Chapitre 13
Lyon, la semaine suivante
Les jours s’écoulent, et je n’en peux plus de me ronger les sangs, je ne peux plus rester ainsi sans la revoir. Je tourne en rond comme un lion en cage dans mes appartements, en attendant que le temps passe. Alors je m’occupe comme je peux : je vais régulièrement contrôler les avancées du chantier de rénovation de L’Atelier, j’appelle ou rends visite à Isabelle pour faire le point sur les prises en charge des assurances et la gestion salariale de mes employés, mais ça ne suffit pas…
Et puis, ça fait deux jours que Mathieu essaie de me joindre en me laissant des messages un peu partout. Soi-disant que c’est urgent, qu’il aurait des "révélations" à me faire sur Mia, mais qu’il ne peut pas m’en parler au téléphone. Des "révélations" ? Quelles "révélations" ? Qu’elle m’aurait menti, qu’elle serait avec quelqu’un d’autre et que c’est pour ça qu’elle serait fuyante avec moi, qu’elle m’éviterait ? Je préfère le lui demander directement plutôt que de l’apprendre par ouï-dire. Quitte à me faire jeter, à en avoir mal à en crever. Parce que si elle ne veut pas de moi, j’ai besoin de savoir pourquoi.
— Sinon, je peux vous proposer celui-ci. Vous avez évoqué les goûts ethniques de votre compagne, je pense qu’il se marierait à merveille à une tenue bohème-chic tout en la relevant d’un soupçon de distinction. Qu’en pensez-vous ?
Ma compagne… L’est-elle seulement à cet instant précis ? Toujours est-il que je suis suffisamment fou d’elle pour avoir pris ma bécane et me rendre chez Maier, enseigne reconnue de la joaillerie de luxe lyonnaise.
— Il est un peu plus cher, je vous l’accorde, mais il a plus de prestance que celui que je vous ai présenté tout à l’heure, plus discret.
— Pouvez-vous le porter à votre poignet pour que je me rende compte ?
— Bien sûr… me répond mon interlocutrice en s’exécutant. Et sachez que nous faisons des facilités de paiements si vous le souhaitez !
— Ce ne sera pas nécessaire, je vais vous régler l’intégralité de la somme par carte bancaire.
— On part sur celui-ci alors ? Vous verrez, elle sera ravie de votre choix, Monsieur. Un paquet cadeau je suppose ?
— Oui, s’il vous plaît…
Près de vingt-et-un mille euros pour un bracelet manchette Boucheron. "Quatre lumières", c’est son nom. Pour un millier d’étoiles qui chavirent mon cœur dès que je pense à elle. Un présent mirifique, à la démesure de ce que j’éprouve pour elle. Je n’en dors plus, j’en perds l’appétit, alors à quoi bon compter puisque plus rien ne compte à part elle ?
Oh Mia, dis-moi que ta réserve n’est due qu’à la crainte qu’éveillent en toi tes sentiments ! Ne me dis pas que tout s’arrête là, parce que je crois que je ne m’en relèverais pas…
Je lui envoie un texto depuis mon nouveau smartphone :
[ Tu me manques, Mia. Je veux te voir ce soir.
Je passerai te prendre à 19 heures. J’ai une surprise pour toi.
Eric F ]
***
Chambéry
Le petit bruit de vibreur me tire du sommeil. Il est presque midi, mais je traîne toujours au lit. Depuis que le restaurant est fermé, je ne fais plus rien de mes journées. Je passe du lit au canapé, du canapé au lit. J’engloutis des tablettes de chocolat pour étouffer mes doutes. Je regarde des programmes télé idiots pour ne pas penser. Et surtout, j’évite avec soin de zieuter les deux lattes de parquet mobiles sous lesquelles j’ai dissimulé l’œuf. Je sais que cette routine ne pourra pas durer éternellement, mais pour l’instant, elle me convient. Bien sûr, il m’arrive de me réveiller la nuit en sursaut en me demandant si Eric songe encore à moi. Il y a trois jours, j’ai même été tentée de l’appeler. Sauf que je ne peux pas. Et pourtant, il y a ce texto. Cet ordre implicite comme seul Eric sait en donner. Je passerai te prendre à 19 heures. Et si je faisais semblant de ne pas être là ?
— Mia, on vient encore de recevoir une lettre de relance pour les factures d’électricité !
— Mmh… J’ai payé pourtant ! Je les rappellerai dans la journée ; en attendant, fiche-moi la paix !
La porte de ma chambre s’ouvre, accompagnée d’un fracas épouvantable.
— Et merde, pourquoi y’a autant de trucs qui traînent par terre ? J’ai failli me casser la gueule, moi !
— Va voir ailleurs si j’y suis, Louise ! J’ai pas envie de parler. Et encore moins de me faire crier dessus.
— Mia, ça fait une semaine que tu vis comme un zombie, c’est plus possible ! Je ne vais pas te jouer les adultes responsables, parce que c’est ton rôle, pas le mien, mais il faut vraiment que tu te ressaisisses. Tu sais bien que je suis incapable d’assurer au quotidien, la preuve : le frigo est vide. J’ai besoin de toi…
— Écoute, j’en peux plus. Je suis fatiguée de tout ça, je voudrais juste… Je veux une vie normale.
Ma meilleure amie semble pour une fois me comprendre et se précipite pour me prendre dans ses bras.
— Oh viens-là, ma grande, viens faire un câlin…
Mes doigts enserrent le bras de Louise, dans un geste machinal. Nous nous sommes serrées l’une contre l’autre tellement de fois. Je connais la moindre des cicatrices qui ornent le creux de ses coudes et ses poignets. Anciennes traces de piqûres, de scarifications, de violences. Je pourrais les dessiner les yeux fermés, comme une carte de son existence. Mon ongle rencontre l’une d’elles, la frôle à peine. Pourtant, une goutte de sang se met à en perler. La croûte tout juste formée a cédé. Elle a recommencé. Je pensais pourtant qu’elle avait abandonné les injections de cocaïne… Voilà pourquoi notre dernière facture d’électricité n’a pas été réglée ! Louise a pris l’enveloppe que j’avais préparée sur le petit meuble de l’entrée pour payer ses doses de merde. J’ai la rage, la colère forme une boule au creux de mon estomac.
— Non, ne me dit pas que tu as fait ça ! Louise, c’est pas vrai ?!
— Mais de quoi tu parles ? s’étonne mon amie.
— Du fric que tu m’as piqué pour le filer à ce connard de Franck, tout ça pour ta putain de dope !
— Mia… Je… J’ai pas eu le choix… Il m’a menacée… Il t’a menacée…
— Arrête ! Ne me mens pas, pas à moi ! Tu sais combien de temps j’ai mis à rassembler la somme ? C’est mon salaire que t’as foutu en l’air !
— Je suis désolée. T’étais tellement absente ces derniers temps, plongée dans ton histoire, j’ai pensé que tu le verrais pas…
— Alors en plus, tu fais les choses dans mon dos maintenant ? Tu me déçois Louise, tu ne peux pas savoir à quel point…
Sans attendre de réponse, je me lève, enfile un jean et un pull et quitte l’appartement. J’ai besoin d’air frais. J’ai besoin de marcher. J’ai besoin de parler à quelqu’un.
Il faut que je le voie, tout de suite. Je refuse d’attendre 19 heures. Il n’y a que dans ses bras que je pourrais oublier. Que je pourrais m’oublier.
***
De retour de Lyon, je quitte la voie rapide et profite de la douceur printanière pour me rendre à L’Atelier, histoire de voir en temps réel comment bossent les gars du chantier. Je veux du travail de pro, pas de l’à-peu-près. Parce que je déteste l’à-peu-près, les finitions à l’arrache.
Je gare ma moto sur le parking, la béquille, et en ôtant mon casque, un détail m’attire l’œil. Cette 205, cette antiquité, on dirait celle de… Mia ? J’accélère le pas en direction du restaurant, scrute du regard le chantier, réponds à peine quand on me salue… Elle n’est pas là.
Je descends vers le lac du Bourget et l’aperçois enfin, assise sur la berge, les yeux dans le vague, humides.
— Mia ? Ça va ? Qu’est-ce que tu fais là ?
D’un revers de manche, elle essuie une larme qui se met brusquement à couler sur sa joue, tourne la tête vers moi et me sourit tristement.
— Rien, tu vois bien ! me dit-elle en m’invitant d’un geste à m’asseoir.
Alors je me pose sur la berge, à côté d’elle en prenant sa main et elle laisse rouler sa tête contre mon épaule, à la recherche de ma tendresse. Pendant de longues minutes, nous ne disons rien. Je la serre juste un peu plus fort contre moi.
— Tu es triste ?
— Non, tu sais bien que les filles, ça pleure toujours pour rien…
— Mia, je suis prêt à tout entendre, tu sais. Mais si tu gardes tout en toi, comment veux-tu que je puisse t’aider ?
— Tu es là, et ça me suffit. J’ai pas besoin de plus…
Un silence. Moi j’ai besoin de tellement plus pourtant !
— On marche un peu ? Je viens de me taper plus de cent bornes en bécane, ça me ferait du bien de me dégourdir les jambes…
— Oui, pourquoi pas ?
Main dans la main, nous longeons silencieusement la rive jusqu’à Bourdeau. Dans ce décor de rêve, on se regarde sans se parler. Gauches, troublés, sans trop savoir quoi se dire. Paralysé par le trac, avec la crainte qu’elle ne refuse mon coûteux présent, je décide néanmoins de me lancer.
— J’ai… J’ai un cadeau pour toi.
— Un cadeau ? Mais en quel honneur ?
— Je suppose que la dispute de l’autre soir, entre Cathy et Anton, t’a pas mal refroidie à propos de nous deux. Mais l’amour, c’est pas ça. Peut-être qu’ils sont arrivés au bout de leur histoire et que c’est pour ça qu’ils se déchirent, qu’ils ont du mal à l’admettre, mais nous, on n’en est qu’au début, aux prémices mêmes. Alors, je ne peux pas te promettre que ça durera toujours, toi et moi, personne ne peut jamais promettre ça, mais j’ai envie d’y croire. Ce cadeau, il n’est pas pour une occasion particulière, il est juste là pour toi. C’est ma façon à moi de dire je t’aime. Et je ne trouve pas toujours les bons mots, alors voilà…
En la dévorant des yeux, je sors de la poche intérieure de mon blouson le paquet estampillé Maier. Et à son regard, je sais qu’elle n’a pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contient. Elle reste un peu interdite quand je le lui offre, ne sachant que faire, comment réagir.
— Tu ne l’ouvres pas ?
— Si… Si bien sûr… C’est juste que je suis tellement surprise ! J’ai pas l’habitude…
J’hésite encore un instant, remuée par l’enchaînement des événements. Le logo du joaillier danse devant mes yeux. Je le connais pour avoir flâné de nombreuses fois devant sa boutique lors de mes escapades lyonnaises. Je n’aurais jamais imaginé tenir un jour l’un de ses écrins entre mes doigts. Je respire un grand coup et ouvre la petite boîte rouge, débarrassée du papier Maier. Une main devant la bouche, je reste un moment décontenancée devant le bijou de luxe blotti à l’intérieur. La manchette étincelle au soleil, brillant de mille éclats, dévoilant toute sa beauté. Son caractère ethnique, sa délicatesse et ses lignes droites, on dirait qu’elle a été dessinée pour moi, qu’on l’a rêvée pour moi. Je referme la boîte d’un geste brusque, coupant court à l’enchantement. Je ne peux pas accepter un tel présent, c’est beaucoup trop.
— Elle ne te plaît pas ? s’inquiète aussitôt Eric.
— Si, bien sûr, elle est sublime. C’est juste que…
— Ne me dis pas que tu la refuses, sinon je me vexe.
— Arrête Eric, ce n’est pas une plaisanterie ! Ce bracelet vaut plus que tout ce que je possède.
— Pourquoi faut-il toujours que tu ramènes tout à l’argent ? Ton esprit est une vraie calculette ou quoi ?
— C’est pas ça… En acceptant, j’aurais l’impression de te devoir quelque chose et je connais trop bien ce sentiment…
— Tu ne me dois rien, Mia. Je te l’ai dit, c’est une façon de me faire pardonner du mauvais départ de notre histoire.
Doucement, Eric se rapproche. Sa main se pose sur ma joue, puis vient caresser mes lèvres, comme pour m’empêcher de répondre. Pourtant, j’aimerais lui dire. Lui avouer qu’une nouvelle fois, ce cadeau me renvoie à mes mensonges, à ce que je cache. Il me donne tellement et moi si peu. J’essaye de réfléchir malgré ses doigts qui parcourent mon visage. Il y a bien une chose que je pourrais lui offrir, une chose sans valeur monétaire, mais très importante pour lui. Seulement, serait-ce vraiment sincère ? J’ai été honnête en lui disant que je ne voulais rien lui devoir. Et puis, ces non-dits entre nous risquent encore de tout gâcher. Non, lui dire "je t’aime" ne serait vraiment pas une solution.
— Hey, tu es avec moi ?
— Oui, désolée, je suis là…
— Dis-moi à quoi tu penses !
— A toi, à moi. A ce moment.
— Et dois-je m’en inquiéter ?
— Non… J’avais… J’avais juste envie de te dire merci…
Ses yeux plongent dans les miens, y cherchent une vérité enfouie. Je ne peux plus reculer. En cet instant, il sait qui je suis, peut-être mieux que je ne le sais moi-même. Son visage se penche vers le mien. Je ne bouge pas. Le temps s’arrête. Plus d’impasse, plus de clapotis de l’eau, plus de soleil. Juste lui et moi. Et ce baiser entre nous. Mes mains s’enroulent autour de son cou, s’y accrochent comme à une bouée de sauvetage. Nos souffles ne deviennent plus qu’un, nos cœurs explosent en un même rythme désordonné. Ses bras enserrent ma taille plus fort, me collent tout contre son corps. Nous sommes deux grains de poussière au cœur de la tempête. Les doutes se sont envolés, éparpillés au fond de mon esprit. Le vide s’est ouvert sous mes pieds et nous avons basculé ensemble dans ce précipice. J’ai les lèvres en feu, mais je refuse de me séparer de lui. Mes gestes s’accélèrent, pressés d’aller au-devant de ces envies qui me consument, qui nous consument. Les sensations se démultiplient, violentes et douces à la fois. Je les laisse m’envahir, m’emporter, me dévaster. Je respire l’homme qui me fait vibrer jusqu’à me sentir enfin vivante. Et j’oublie tout…
Je l’embrasse. Je l’embrasse enfin. Je n’ai pas attendu sa permission, je me suis lancé dans le vide, comme ça, à l’instinct. Comme on sauterait d’un avion sans parachute. L’envie était plus forte que moi. Alors j’ai posé mes lèvres sur les siennes et depuis… Oui, j’ai eu d’autres femmes, mais ça n’a jamais été comme ça, aussi intense. Je ne suis plus maître de rien et l’enserre presque trop fort. Ça bat aussi la chamade en elle, je le sens. Elle ne se dérobe plus, se donne. Nos lèvres, dans ce corps à corps effréné, s’enivrent et se mordent tandis que nos langues se cherchent, se lient et se délient avec une fougue qu’on ne contient plus. Je me sens décoller, partir loin avec elle ; il y a des accents de première fois dans ce baiser, dans le plaisir qu’il procure, et des accents d’urgence aussi. Une urgence de s’aimer, là, maintenant, tout de suite. Je suis ce volcan éteint, trop longtemps endormi, qu’elle aurait soudainement éveillé. L’envie d’elle est puissante, passionnelle et passionnée. Je ne contrôle plus mes mains qui s’aventurent partout, à la recherche du moindre interstice de peau nue. Je me fais plus pressant, plus dominant, plus animal. Je veux la déshabiller d’autorité pour posséder son corps et me fondre en elle, je veux toucher du doigt le septième ciel, les étoiles avec elle, et le bonheur de l’aimer pour l’éternité.
Mais l’osmose parfaite, cette même longueur d’ondes qui connectait nos sens jusqu’à présent s’ébrèche brutalement. Je sens qu’elle tente de se dégager de mon emprise, je ne comprends pas…
— Mia ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne peux pas… Pas ici, pas comme ça… me signifie-t-elle en me repoussant.
— Mais pourquoi ?
— Ça va trop vite, beaucoup trop vite… Je ne peux pas te donner ce que tu me demandes, tu comprends pas ? JE NE PEUX PAS !!!
Elle a hurlé, presque hystérique. Ça devient flou dans ma tête. Bon sang, mais qu’est-ce que j’ai fait ?
— Mia ! tenté-je de l’enserrer à nouveau dans mes bras.
— Putain, mais lâche-moi ! Dégage, tu m’entends ? DE-GAGE !!
A contrecœur, j’obéis et l’abandonne là, seule sur le rivage, comme le bracelet échoué au sol, celui qui s’est échappé de son écrin et se fait lécher par les vagues.
Je m’en vais sans me retourner, vexé mais pas seulement. Blessé, meurtri même. Une poignée de secondes au paradis, une minute ou deux tout au plus, et puis le retour en enfer.
Je pleure. Il n’y aura que le vent qui me fouette le visage qui saura assécher mes larmes sur ma bécane. Faut que je voie Mathieu pour qu’il me dise. Ses "révélations". Je veux savoir. Je veux savoir qui l’a fait autant souffrir pour qu’elle refuse de se laisser aimer. Pour qu’elle se refuse à moi, moi qui n’aspire qu’à elle. Qui ne respire plus que par elle.
Je roule, vite. Même visière levée, le vent ne suffit pas. Et puis, le radar et les flics. Les points en moins et l’amende. Et la fliquette qui m’aligne, qui remarque la détresse de mon regard.
— C’est la loi, M’sieur. Et puis c’est dangereux aussi, c’est pour votre sécurité et celle des autres usagers.
— Ça y est, vous avez fait votre boulot ? Je peux partir ?
— Oui, vous pouvez y aller…
Je repars, démarre à fond les manettes sous son nez. Je n’en ai plus rien à foutre. Plus rien à foutre de rien. J’ai déjà tellement mal !
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