Chapitre 19
Chambéry
Encore un SMS. Encore un prétexte. C’est le troisième en trois jours. J’ai l’impression qu’Eric me fuit, mais ses messages sont tellement laconiques que j’ai du mal à les interpréter. Après tout, je ne vais pas être jalouse de son restaurant, c’est normal qu’il soit occupé par sa réouverture. Mais il n’y a pas que ça. Il y a cette distance qu’il impose entre nous et que je sens bien. J’aimerais pouvoir lui parler de vive-voix, mais là encore, il ne m’en laisse pas la possibilité. Mes dizaines d’appels sont restées sans réponse. Je tente une nouvelle fois à tout hasard. Annonce vocale du répondeur. En soupirant, je raccroche et abandonne mon téléphone sur la table de nuit. Ce n’est pas en restant à côté que les choses vont s’arranger. S’arranger ? Mais pourquoi faudrait-il arranger quoi que ce soit ? La dernière fois que nous nous sommes vus, Eric semblait fou amoureux. Il voulait passer la soirée avec moi, me faire l’amour. Que s’est-il passé entre-temps ? Qu’ai-je fait de mal ?
Assise sur mon lit, la tête entre les mains, je rembobine le fil des derniers jours. Cathy devant ma porte, mon rendez-vous avec Eric "Chez Coline", la visite de l’appartement avec Mathieu… Mais oui, et si c’était ça le problème ? Eric et Mathieu sont très proches, l’agent immobilier l’a peut-être appelé pour lui parler du baiser. Dans ce cas, il est forcément au courant que j’y étais aussi. Et de ce fait, que je n’ai pas jugé bon de l’en informer. Mais qu’est-ce que je raconte ? Cathy et Mathieu ont juré de protéger leur secret. Bien sûr que personne n’est au courant ! Je me lève et commence à tourner en rond. Un mauvais pressentiment m’agite. Si Eric ne veut pas me voir, c’est forcément à cause de moi. Soudain quelque chose me revient en mémoire : l’œuf ! Je me précipite vers l’endroit où je l’avais dissimulé. Le précieux objet est toujours là, niché dans sa cachette, son écrin protégé sous les lattes en bois que je viens de dé-clipser. Je le sors et le lève à hauteur de mon visage. Il ne devrait plus être là. Je m’étais jurée de le rendre.
Pitié, faites qu’il ne soit pas au courant…
Dans le salon, des voix me parviennent, un peu étouffées.
— Et là, c’est Cindy avec son bébé. Ils sont mignons hein ? demande Louise.
— Adorables, répond Cathy. C’est toi qui as pris la photo ?
— Oh non non, j’étais pas là, c’est son mec qui me l’a envoyée !
— Ils doivent être fous de joie tous les trois… lâche tristement la sœur d’Eric.
— Pas vraiment. Une semaine après la naissance, le mec en question a pété un plomb. Les pleurs ont dû le rendre dingue, il a attrapé le bébé et l’a secoué.
— Oh mon Dieu ! Et comment va-t-il ?
— Ben Cindy a tellement flippé qu’elle a appelé les flics, tu vois. Sauf qu’elle avait oublié que ses placards étaient plein de dope. Après t’imagines la suite de l’histoire, ils se sont retrouvés en garde à vue tous les deux, Cindy a été libérée mais son gosse a été confié aux services sociaux. Hey, mais pleure pas !
— Je suis désolée, c’est un sujet qui me touche… renifle-t-elle.
— Je comprends, mais ça va, t’inquiète pas, et le gamin n’a rien, aucune séquelle. Aujourd’hui, Cindy peut le voir autant qu’elle veut et ils lui ont même dit qu’elle pourrait le récupérer si elle trouvait un logement pour elle toute seule. C’est pas facile sans boulot, mais elle a entamé les démarches pour des aides et tout. Elle va s’en sortir !
— Tant mieux. Une mère ne devrait pas être séparée de son enfant.
— Je suis bien d’accord ! Allez, arrête de pleurer, viens faire un câlin !
Cathy se met doucement à rire. Le côté lunatique de Louise fonctionne toujours. Je suis loin de tout ça. L’œuf dans mes mains monopolise toute mon attention. Je cherche une solution qui n’existe pas. Comment remettre quelque chose en place chez Eric s’il ne veut même pas me voir ? Comment me défendre de cette erreur ? La télévision dans le salon se met en route. J’ai du mal à réfléchir. Louise et Cathy parlent fort en commentant les infos, unies dans leur nouvelle complicité. Mais oui, la voilà mon idée ! Je dois donner l’œuf à la sœur d’Eric. En lui expliquant sincèrement le pourquoi du comment, j’ai peut-être une chance qu’elle me comprenne. Une chance qu’elle me soutienne comme je l’ai soutenue. Je souffle un grand coup et me retourne, prête à aller les rejoindre.
C’est alors que je me retrouve face à Cathy. Elle se tient dans l’encadrement de la porte, raide comme un piquet, le visage fermé. Ses yeux sont fixés sur l’œuf de Fabergé que je serre fermement dans mon poing. J’ouvre la bouche, déjà prête à m’expliquer, mais elle secoue la tête. Son regard vient se planter dans le mien et j’y lis toute la déception du monde. C’est alors que je comprends que mes espoirs viennent de s’envoler. Celle que je pensais être mon amie reste un moment immobile, cherchant des mots qui ne viennent pas, avant de me tourner le dos et de détaler dans le couloir de l’entrée. Je laisse le précieux objet s’échouer sur le lit et la suis précipitamment. Il n’y a peut-être plus rien à sauver, mais je dois essayer. C’est maintenant ou jamais.
— Cathy, attends ! Ce n’est pas ce que tu crois !
— Au contraire, c’est très clair !
— S’il te plaît, attends…
***
"La Galoppaz", Curienne
Énième texto signé Mia. Je réponds pour la forme, de manière évasive. Je ne peux pas lui parler, pas avant d’avoir saisi tout ce que les révélations de Marie-France impliquent.
Ça fait trois jours que je fume clope sur clope, que je me repasse le film de notre entrevue dans ma tête. Mia savait forcément. Peut-être pas du vivant de Jen’, mais après, quand elle a fait des recherches sur moi. Même si on a tout fait pour taire le suicide de mon épouse, il reste toujours des traces qui traînent quelque part sur internet. Sur l’accident, les photos de l’Audi repêchée dans le lac.
L’Audi… Bon sang, mais c’est là-dessus qu’elle a dû tilter ! L’Audi TT rouge de Jen’. Elle l’a vue près de chez elle peu avant le drame. C’était pas un modèle courant, surtout de cette couleur. Elle a dû fouiner un peu partout, peut-être même qu’elle a poussé son père à se mettre à table à propos de cette femme à l’Audi rouge. C’est là qu’elle l’a appris, qu’elle a découvert qu’elles étaient demi-sœurs. Mais quel était son but en m’approchant ? Prendre sa place, vivre une vie plus exaltante - ou en tout cas plus confortable - que la sienne ? Ça ne tient pas debout ! Ou alors l’œuf… Elle estimait que l’œuf devait lui revenir, qu’il n’appartenait pas plus à Jen’ qu’à elle parce que ma femme n’était pas une vraie Faulqueroy, parce qu’elle était une bâtarde.
Bâtarde… Ça a dû être tellement dur pour toi, Jenny, d’encaisser cette réalité. Toute ta vie, tu as cherché la compagnie des autres, la mienne, celle d’Estelle ou de Cathy pour pallier ta solitude, ce sentiment de vide et d’abandon qui te bouffait de l’intérieur. Mais sans jamais te confier sur ce qui te pesait tant. Sauf à Isaac. Pourquoi lui ? Pourquoi lui plus que moi ? Vous n’avez quand même pas… Non, ça je ne peux pas le croire. Tu n’aurais jamais pu faire ça. Pas la Jen’ que je connais. Mais au fond, que savais-je de ta souffrance, que connaissais-je réellement de toi ?
La Giulietta de Mathieu pénétrant dans la cour interrompt le flot de mes pensées. Accoudé à la rambarde en fer forgé de ma terrasse, j’observe mon ami descendre de sa voiture, tout sourire, avec ce qui ressemble à des billets de spectacle entre les mains.
— Salut, vieux !
— Mat’ ? Qu’est-ce que tu fous là, tu ne devrais pas être en train de bosser ?
Il grimpe les quelques marches quatre à quatre malgré ses derbys et son costume de lin clair, les Ray-Ban vissées sur son crâne, un brin frimeur. Accolade chaleureuse…
Il ôte sa veste et s’assoit sous la pergola, sur un des fauteuils en résine tressée. Je ne peux m’empêcher de jeter un œil curieux à ses billets mais il les soustrait soigneusement à mon regard.
— Je prospectais dans le coin. Pour une famille de Parigots qui veut s’offrir une résidence secondaire au calme, mais pas trop paumée quand même. Et puis, comme ton portail était grand ouvert, je me suis dit : "Tiens, si j’allais voir ce que devient mon pote !". Et me voilà !
Je ne l’écoute pas vraiment, même si je me force à éluder les résonances du récit de ma belle-mère de mon esprit.
— Tu veux boire quelque chose ? proposé-je, faussement décontracté.
— Un thé glacé alors, si t’as, parce que je vais rouler pas mal cet après-m’.
— Ça marche ! fais-je en m’éclipsant quelques instants dans la cuisine.
Je lui ramène un verre rempli à ras bord de la boisson qu’il a choisie, et c’est amusé qu’il surprend mes yeux à l’affût de ce qu’il tient dans sa main.
— T’es intrigué, hein ? Ça tombe bien, c’est pour toi, poursuit-il en me tendant l’objet de ma curiosité. J’ai pensé que ça te ferait plaisir.
— Deux places de concert VIP pour le prochain spectacle de Véronique à la Halle Tony Garnier ! m’exclamé-je en m’en saisissant et en me laissant choir sur une chaise en face de lui, aussi agréablement surpris que momentanément déconnecté des préoccupations qui me plombent le moral. Mais t’as eu ça où, elle joue à guichet fermé ?
— Ben quand tu fais économiser cinquante mille euros sur un bien immobilier à un gros client qui taffe dans l’événementiel, c’est le genre de petit cadeau que tu peux avoir…
— Alors toi, t’es vraiment un frère ! Je suis touché ! Je te dois combien ?
— Rien, je ne les ai pas payées, je te dis…
— T’en as gardées pour toi ?
— Non. Avec qui veux-tu que j’y aille ? J’ai personne dans ma vie actuellement…
— Avec Cathy. Elle, elle aime bien Sanson…
Il rougit comme jamais, confus que j’ai percé le plus intime de ses secrets.
— Mia n’a pas pu tenir sa langue, c’est ça ?
— Mia ? Non, elle ne m’a rien dit. Pourquoi, elle sait quelque chose ?
— Laisse tomber, de toute façon, ça a encore foiré. Plus loser que moi, y’a pas !
— Tu m’expliques ?
— Y’a rien à expliquer. J’aime ta frangine depuis la fin de mon adolescence. Et ça a été réciproque un temps. Mais on a toujours pensé que tu ne comprendrais pas…
— A l’époque, ouais, je t’aurais sans doute collé mon poing dans la figure si j’avais découvert que tu te tapais ma sœur…
— Je t’arrête tout de suite, Eric, on n’a jamais couché ensemble.
Je réfléchis un instant avant de reprendre.
— Et donc, Mia est au courant ?
— J’ignore ce qu’elle sait, et franchement je m’en fous, mais elle nous a vus l’autre jour, pendant la visite de l’appartement…
— Parce que vous avez…
— Mais t’es obsédé ou quoi ? Non, on n’a pas ! C’était juste un baiser, un baiser que Cathy regrette déjà. Voilà, t’es content ?
— Excuse-moi, Mat’, je ne voulais pas être indiscret. C’est juste que je ne sais plus trop où j’en suis moi non plus, et que j’essaie de me changer les idées, de penser à autre chose…
— Pourquoi, t’as appris des trucs ?
— Ouais, des tas de trucs. Des trucs qui me font cogiter. Sur Jen’, sur Mia. Des trucs qui me remuent à un point, tu peux même pas t’imaginer !
— Vas-y, vieux, raconte…
***
Cathy se retourne dans l’entrée. La colère a remplacé la déception dans son regard.
— Écoute Mia, je n’ai pas du tout envie de t’entendre te justifier ! Séduire Eric pour le voler, c’est… C’est minable !
— Non Cathy, je t’en prie, laisse-moi cinq minutes. Je te jure que j’ai une bonne explication à tout ça.
— Une explication ? Tu penses pouvoir expliquer le fait que tu te foutes de mon frère depuis le début ?!
Louise sort du salon, attirée par nos vociférations. Elle capte ma détresse et vient se planter à mes côtés.
— Je te le répète, ce n’est pas ce que tu crois, j’ai fait tout ça pour protéger Louise…
— Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’étonne ma coloc’, incrédule.
— Se servir des autres pour se dédouaner, de mieux en mieux ! m’enfonce Cathy.
J’ai les larmes aux bords des yeux et la gorge serrée. Des images m’assaillent : mon enfance, mes galères, l’enterrement de mon père, et puis, notre rencontre. Je m’accroche à cet instant précis, celui où nous nous sommes embrassés pour la première fois, Eric et moi. C’est pour lui que je dois dire la vérité.
— Tu as en partie raison Cathy, j’ai choisi Eric pour son argent. Et aussi parce que l’histoire de nos familles respectives est compliquée, je pensais aller mieux en m’attaquant à tous ceux qui nous ont fait du mal…
— Attends, Mia, tu te moques de moi, là ! Nos familles respectives ? Qu’est-ce que nos familles viennent faire là-dedans ? Pourquoi tu nous en veux à nous ?
— Pas à vous directement, mais aux Faulqueroy.
— Les Faulqueroy ? La belle-famille d’Eric ? Je ne comprends pas, qu’est-ce qu’Eric a avoir avec eux, il ne les voit même plus !
— Sauf que ça, je l’ignorais. Je pensais qu’ils avaient conservé des liens, à cause de leur investissement dans le restaurant d’Eric. Oui, ça devait juste être pour le fric, une vengeance par belle-famille interposée. Prendre la place de Jennifer, la fille parfaite qu’on m’a toujours balancée à la figure comme modèle. Et aussi pour approcher les Faulqueroy, pour les forcer à assumer leurs responsabilités. Au début ce n’était que ça, parce qu’Eric avait du blé et que Jennifer était une Faulqueroy. Parce que j’étais désespérée, ruinée et en train de perdre ma meilleure amie. Parce qu’il fallait qu’ils payent pour l’accident de mon père, leur négligence, leur snobisme à notre égard. Je n’avais pas d’autre solution. Je n’avais pas l’esprit très clair. Alors c’est vrai, j’ai réglé toutes nos dettes grâce aux cadeaux d’Eric, je nous ai sorties de situations impossibles aussi grâce à eux, mais je n’avais pas prémédité le vol de l’œuf de Fabergé. Et surtout, je n’avais pas prévu de… Tomber amoureuse d’Eric.
Je me tais, le cœur battant, étonnée de mes propres mots. Je n’avais pas encore pleinement réalisé la teneur des sentiments que j’éprouve pour Eric, jusqu’à ce que je les formule, là, dans ce couloir mal éclairé. Je ne sais pas comment j’ai fait pour feindre de l’ignorer jusqu’à présent, et pourtant, c’est plus qu’une évidence. Enfin si, je me doutais bien qu’il se passait quelque chose avec lui, quelque chose de différent, mais je me refusais à le croire, à l’avouer. Je m’étais tellement blindée depuis Marco ; je ne voulais plus jamais souffrir, plus jamais subir ces rapports amoureux qui nous emprisonnent, nous abîment et nous en rendent esclave avant que tout ne se délite… Et maintenant ? Maintenant, la seule perspective de pouvoir le perdre en un claquement de doigts m’effraie, me broie de l’intérieur. Le perdre lui, mais pas seulement. Tristan aussi. Et Cathy. Toute leur famille. Même Mathieu manquerait à ma vie. Soudain, je prends conscience qu’ils ont donné un sens à mon existence quand elle n’en avait pas. J’ouvre la bouche, mais Cathy lève les mains comme pour empêcher mes paroles de l’atteindre. Je crois que si elle ne se retenait pas, elle me frapperait.
— S’il te plaît, reprends-je malgré ses reproches implicites, laisse-moi au moins finir, j’ai besoin d’aller au bout. Il y a un autre point sur lequel tu as raison, je suis sans doute un monstre. En tout cas, c’est comme ça que je me vois. Du moins, que je me voyais. Parce qu’Eric… Il m’a changée. Je ne m’y attendais pas, mais il a brisé tous mes plans. Je ne veux plus être Mia Parker, la petite serveuse maladroite qui le charmait pour quelques centaines ou milliers d’euros, pour torpiller l’empire Faulqueroy. Je veux être moi, je veux qu’il m’aime comme je l’aime. Je voulais lui rendre son œuf, Cathy, je voulais te le donner à toi parce que je pensais que tu comprendrais. L’amour, ce n’est pas simple, c’est même pire que ça. Il ne se trouve jamais là où on l’imagine. Tu le sais mieux que personne…
— Je t’interdis de me parler de Mathieu, et surtout je t’interdis de nous comparer à toi ! Je n’ai jamais manipulé personne, moi ! Alors dis-moi, pourquoi tu l’as piqué, cet œuf ? Pour t’acheter des fringues ? Payer ton loyer ? Ou prendre l’héritage de Jen’ ? Non, tu sais quoi ? Je m’en fous ! C’est pas un héritage que t’as volé, c’est une preuve d’amour, celui que Jennifer portait à Eric ! Et ça, c’est vraiment dégueulasse !
Cathy s’est rapprochée, brûlante de rage. Elle me pousse contre un mur, me secoue presque.
— Et dire que je pensais que t’étais quelqu’un sur qui je pouvais compter ! Qu’Eric allait enfin être heureux, et toute notre famille avec lui ! Je me suis même dit que Tristan avait peut-être une chance de grandir avec une maman de substitution ! Et le pire dans tout ça, c’est que j’ai fini par te comparer à Jenny, par croire que t’étais bien mieux dans tes baskets, plus à l’écoute, meilleure amie qu’elle n’a pu l’être en fait ! Mais aujourd’hui, je réalise que je me suis lourdement trompée, que tu ne lui arrives même pas à la cheville, qu’elle t’était bien supérieure et n’avait absolument rien à voir avec toi ! Rien du tout ! Alors ne me parle pas d’amour !!!
— Jennifer n’était pas aussi parfaite que tu l’imagines, Cathy, pas aussi angélique que ce que tout le monde se figurait d’elle. Elle trompait Eric, elle le trompait avec mon père !
— Tais-toi ! Je ne veux plus rien entendre, plus rien entendre de ta bouche, et je ne te laisserai pas salir sa mémoire ! Elle aimait Eric, elle ne l’aurait jamais trahi, elle n’aurait jamais fait comme toi…
Sa voix se casse dans un sanglot et des larmes dévalent ses joues. Les miennes aussi, je suppose. Il n’y a plus rien autour, plus que nous au cœur de la tempête. Ses yeux clairs me transpercent, me déshabillent. Sans doute essaie-t-elle d’y débusquer le vrai. Soudain, elle relâche son emprise, le souffle court. Cette fois, c’est fini. Elle titube jusqu’à la porte d’entrée, et la claque en sortant. Le silence retombe dans l’appartement. Il ne reste que les échos de ses cris. Et mes gémissements d’animal blessé. Je me laisse glisser au sol.
— Alors c’est vrai tout ça ? me demande Louise en s’accroupissant en face de moi. Et tous ces reproches depuis des années sur ma conduite, mon mode de vie, mes fréquentations, toutes tes leçons de morale à deux balles sur ma condition de prostituée, c’était quoi ? Juste du vent, de l’esbroufe pour te persuader toi-même que tu valais mieux que moi ?
— Louise, arrête ! Je te l’ai dit, j’ai fait tout ça pour toi, pour te payer un bon centre de désintox’, pour qu’on se sorte enfin de toute cette merde… Et aussi pour venger mon père ! Parce qu’ils l’ont tué, bordel ! Et tout le monde s’en fout !
— Stop, c’est à toi d’arrêter, Mia ! Assume pour une fois ! Assume et regarde-toi bien dans la glace ! T’es rien qu’une putain qui se noie dans ses mensonges, comme moi. Tu prétends aimer Eric, tu prétends m’aimer, mais tout ce que tu fais, c’est uniquement pour donner un sens à ta vie. OK j’ai déconné ; OK tu m’as aidée, et je ne te remercierai jamais assez pour tout ce que tu m’as donné ; OK tu es vraiment ce que j’ai de plus précieux au monde, mais maintenant ça suffit tout ça ! Tous tes prétextes pour justifier ton attitude, le fait que tu te serves des autres… Tu ne sais pas aimer, Mia, t’as jamais aimé personne. Alors ne t’étonne pas que l’on te tourne le dos désormais. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi…
Louise se relève et quitte les lieux en claquant la porte à son tour. Je reste prostrée au sol. Je ne pleure plus. Je n’y arrive plus. Après avoir tout fait pour repousser cet instant fatidique où la vérité m’exploserait au visage, je m’aperçois que je me suis plantée sur toute la ligne. A la première seconde où cette histoire a commencé, la fin en était déjà écrite. J’avais beau me voiler la face, espérer, prier, rien n’aurait pu changer ça. Je suis arrivée là où je devais être. Et j’ai tout perdu…
***
Je lui raconte tout de mon entrevue avec Marie-France, leur secret de famille, les intuitions de Jen’, leur confrontation, la vérité qui tombe comme un couperet, le lien de parenté avec Mia, mon manque d’écoute…
— Ben merde alors ! s’exclame Mathieu. Je m’attendais à tout sauf à ça. Remarque, ça explique mieux pourquoi elle n’a jamais su trouver sa place en tant que maman.
— Peut-être bien, mais je suis quand même persuadé qu’on a tous une part de responsabilité dans sa volonté d’en finir.
— Ouais, si on veut, parce que les deux personnes les plus coupables, ce sont quand même ta belle-mère et le père Delors. Toi, tu étais certes au courant de son mal-être, mais tu n’en connaissais pas la raison profonde.
— Pourquoi elle ne m’a rien dit à moi, bordel ? J’étais son mari ! Pourquoi s’est-elle confiée à Isaac ? Tu crois qu’ils avaient une liaison ? Que c’est pour ça…
— Cesse de te torturer l’esprit avec ces conneries, tu sais aussi bien que moi que c’était pas le genre de Jenny.
— Non, je ne le sais pas ! C’est tout un pan de son être qu’elle m’a caché, qu’elle a dissimulé.
— Elle ne t’aurait jamais trompé, Eric. Fais-lui un peu confiance, ne salis pas les quelques beaux souvenirs qu’il te reste de votre histoire d’amour. Et réfléchis un peu : Isaac a une sensibilité artistique que nous n’avons pas, toi et moi. Et là où nous ne voyions dans les toiles abstraites un brin destroy de Jennifer que d’inexplicables tentatives avant-gardistes, lui était capable d’y déceler sa détresse, ce qui la rongeait de l’intérieur. On est sans doute trop cartésiens pour croire à ça, mais ses dons de médium lui ont peut-être permis de percer à jour ce qu’elle ne voulait pas montrer. Il l’a probablement incitée à se dévoiler. C’est pour ça qu’il était le seul à savoir.
— T’as peut-être raison…
— Bien sûr que j’ai raison, vieux ! J’en ai connu des "Marie couche-toi-là", tu peux me croire, et Jen’, c’était pas du tout une allumeuse. Juste une fille secrète, paumée… T’as été le seul qu’elle a aimé, le seul. Alors laisse-la reposer en paix et concentre-toi sur ce qui importe aujourd’hui : le problème Mia, et comment le gérer. Parce que cette meuf t’a menti sur toute la ligne.
— Et si elle ignorait…
— Ignorait quoi ? Que Jenny était sa frangine ? Mais enfin, Eric, elle te prend pour un bouffon depuis le début, cette nana ! Bon sang, ouvre les yeux ! Si ça se trouve, le type qui a démoli ton resto, c’est son mec, son mac’. Tu sais, c’est un peu comme dans ce film, L’appât : elle t’a séduit pour s’introduire chez toi et te déposséder de tout. De ton fric, l’œuf des Faulqueroy, de tout !
— Mia n’a rien d’une prostituée…
— Putain, mais qu’est-ce que tu en sais ? C’est sans doute elle qui a demandé aux mecs de sa bande de mettre L’Atelier en charpie, elle qui a monté le plan dans le bar du Curial, la baston dans la rue… Elle ne voulait pas que t’appelles les flics, tu te souviens ? Mon pote de la gendarmerie, il me l’a dit : ceux qu’ils ont interrogés dans le cadre de ton affaire, ils ont tous un alibi en béton armé. Y’aura pas de poursuites, même s’ils flairent l’embrouille !
— C’est pas possible, Mia ne peut pas…
— Être aussi dégueulasse que ça ? Ben si, parce que faut vachement l’être pour se glisser dans la vie et la peau de sa demi-sœur, attendrir son gamin, séduire le mari et le dépouiller derrière. En tout cas, t’as intérêt à mettre rapidement les choses au point avec elle si tu veux arrêter les frais. Parce que là, du coup, je ne me sens pas totalement rassuré d’avoir laissé Cathy seule avec elle.
— Mia ne lui ferait jamais de mal !
— Elle peut-être, mais son psychopathe de copain, j’en mettrais pas ma main à couper…
***
Je compte lentement à reculons dans ma tête, comme mon père le faisait lorsqu’il se disputait avec ma mère. C’est lui qui m’a appris cette technique de relaxation, une des rares choses qu’il m’ait laissées. Deux options s’offrent à présent à moi : baisser les bras ou me battre. Cathy a choisi d’abandonner avec Anton, de semer tous ses rêves en chemin. Mais est-ce ce que je veux pour moi ? Bien sûr que non. Je lutte pour tenir debout depuis des années, et même si Louise pense que ce n’est que du vent, je sais ce que j’ai sacrifié pour être ici aujourd’hui. Je me relève et me mets à faire les cent pas dans l’appartement. La peur, la tristesse, la douleur, tout est en train de disparaître. Il ne reste plus qu’une furieuse envie de lutter. Je ne possède pas de richesses, pas de travail, plus de famille aimante. Mais j’ai Eric et je refuse qu’on me l’enlève.
***
— Ne pleure pas chérie, compte à rebours, de dix à zéro, souviens-toi.
— Mais j’ai mal à mon genou papa ! Il saigne…
— Allons, Mia, ce n’est qu’une petite écorchure ! Tu es grande maintenant…
— Oui, c’est vrai. Mais je peux quand même avoir un câlin ?
— Pas tout de suite, j’ai du travail. Va donc voir ta mère !
***
Je sors précipitamment de chez moi. Je tremble tellement que j’ai du mal à enfiler la clé sur le contact pour démarrer ma voiture. Si ma montre est bien réglée, cela fait exactement sept minutes que Cathy est partie. En roulant légèrement au-dessus des limitations de vitesse et en ne passant pas par le centre-ville, je peux peut-être arriver chez Eric avant elle. C’est ma seule chance, expliquer mon comportement par moi-même, plutôt qu’il ne l’entende déformé dans la bouche de quelqu’un d’autre. Je quitte ma place en mordant sur le trottoir et fait vrombir le moteur. La même pensée tourne en boucle dans ma tête : "ne lâche rien !" Un premier feu rouge m’arrête au bout de la rue. Je redémarre avant même qu’il ne change de couleur, copieusement klaxonnée par un véhicule en sens inverse.
***
— Regarde comme le ciel est beau ce soir. Le Ponte Vecchio étincelle…
— Oui, c’est magnifique… réponds-je distraitement. Marco, dis-moi que tu m’aimes !
— Ne fais pas l’enfant gâtée, Mia. Tu le sais bien…
— Oui mais je veux te l’entendre dire, s’il te plaît !
— Il est tard, on devrait rentrer…
***
Je m’engage sur la voie rapide sans ralentir. Les panneaux défilent, un radar me flashe, mais je m’en moque. Enfin, la sortie 18 "Massif des Bauges" se profile. Je déboîte sans clignotant et accélère encore malgré le virage. La longue ligne droite, interminable, une série de feux encore. Puis, j’entre dans Saint-Alban-Leysse, entame la montée sur Curienne. J’ai une boule aussi lourde que du plomb au creux de l’estomac. Je supplie tous les dieux connus de me laisser quelques minutes pour lui parler, même si c’est la dernière fois. Ça ne peut pas se terminer comme ça. Les larmes sont en train de revenir, je serre les dents. Perdue dans mes pensées, je manque de rater le chemin qui mène à La Galoppaz. Enfin, j’y suis.
***
— … Vous méritez mieux que moi.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Vous décidez toujours à la place des autres ?
— Probablement oui… C’est un peu l’histoire de ma vie, celle d’une fille qui n’a jamais voulu qu’on décide à sa place…
— Et si vous me la racontiez, cette histoire ?
— Je ne peux pas. Je ne veux pas. Je suis désolée.
— D’accord, je comprends. Peu importe, je n’ai pas besoin de connaître votre passé pour vous aimer.
***
Les poings serrés à m’en faire mal, je reste debout devant chez lui. Aucune trace de la C3 de Cathy, juste une Alfa Roméo anonyme. J’ai réussi, je suis arrivée la première. Et maintenant ? Maintenant, je ne peux plus reculer, la porte vient de s’ouvrir…
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