de mon établissement, et encore moins venant de la part de quelqu’un qui ne fait pas partie de mon équipe.
— Oh vous êtes… Je suis désolée ! J’ai eu une panne sur la route et…
— Vous n’avez aucune excuse, Mademoiselle ! Quand on est à la recherche d’un emploi, le moins que l’on puisse faire, c’est de tout mettre en œuvre pour être à l’heure à son entretien d’embauche ! Sur ce, veuillez me suivre…
Sans m’accorder un regard, le propriétaire du restaurant me fait signe de l’accompagner dehors. Bien que réticente à reconnaître la beauté des lieux, je ne peux m’empêcher de jeter un œil sur le lac et ses reflets bleutés. Étrangement, ils me rappellent quelque chose. Peut-être les yeux de ce type ? Non, impossible, il n’a même pas tourné la tête vers moi en me parlant tout à l’heure. Je sens que cette après-midi va être longue, très longue…
— Asseyez-vous Mademoiselle. Ainsi, dans votre CV, vous mentionnez un certain nombre de postes que vous avez occupés en restauration rapide, snack et autre fast-food de par le monde - il n’a d’ailleurs pas été évident pour mon assistante de pister toutes vos références notamment extra-européennes - mais vous n’avez absolument aucune expérience dans la restauration de standing, ni même traditionnelle. Donc, la question que j’ai envie de vous poser est la suivante : qu’est-ce qui vous a incité à postuler dans un établissement de renom tel que le mien ?
J’attaque d’entrée de jeu par une question que je sais déstabilisante, en consultant son curriculum vitae et en posant montre et lunettes de marque sur la table. Et là, pour la première fois, je fixe enfin avec attention mes yeux sur elle. En professionnel, je masque mon trouble mais elle est encore plus jolie que sur la photo, assez peu fidèle d’ailleurs. La coiffure peut-être… Le chignon d’aujourd’hui est un peu strict, bien que malmené par le vent ; mais c’est surtout sa gestuelle, la douceur de ses traits, les teintes automnales qui habillent d’une myriade de nuances contrastées l’éclat de ses prunelles, devant lesquelles s’emmêlent parfois quelques mèches mordorées, qui retiennent mon intérêt. Alors qu’elle s’apprête à me répondre, je joue nerveusement avec mon alliance sans pour autant la quitter du regard.
— Eh bien… Comment vous dire ? J’ai le sentiment que j’aurai beaucoup à apprendre dans un restaurant aussi haut de gamme que le vôtre, ça ne pourrait que m’enrichir…
— Nous ne sommes pas une école, Mademoiselle, et si dans un premier temps, vous serez formée à nos méthodes de travail, notre éthique et notre façon de fonctionner, j’attends aussi de mon personnel qu’il soit compétent et autonome, qu’il sache faire face à toutes les situations, y compris les plus exceptionnelles. Alors, selon vous, quelles seraient vos qualités pour ce poste de serveuse ?
— Polyvalente, déjà ! Et travailleuse bien sûr. Faire des heures ne me fait pas peur, et puis, j’ai un bon contact. Je veux dire, avec les gens, la clientèle. Oui, j’aime ça le relationnel… En plus, je parle plusieurs langues…
— D’après votre CV, vous n’avez pourtant plus eu aucune activité touchant de près ou de loin à la restauration depuis votre retour en France. Pour quelle raison ?
— Je… Je voulais essayer de vivre de mon art. Je peins… Enfin, j’essaie de peindre, des trucs plutôt avant-gardistes, mais c’est difficile. D’en vivre surtout, pas tellement de peindre. Du coup, j’ai donné quelques cours par-ci par-là, des cours de soutien notamment, pas trop en rapport avec l’art en fait, sauf des fois un peu. Fallait bien que je paie mon loyer, mes factures, et même de quoi remplir mes placards de nourriture voyez-vous !
Je souris devant sa fraîcheur, son franc-parler tout en remettant la Breitling à mon poignet.
— Mais bon, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça, à vivre de petits boulots en attendant une hypothétique reconnaissance de mon talent artistique. Parce qu’il faut bien le dire, l’art, quand on est anonyme comme moi, ça nourrit pas. C’est pour ça que j’ai répondu à votre annonce : servir en restauration, je sais faire.
— Vos précédents employeurs ont confirmé votre bonne volonté et votre implication, mais ici, la clientèle n’est pas la même, vous en êtes bien consciente ? Ce qui passe dans une gargote de banlieue suburbaine ou dans une baraque à frites est rédhibitoire chez moi, la provoqué-je. Il faudra vous acheter une conduite, Mademoiselle, que ce soit en termes de langage, de phrasé, comme en termes d’attitude. Et ça commence par une ponctualité sans faille, à laquelle je tiens tout particulièrement.
— J’entends bien, Monsieur…
Elle ne ressemble en rien au profil que je recherche, et pourtant... Pourtant, j'ai envie de lui donner sa chance. Yann a raison, elle a de l'expérience, un parcours atypique... Elle a l'air d'en vouloir un max, et c'est ce genre de personne qu'il me faut, quitte à la former pour qu'elle cadre avec le standing et la clientèle de mon resto. Et surtout, elle dégage quelque chose, une espèce d'aura hors du commun qui ne me laisse pas indifférent, et j'en ignore la raison. Après avoir fait mine de compulser ma pile de CV, je reprends le fil de notre entretien, sûr de moi et décidé.
— A compter de quand êtes-vous disponible ?
— Euh… tout de suite si vous voulez ! me répond-elle, un peu surprise par ce que cela implique.
— Parfait, votre période d’essai débutera samedi matin, à 10 heures tapantes. Si je suis satisfait de votre travail, cela débouchera sur un CDI. Pour tout ce qui est formalités, paperasses, uniforme de service, salaire, vous verrez cela avec Isabelle, mon assistante. Pour vos deux premiers jours, Yann, mon chef de rang, sera votre tuteur et référent. Et il le restera tant que je le jugerai nécessaire, il sera de toute manière votre supérieur hiérarchique direct puisque c’est lui qui dirige la brigade de serveurs. Le fonctionnement de ce week-end sera un peu particulier, mais ça me permettra de voir très rapidement si vous êtes opérationnelle ou non. Je vous laisse donc faire la visite des locaux avec Yann, étant donné que j’ai un rendez-vous et que je ne suis pas en avance… conclus-je en avisant ma montre.
Quoi, c’est tout ? Je ne pensais pas que ça serait si facile ! Ça l’est presque trop. J’essaye d’intégrer le flot d’informations qu’il débite sans même reprendre son souffle. Son regard est concentré, ses paroles méthodiques, il pèse chacun de ses mots pour ne rien oublier. Je ne suis qu’un grain de poussière dans son univers bien réglé. Mais un grain de poussière peut parfois suffire à faire dérailler la machine, n’est-ce pas ? Je fixe mes ongles pour ne pas flancher et m’aperçois que l’annulaire est rongé. Même sa manucure est plus soignée que la mienne. Son alliance brille au soleil, à peine voilé de nuages, et je ne peux m’empêcher de me dire que le pas que je viens de franchir est infime par rapport au chemin qu’il me reste à parcourir. Oui, mais je suis dans la place.
— Ça veut dire que je suis engagée ?
— Oui, Mademoiselle.
Il se lève de table en rassemblant ses affaires, glisse deux mots à l’oreille de son chef de rang avant d’interpeller une femme que je n’avais même pas remarquée jusque-là. Machinalement, je me redresse en même temps que lui. Je sais que la meilleure manière de gagner la confiance de quelqu’un est de devenir son parfait reflet. Je fais un pas pour lui serrer la main avant qu’il ne parte, mais déjà le ballet de son personnel s’est déployé autour de lui. Le restaurant, tout à l’heure tellement silencieux et immobile, vient de se métamorphoser en une pièce de théâtre impeccablement chorégraphiée. Chacun son rôle, chacun sa place. Monsieur Eric Ferraz en est clairement le metteur en scène, pas un seul de ses ordres n’est ignoré. La femme à l’allure bon chic bon genre me passe devant en m’écrasant le pied au passage. Je crois que c’est son assistante. Pauvre créature asservie, j’ai pitié de toi. Brille tant que tu peux, bientôt, il n’aura même plus un regard pour toi...
— Ah, Isabelle, as-tu réussi à joindre Monsieur Martel pour le prévenir de mon retard ?
— Oui Monsieur…
— Très bien, dans ce cas-là, apporte-moi mon casque, mes gants et mes clés de moto s’il te plaît, je déteste me faire attendre…
Avant de traverser complètement la salle de restaurant pour quitter L’Atelier, je reviens sur mes pas afin de confier une nouvelle tâche à mon assistante.
— Des roses Monsieur ?
— Non, des œillets rouges. Tu sais très bien que Cathy ne jure que par les œillets rouges !
— Ah oui, veuillez m’excuser, Monsieur…
— Et le même billet d’accompagnement que d’habitude, évidemment…
— "Pardon pour ce matin. Je t’embrasse fort. Je t’aime. Eric."
— Voilà, parfait ! Je te laisse t’en occuper, je file.
En enfilant mon casque et mes gants, je jette brièvement un dernier coup d’œil en direction de ma nouvelle employée, Mia Parker, que Yann est en train de briefer. Et je comprends enfin à qui elle me fait penser : à Jennifer, mon épouse.
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