Chapitre 2

12 minutes de lecture

"La Galoppaz", Curienne, le samedi suivant

Je t’ai dit que j’étais désolée, Eric !

J’en ai rien à foutre que tu sois désolée, Jen’, tu dégages ! Tu m’entends ? Tu dégages !

Mais…

C’est mon fils ! Tu as levé la main sur MON fils ! Je t’ai déjà pardonné, pardonné beaucoup trop, mais là c’est la goutte d’eau…

— Papa ! Papa !

Je perçois une petite voix plaintive, chevrotante, lointaine dans mon sommeil agité.

— Papa…

J’ouvre les yeux. Tristan est devant moi, en larmes, son ours en peluche dans les bras, à me secouer comme un prunier. Je regarde l’heure qu’affiche mon radio-réveil : 3 heures 34. La même heure que la veille. Et l’avant-veille.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon bonhomme ? Un cauchemar ?

— J’ai… J’ai encore fait pipi…

— Oh non Tristan ! Bon sang, c’est pas possible ça ! Qu’est-ce que tu as en ce moment ?

— …

— Bon, allez, file à la salle de bain, je vais te chercher un pyjama et un slip propres, changer tes draps…

— C’est toi qui me doucheras ?

— Tristan, t’es grand maintenant ! Je peux pas t’assister dans tout !

— J’ai pas fait exprès, papa, je te jure…

Je me lève, attrape mon peignoir au passage, m’empare du nécessaire dans l’armoire pour que mon fils puisse terminer sa nuit au sec. Il se douche, s’habille, puis se couche tandis que j’essaie de repousser le plus loin possible ses terreurs nocturnes.

— Papa, je peux pas dormir avec toi ?

— Non, mon bonhomme. T’as dix ans, c’est dans ton lit qu’est ta place pour dormir. Il ne peut rien t’arriver dans ta chambre, rien…

— Tu sais, j’aimerais bien que maman soit encore là pour me border…

— Elle est partie, mon bonhomme, depuis longtemps.

J’embrasse mon fiston sur le front, éteins la lumière et regagne la suite parentale pour tenter de terminer ma nuit. Mais Jennifer est là, sur la table de chevet, à me regarder d’un air inquisiteur.

"Tu vois, Eric, tu n’es pas plus capable que moi de t’occuper de Tristan…"

D’un geste rageur, je couche le cadre-photo pour la faire disparaître. Sauf qu’elle est toujours là, devant mes yeux.

***

Chambéry

La nuit a été calme. Pour une fois, aucun bruit de voiture, de bagarre ou de voisin n’est venu troubler mon sommeil. C’est assez rare pour être souligné, le quartier étant plutôt animé. Il est 7 heures du matin et le soleil filtre à peine à travers les rideaux de ma chambre. Je m’étire voluptueusement, en savourant le fait qu’il me reste encore une heure avant de me lever pour mon premier jour de travail. Une journée tout à fait ordinaire pour le commun des mortels.

Les paupières closes, je suis sur le point de me rendormir lorsqu’un grand fracas de verre brisé me fait soudainement sursauter. Je bondis de mon lit, le cœur battant. J’enfile un tee-shirt extra-large et me glisse dans le couloir. Il fait sombre, bien trop sombre depuis que l’ampoule de l’entrée a rendu l’âme, mais je distingue clairement une silhouette qui se débat au milieu du foutoir. Je longe le mur et passe la main dans la cuisine pour allumer.

— Oh Mi… Mia, c’est toi ?! Ma copine… Qu… Quelle bonne surprise !

— Évidemment que c’est moi, qui veux-tu que ce soit ? Et c’est quoi ce bordel ?

— Je… Je sais pas… Je sais plus…

— Louise, putain de merde ! Je t’ai déjà dit de ne pas gerber sur la moquette !

— Mia, je suis délé…désé… désolée…

— Tu fais chier à rentrer complètement bourrée comme ça, à l’heure où les gens normaux pioncent encore !

— Ouais, les mélanges vodka-rhum, ou tequila-bière, je sais plus trop, ça me réussit pas vraiment…

Ma colocataire explose d’un rire incontrôlé. Sa diction est lourde, hésitante, et elle pue le shit à deux kilomètres à la ronde. Je fronce le nez, enjambe la flaque de vomi et les débris de bouteilles mêlés à ceux du vase imitation art-déco que j’aimais tant, et file chercher une serpillière. Lorsque je reviens, Louise est écroulée dans un angle du couloir, la tête penchée sur le côté, sans doute endormie. Je soupire en abandonnant mes projets de nettoyage. Je dois la ramener dans sa chambre et je sais que ce n’est pas une mince affaire. Un bras autour de sa taille, l’autre tenant sa main, je la porte autant que je la traîne.

Une fois sur son lit, je la débarrasse de sa robe souillée et la borde. Quand elle dort, on dirait presque une adolescente, une jeune femme tout ce qu’il y a de plus quelconque. Ses traits amaigris sont apaisés, les bleus sur son corps oubliés. Mais en s’attardant un peu, on remarque les cernes sous ses yeux trop maquillés, les morsures qui font baver son rouge à lèvres, et surtout les minuscules piqûres au creux de son bras. Je caresse une mèche de ses cheveux noir corbeau et quitte la pièce en éteignant.

— Mia ?

— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?

— T’es… T’es la meilleure meilleure amie du monde… Et… Et je veux pas que tu me détestes…

— T’es la seule personne, Louise, la seule personne à qui je pardonnerais tout. La seule…

— Mais tu… Tu promets de jamais m’abandonner quand même ?

— Jamais, petite sœur, je te le promets !

Mon murmure se perd dans ses ronflements. Elle est déjà loin de moi, voguant dans des rêves cotonneux noyés sous la coke. Je reste encore un instant sur le pas de la porte, à observer cette fille que j’ai jurée de protéger envers et contre tout. Cette amie que j’aime plus que ma propre famille. J’ai failli oublier : ma vie est tout sauf ordinaire…

***

La journée promet d’être ensoleillée. Accoudé au comptoir de la cuisine américaine, je parcours mes mails sur mon PC portable tout en dégustant un grand arabica bien noir. Mal réveillé et juché sur un tabouret de bar, Tristan picore à mes côtés ses céréales sans appétit. La stéréo diffuse du Sanson, comme d’habitude. La chanson phare et polémique de l’album Moi, le venin. J’interromps ma lecture.

— Écoute, Tristan ! Écoute bien les paroles…

"Ô Allah

À quoi te sert d’avoir un nom ?

Pourquoi ce feu, ce tonnerre ?

Au nom de quoi fais-tu la guerre ?"

— Pffff…

— Quoi : "Pffff" ? Tu en comprends le sens ou pas ? Tu les entends ? Tu vois, cette chanson a près de trente ans, et pourtant, elle n’a jamais été aussi actuelle. Les attentats, toutes ces exactions et ces bombes pour asservir, pour soumettre le monde d’aujourd’hui sous couvert d’un Dieu ou d’une religion, quelle qu’elle soit, elle le dénonçait déjà…

— Oui, je sais…

— Alors arrête de dire que ça te soûle quand les journaux en parlent ! C’est important ce qui se passe, t’as pas le droit d’y être indifférent, en tant que citoyen libre et en tant qu’homme !

— C’est bon, papa, je déjeune là…

— Non, c’est pas bon ! Et puis dépêche-toi, Cathy va débarquer alors que t’as même pas fini ton bol…

— Salut les garçons !

D’humeur guillerette de prime abord, ma frangine fait son entrée sans préambule en nous tapant la bise à tous les deux.

— Quand on parle du loup…

— … On en voit la queue… De cheval, ah ah ! Et vous disiez quoi sur moi ? Tiens, Eric, je te pique un croissant, parce que j’ai une de ces dalles ! Hummm, il est de toi ? Vache, c’est une tuerie cette viennoiserie, frérot ! Et sinon, mon champion, il est prêt pour Walibi[1] ?

Cathy tente d’ébouriffer les cheveux clairs de Tristan, mais celui-ci esquive sa main au dernier moment.

— Oulà, qu’est-ce qui t’arrive, mon grand ? T’es pas content de passer la journée avec moi ?

— Il y a que Monsieur fait la trogne parce que j’essaie de lui inculquer quelques valeurs…

— Mais papa, on n’est pas à l’école là !

— Hop hop hop, on calme le jeu rapido, les gars, sinon, ça va pas le faire ! Allez, bonhomme, monte vite chercher tes affaires de bain, et moi je vais en profiter pour dire deux mots à ton père…

Mon fils s’éclipse en soupirant. Cathy coupe la musique.

— Bon, c’est quoi le problème avec Tristan ?

— Quel problème ? Il n’y a pas de problème !

— Bien sûr que si, il y a un problème ! Ton gamin est fragile, perturbé, il a besoin de ton attention, que tu sois à son écoute, et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est de lui aboyer dessus et l’abrutir d’inepties qui sont à des années-lumière de ses préoccupations et de sa vie !

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Je le sais, c’est tout ! Enfin merde, t’as quel âge ?

— J’ai pas de leçon d’éducation à recevoir de ta part, Cathy, t’as même pas de mioche ! T’es la mère de personne !

— C’est dégueulasse de me dire ça, Eric ! C’est petit, minable, et c’est même pas digne de toi ! Bon sang mais regarde-le ton môme ! C’est maintenant qu’il a besoin de toi… Ta boîte, elle peut très bien tourner toute seule, pas lui !

— Oh, ça va, ne fais pas ta Jennifer, non plus !

— C’est précisément depuis qu’elle n’est plus là que tu lui en fais payer le prix. Tu crois pas que c’est assez dur comme ça pour un gosse de se sentir abandonné par sa maman ?

— J’en ai par-dessus la tête de vos conseils à la noix, à tous, par-dessus la tête ! hurlé-je en me redressant. Jenny, c’était il y a longtemps, OK ? Et c’est elle qui a choisi d’en finir, pas moi, tu m’entends, pas moi ! De toute manière, tu ne peux pas comprendre, personne ne peut comprendre… Combien ça me coûte de rester, de faire face sans jamais baisser les bras !

— Je n’ai pas dit que c’était facile, Eric, mais Tristan n’est pas responsable. Personne n’est responsable, personne n’a rien vu venir…

Cathy pose une main réconfortante sur mon épaule. Elle était la meilleure amie de Jen’, et pourtant, aujourd’hui encore, elle a du mal à réaliser son geste. Moi seul pouvais le pressentir…

***

"La Galoppaz", Curienne, sept ans plus tôt

Jennifer, donne-moi ce couteau…

Non ! Non je le donnerai pas !

Jenny, s’il te plaît, donne-moi le couteau…

Et pourquoi je te le donnerais, hein, ce couteau ? Pourquoi ? Je sers à rien, je suis transparente…

C’est pas vrai, Jen’, et tu le sais très bien…

Mais on ne fait plus rien ensemble, plus rien ! Tu passes tout ton temps dans ton resto de merde, et moi ici à t’attendre… Oui, je passe des journées entières à t’attendre, Eric, à m’occuper d’un gosse dont je ne voulais pas… C’est pas ça qu’on s’était promis, pas ça !

On va partir, Jenny, rien que toi et moi, rien que tous les deux. Un voyage à Venise, en amoureux, ça te dirait ?

Et ça va durer combien de temps, Eric, tes faux-semblants, ta sollicitude de pacotille, ton amour de façade ? Une semaine, quinze jours ? Et après ? Après t’en auras plus rien à foutre, après je serai de nouveau toute seule tandis que toi… Toi tu seras avec Isabelle ! Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, dis, qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ?

Mais enfin, Jen’, tu délires ! Il n’y a absolument rien entre Isabelle et moi, c’est juste mon assistante…

Mon cul, ouais ! Et cette façon qu’elle a de me répondre au téléphone quand j’appelle, de me faire comprendre que je dérange, je fabule peut-être ?

T’es complètement parano, ma pauvre ! Ne compte pas sur moi pour rentrer dans ton jeu, Jenny…

Elle te fait quoi au juste, elle te suce ? Hein, c’est ça ? Ou alors tu la culbutes sur ton bureau ministre, ton canapé Chesterfield, cette salope…

Arrête ! Arrête et donne-moi ce putain de couteau, Jenny !

L’hystérie de mon épouse devient incontrôlable, et malgré mes vaines tentatives pour lui arracher ce couteau de cuisine, elle parvient toujours à scarifier la peau de ses bras, de son ventre, de ses hanches. La douleur, un cri, et puis l’hystérie retombe, le couteau s’échoue sur le sol et je l’éloigne avec mon pied pour ne pas qu’elle recommence. Jennifer se laisse alors aller, sanglote contre mon épaule ; comme toujours, je lui parle tout bas, la réconforte avec ces mots d’amour qui se font de plus en plus rares entre elle et moi. Et puis, je la remonte dans notre chambre, les plaies désinfectées et bandées, mais toujours à vif. Parce que ça recommencera, la semaine prochaine ou encore celle d’après. C’est comme ça depuis des lustres, depuis que Venise n’existe plus que dans nos souvenirs qui se fanent, inexorablement. Il n’y a plus de Venise, plus de Capri, plus rien, et nous sommes les seuls témoins de cette déchéance, les seuls avec notre fils peut-être. Les bijoux, les parfums hors de prix, les fleurs, tout ça ne masque plus mon absence et toutes ces promesses que je ne tiens jamais. Mon restaurant est ma maîtresse, celle qui nous éloigne et la rend de plus en plus malheureuse. En public, ma femme donne le change, radieuse, lumineuse, si désirable… Mais en privé, elle se venge et ne m’offre plus que la facette la plus sombre, la plus noire de sa personnalité. Elle sait très bien que l’unique façon de m’atteindre, de me faire du mal, c’est de s’en faire à elle, ou à Tristan. Elle connaît mes faiblesses, mon amour inconditionnel pour eux deux… Sauf que je les aime mal, que mon indisponibilité les blesse…

Dis, on va tenir encore combien de temps comme ça, Jenny ?

***

— Emmène-le à Walibi pour l’occuper, pour lui changer les idées. De toute façon, j’ai un mariage, j’aurai du taf jusque tard dans la nuit. Je t’ai mis l’argent sur le buffet du salon, il doit même y avoir assez pour une pizza et un ciné.

Cathy se dirige vers l’enveloppe et s’étonne de la somme démesurée que je lui ai laissée.

— Eric, il y a trois fois trop ! Anton va encore m’engueuler d’avoir accepté…

— T’es pas non plus obligée de tout lui dire !

— On est criblés de dettes, c’est vrai, mais on n’est pas à la rue non plus… Tu connais sa fierté, son orgueil : il ne supporte pas qu’on lui fasse la charité, surtout si ça vient de toi.

— Garde tout, petite sœur, et ne lui dis rien. Il est trop con pour comprendre…

— Eric !

— Stupide si tu préfères. Parce qu’il est en train de faire les mêmes conneries que moi avec Jen’ : ignorer qu’il te rend malheureuse.

— Et il n’a même pas la présence d’esprit de m’offrir un bouquet d’œillets pour se faire pardonner, lui !

— Les cadeaux, les fleurs, ça ne rachète pas tout, malheureusement…

***

J’ai la tête dans le brouillard. Même le café que je me suis fait n’a pas réussi à me remettre sur pied. Après le nettoyage complet du couloir, il a fallu que je prévienne la concierge de l’immeuble pour qu’elle vienne vérifier de temps en temps si Louise va bien. Elle dort encore, des petits gémissements lui échappant par moments. Je me suis toujours demandée ce qu’elle pouvait bien voir dans ses rêves. Est-elle libérée de tout ce qui l’entrave ici-bas ou au contraire revit-elle en boucle les erreurs de son quotidien ? Je passe une dernière fois la tête dans sa chambre, attrape mon sac à main et quitte l’appartement.

— Ah Madame Alvarès, merci encore d’avoir accepté de surveiller Louise ! Je sais que ce n’est pas votre boulot, mais je n’ai vraiment pas d’autre choix, aujourd’hui je commence un nouveau job et je ne peux pas me louper !

— Ce n’est pas comme si j’avais eu mon mot à dire… Mademoiselle Mia, attendez ! Votre amie a encore endommagé les massifs de fleurs en rentrant hier, il faudrait que vous fassiez quelque chose pour éviter que ce genre de comportement ne se reproduise…

— Je sais, je suis désolée, sincèrement. Je lui parlerai et je vous ferai un chèque à la fin du mois pour tous les dommages occasionnés, je vous le promets ! Au revoir…

Ne pas s’attarder, filer sans demander son reste, c’est devenu mon quotidien. Je déteste me comporter ainsi, me fais l’effet d’une délinquante, même en sachant pertinemment que je ne suis pas responsable de tout ça. Je me glisse dans ma petite voiture, ouvre les fenêtres en grand et monte le volume de la radio au maximum. C’est le seul endroit où je me sente parfaitement bien. J’aime l’effet de l’air frais sur mon visage, pouvoir chanter à tue-tête sans honte, et ne penser à rien. C’est tellement reposant.

Ce n’est qu’en arrivant devant le restaurant que les soucis me retombent dessus. Je ne suis pas une délinquante, non, mais une menteuse. Ma place ici n’est qu’une imposture qui risque de s’écrouler à tout instant. Je descends de mon véhicule en me recoiffant par réflexe.

Allez Mia ! Tu sais pourquoi tu es là !

***

— Alors cette fois, c’est bon ? Plus de conneries ?

— Promis juré, si je mens, je vais en enfer !

— Arrête Louise, tu sais bien que j’aime pas quand tu plaisantes avec ça…

— Hey ça va, c’est moi qui sors de désintox’, alors on se détend !

Elle me sourit et me serre dans ses bras. Nous sommes unies en cet instant et à jamais. Pour le meilleur et pour le pire. Entre nous, aucun contrat, aucun pacte, juste un lien indestructible. Elle est tout ce que j’ai.

***

Oui, je sais pourquoi je suis là…

[1] Parc d’attraction régional

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