Chapitre 20
— Alors ?
— Cathy est partie de chez Mia, réponds-je en mettant fin à la conversation téléphonique. Apparemment, elles se sont pris la tête mais ma frangine était tellement confuse dans ses explications que j’ai pas tout capté. Le temps de faire un constat et elle arrive…
— Un constat ?
— Ouais, elle a cartonné, mais rien de bien méchant…
Je raccompagne Mathieu jusqu’à la porte et lorsque j’ouvre celle-ci, je me retrouve nez à nez avec Mia. Sans un mot, nous nous jaugeons du regard, elle hagarde, et moi très froid. Mon meilleur ami n’est pas très à l’aise au beau milieu de cette joute silencieuse et décide de s’éclipser.
— Bon ben, c’est pas tout ça mais j’ai du boulot… Du coup, je vais vous laisser. A plus !
Il rejoint sa voiture en nous jetant quelques coups d’œil inquiets, monte à bord et démarre. Il quitte la cour en klaxonnant et nous faisant signe mais nous n’y prêtons pas attention.
— Entre ! lâché-je enfin.
Mia s’exécute. Je referme la porte derrière nous et l’invite à me suivre jusqu’au salon.
— Eric, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Je ne te reconnais pas… Cathy t’a dit quelque chose ? sonde-t-elle sans vraiment savoir où elle va.
— Je n’ai pas eu besoin des éventuelles révélations que pourrait me faire ma sœur sur ton compte pour découvrir ton vrai visage, Mia. Ou plutôt devrais-je dire Mademoiselle Delors…
Mes premières paroles la cinglent en pleine figure, et mon ton glacial ne fait que renforcer leur impact.
— Je… J’aurais dû t’en parler plus tôt mais… J’avais peur. Peur que tu me juges, me rejettes. Peur de te perdre. Les erreurs de jeunesse, ça ne s’efface pas comme ça…
— Mais arrête tes conneries, Mia, tu me mènes en bateau depuis le début !
Ma colère monte, éclate, se faisant aussi sourde que tonitruante.
— Ton identité : bidon. Ton CV : bidon ! Tout ça pour quoi ? Pour pénétrer mon existence, mon intimité, me voler… La seule chose que j’ignore, c’est le but que tu poursuis dans tout ça et jusqu’où tu étais prête à aller pour devenir Jennifer. Jusqu’au mariage ?
— Je… J’ai… J’ai calculé notre rencontre, oui, c’est vrai, je me suis servie de tes cadeaux et t’ai dérobé l’œuf de Fabergé, mais pas pour ce que tu crois. J’avais besoin de cet argent pour aider mon amie Louise, pour l’aider à décrocher. De la prostitution et de la drogue. Toute seule, elle y arrivera pas. Mais quand j’ai commencé à te connaître, à te découvrir, je ne voulais plus te faire ça, te mentir et piller ta vie…
— Tu aurais pu choisir n’importe quel mec plein aux as, mais tu m’as choisi moi. Pour régler tes comptes avec les Faulqueroy, parce que tu crèves de jalousie de ce qu’a été ma femme.
— C’est plus compliqué que ça, Eric, j’avais une telle soif de vengeance !
— A l’encontre des Faulqueroy, ça je l’ai bien compris… Mais il n’y a pas que toi qui aies vécu un drame familial, Mia !
— Non, tu ne peux pas comprendre. Mon père leur a voué l’intégralité de son existence en mettant ses compétences professionnelles au service exclusif de La Fonderie ; il s’est détruit à petit feu avec ses maîtresses, incapable de supporter qu’on le rejette de cette entreprise dans laquelle il s’investissait corps et âme, et tout ça pour quoi ? Pour le payer de sa vie ! Il leur a pourtant été loyal jusqu’au bout…
***
J’éprouve soudainement le besoin de tout lui dire, ce que je cache en moi depuis si longtemps. Inconsciemment, ma rancœur envers cette famille a sans doute pris naissance ce jour-là.
***
Je reviens de chez Julie, une camarade de classe. On avait un exposé à faire ensemble en Histoire-Géo. Et puis, j’ai flâné, pris des chemins de traverse sans vraiment me préoccuper de l’heure. De toute façon, il n’y aura personne à la maison pour se rendre compte de mon retard, personne pour m’engueuler. Il n’y a bien que lorsque je refuse de me fondre dans leur moule de famille bourgeoise, de rester à ma place de petite fille modèle qu’ils se souviennent de mon existence. Je suis l’enfant de trop, j’aurais dû ne jamais naître. Parce que je ne suis pas conforme à l’image de la gamine qu’ils voudraient que je sois : obéissante et sage, soumise à leur autorité. Ils ne comprennent pas que plus ils me punissent, plus j’ai envie de me rebeller, de partir. Plus j’ai envie de grandir vite. Pour tracer ma propre route, parce que je ne veux surtout pas leur ressembler. Ils sont esclaves de leur boulot, et même dans leur couple ils font semblant d’être heureux. Parce que mon père trompe ouvertement ma mère et qu’elle encaisse sans broncher. Ça fait longtemps que je ne crois plus au mythe du prince charmant, que je sais que les adultes sont infidèles, menteurs et versatiles. Moi, je ne serai jamais comme eux plus tard, prisonnière de ma vie au nom du paraître et de la bienséance, engluée dans des tonnes de faux-semblants et asservie. Non, plus tard, je serai une femme libre et indépendante, maîtresse de son propre destin.
Je ne me presse pas, j’ai envie de profiter du soleil. Mais il se fait tard, alors je me décide à rentrer chez moi. Je range mon vélo dans la remise, contourne le potager quand soudain, des éclats de voix me parviennent depuis le palier de notre villa. Je m’approche doucement de la haie séparative et distingue très clairement deux hommes qui ne sont pas loin d’en venir aux mains : Charles Faulqueroy et mon père. Et ça fait déjà un moment que je sais combien il faut être déférent envers un Faulqueroy, subordonné à cette famille si suffisante, si condescendante à notre égard. Je me souviens encore de notre premier dîner chez eux, des portraits de leurs ancêtres tapissant les murs de leur immense demeure, de leur précieux œuf qui trône seul au milieu d’une pièce.
A ma connaissance, mon paternel n’a jamais haussé le ton envers son "associé", a toujours essayé d’arrondir au mieux les angles. Mais là, non. Là il défend pour la première fois son point de vue et ose s’opposer à un Faulqueroy. Alors, embusquée derrière un arbuste et curieuse de découvrir les raisons de leur inédite dispute, j’assiste à la scène, quelque peu médusée par la tournure que prennent les choses.
— … Productivité, rentabilité, bénéfices… Est-ce que tu sais seulement ce que ces mots veulent dire ? Non, tu n’en sais rien, tu n’as même jamais ouvert un seul livre de comptes. Parce que c’est moi qui fais tout dans cette boîte. C’est moi qui tiens dans l’ombre les rênes de notre société !
— Ce n’est pas NOTRE société mais la mienne, Raymond ! Et je te rappelle que tu n’y es associé que par la seule volonté testamentaire de mon père…
— Il faut bien que l’un de nous deux ouvre les yeux sur la réalité de l’économie de marché, et comme tu refuses de le faire…
— Avant que ton nom ne soit accolé au mien sur l’enseigne, La Fonderie Faulqueroy n’était pas qu’une simple entreprise parmi d’autres, c’était une institution, une référence mondiale.
— Je ne suis peut-être pas un Faulqueroy, mais moi au moins, je pense à l’avenir de cette société qui t’est si chère. Parce qu’on ne peut plus continuer à fonctionner comme il y a cinquante ans, parce qu’il faut investir… D’ailleurs, je serais toi, je ne la ramènerais pas trop sur tes "nobles" racines, ton héritage dynastique, parce que tous les Faulqueroy ne sont pas forcément des descendants pure souche de ta si belle lignée…
L’effet uppercut des paroles de mon père atteint son "associé" de plein fouet. Le doigt que ce dernier brandit à l’adresse de mon paternel et les mots qu’il éructe à son encontre se mettent alors à résonner comme une sentence.
— Je t’interdis, Delors, de ramener ça sur le tapis ! Tes sous-entendus, tu te les gardes. Si j’ai le moindre doute, si je te crois incapable de taire notre secret, je te jure que je mettrai tout en œuvre pour détruire ta famille et te tuerai de mes propres mains…
***
— Ce n’était pas des menaces en l’air, je n’ai jamais vu mon père aussi terrifié. Je ne savais pas de quel secret il parlait, mais cela concernait probablement les affaires. Dans les semaines qui ont suivi, papa a tout fait pour se racheter auprès des Faulqueroy, mais c’était trop tard. Il n’avait plus aucun pouvoir décisionnaire et se retrouvait exclu du "Clan", au point de ne plus être invité à votre mariage, à Jennifer et toi. Et ça l’a profondément affecté. Plus tard, il périra sous les trente-trois tonnes d’une cloche dont il avait supervisé la réalisation. A cause de la vétusté d’un système de retenue défaillant, qu’il avait pourtant signalée quelques mois plus tôt. Mais ils ne l’ont pas écouté, ils l’ont envoyé travailler dessus alors qu’ils savaient que c’était dangereux, j’en suis sûre. Oui, je hais les Faulqueroy et tout ce qui s’y rapporte, parce que je voulais le leur faire payer. Tout ce qu’ils ont fait endurer à mon père, leur mépris, leur négligence qui l’a tué, l’enfance qu’ils m’ont volée quelque part aussi. A travers ta femme, parce qu’elle m’a toujours été présentée comme la petite fille modèle, l’exemple à suivre. Je l’ai détestée, parce qu’elle était une Faulqueroy, et bien davantage encore quand j’ai réalisé qu’elle aussi avait été la maîtresse de mon père…
Ma dernière phrase atteint Eric en plein cœur, mais j’avais besoin qu’il me comprenne. Sauf qu’il ne me laisse pas poursuivre, qu’il m’interrompt, aussi incrédule que fou de rage. Il m’accuse d’affabulation mais je sais ce que j’ai vu. Je sais ce qu’il refuse d’entendre, cette vérité qui le poignarde.
— Non, Eric, je te jure que c’est vrai ! Je ne te mentirais pas sur ça, sur elle, je suis même désolée de te l’apprendre mais c’est une réalité. Le matin de sa disparition, j’ai aperçu son Audi rouge en bas de chez mes parents, j’ai vu mon père discuter avec elle. Je me suis rappelée de cette voiture, identique à celle que j’ai retrouvée à l’état d’épave sur un site web qui exhibait les photos des restes de l’accident. Ce matin-là, elle a démarré en trombe après que mon père lui ait annoncé que c’était fini entre eux. C’est pour ça qu’elle a précipité son auto dans le lac quelques heures plus tard, parce qu’il venait de la plaquer.
— Tu te rends compte de l’énormité de ce que tu racontes ? me lance-t-il, toujours aussi peu convaincu par mes arguments.
— Je comprends ta surprise, que tu sois même choqué, mais mon père a toujours eu des tas de maîtresses, et Jennifer n’était qu’une amante parmi d’autres alors qu’elle espérait sans doute compter plus que n’importe qui dans sa vie…
— Maintenant ça suffit, Mia ! Tu vas arrêter de me prendre pour un con en inventant des histoires abracadabrantesques ! Tu sais aussi bien que moi que ton père ne pouvait pas être l’amant de Jenny… Tu sais aussi bien que moi qu’elle était sa fille.
Je mets un moment à appréhender la portée de ses dires, en reste hébétée et sans voix un instant avant de me laisser choir sur une des chaises de la cuisine, livide.
— Quoi ? Jennifer était ma… Sœur ? Non, ce n’est pas… C’est pas possible !
— Tu… Tu l’ignorais ?
J’acquiesce d’un mouvement de tête, complètement décontenancée, bouleversée et perdue, les yeux brouillés, mouillés de larmes. J’avale ma salive avec difficulté avant de formuler cette question, quasi aphone d’émotion :
— Mais… D’où tu sors ça, cette info qu’on aurait le même père ?
— D’une entrevue avec ma belle-mère, Marie-France Faulqueroy. C’est ce secret de famille qui lui a explosé à la gueule, et tué Jen’. Le matin de sa disparition, elle est allée voir ton père, oui, mais pas pour ce que tu t’es figurée tout ce temps. Elle est venue lui dire qu’elle savait qu’il était aussi le sien. Et il a refusé de l’assumer, c’est ce qu’il rapportera plus tard à Marie-France…
Comment ai-je pu passer à côté de ça toute ma vie ? Alors que c’était juste là, sous mon nez, comme une évidence. Tous les Faulqueroy ne sont pas forcément des descendants pure souche de ta si belle lignée… Oui, cette troublante ressemblance ne pouvait pas n’être qu’une coïncidence. J’aurais dû en prendre conscience plus tôt et tout arrêter avant que ça ne me revienne en pleine face, comme un boomerang. Sauf que je n’ai pas su, je n’ai pas voulu y croire… Comment concevoir que nos intuitions les plus folles sont réelles ?
— Je… Bon Dieu, comment ont-ils pu nous faire ça ? Nos parents… C’est vraiment dégueulasse, ils n’avaient pas le droit ! Pas le droit ! Cette absence en moi, c’était elle, c’était Jennifer… soufflé-je comme pour moi-même.
Son corps tout entier est secoué de sanglots. Je meurs d’envie de la consoler, de la prendre dans mes bras tellement elle me semble sincère dans sa détresse soudaine, son incompréhension, mais une part de moi-même me retient.
— Toute ma vie on m’a menti ! J’avais une sœur et je n’en savais rien ! Je n’ai pas arrêté de chercher ce qui me manquait tant, ce qui me bouffait, et aujourd’hui tu m’apprends ça : que Jen’ et moi, on était sœurs. Putain mais si j’avais su, j’aurais tout fait pour l’empêcher de se foutre en l’air, et peut-être qu’elle aussi m’aurait tendu la main dans ces moments où j’en avais tant besoin ! On se serait soutenues mutuellement, on n’aurait jamais été toutes seules…
Elle renifle fort, sort un mouchoir en papier de sa poche et se mouche bruyamment.
— Je te demande pardon, Jennifer ; pardon pour tout…
Ému par son désarroi et sa tristesse, je finis par m’approcher d’elle, l’attirer à moi pour l’enlacer. Elle se blottit contre moi, me jette un regard presque implorant, interrogateur sur la suite de notre histoire.
— Je t’aime, m’avoue-t-elle d’une voix sourde. J’ai jamais dit ça à personne parce que j’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort pour quelqu’un. Et je ne veux pas te perdre Eric…
— C’est trop tard, Mia. Tu n’y es pour rien, c’est juste le destin qui s’est joué de nous, mais c’est ainsi : les dés étaient pipés dès le départ. Mathieu a raison, on a trop de fantômes en nous pour que ça fonctionne.
— Alors, c’est fini ?
— J’en ai bien peur, oui…
— Et que vas-tu dire à Tristan ?
— Ne t’inquiète pas, il est grand, il saura faire la part des choses. Et puis, tu pourras le voir autant que tu veux : après tout, c’est ton neveu ! De toute façon, je n’ai pas envie qu’on se quitte fâchés, Mia ; tu pourras toujours compter sur moi.
— Je suis tellement désolée d’avoir tout gâché…
— C’est la vie qui a tout gâché, pas toi !
Je caresse sa joue et dépose un ultime baiser tendre sur ses lèvres.
— Allez, va-t’en maintenant. Parce que je ne sais pas si je pourrai retenir encore longtemps mes larmes…
En sortant silencieusement de la maison d’Eric, je croise le regard incendiaire de Cathy sur le perron. Mais je n’en ai plus rien à foutre, il n’y a plus rien qui puisse m’atteindre à présent. Oui, à présent, il n’y a plus que la douleur qui étreint mon cœur. Parce que je sais que j’ai tout perdu : ma sœur, Eric, Louise. Et que je ne reviendrai pas à La Galoppaz.
***
Je suis sous ma couette, recroquevillée sur moi-même, les bras resserrés autour de moi. J’ignore comment je suis arrivée là, je ne m’en souviens plus. L’oreiller est trempé, ça doit être mes larmes, mais je n’en suis pas sûre non plus. En fait, je ne sais plus rien. L’unique pensée encore cohérente qui me vient, c’est que je suis seule. Ce mot me transperce le corps, écrase mon cœur jusqu’à le réduire en miettes. Je gémis, un sanglot bloqué dans la gorge. Mes mains s’accrochent encore plus fort, comme si j’essayais de retenir ce qu’il reste de moi, mais il n’y a plus rien à sauver cette fois. Mes plaintes se transforment en hurlements. Je me moque que tout l’immeuble soit au courant de ma douleur, de toute façon, personne ne se déplacera. Ma voix se brise, mes forces s’évaporent. Je ferme les yeux.
Le soleil est haut dans le ciel, l’appartement silencieux. Je n’arrive pas à me lever. A quoi bon ? Eric m’a abandonnée, Louise aussi. Elle n’est pas rentrée. Combien d’heures cela fait-il ? Douze ? Vingt-quatre ? Je ne sais plus. J’ai soif, il faut que je bouge. Mon sac à main est à quelques mètres, il y a une bouteille dedans. Mes doigts se décrispent autour de ma taille. Je me retourne, prête à glisser hors du lit. C’est alors que mon regard tombe sur l’œuf, maintenant échoué par terre. Ma vue se brouille aussitôt, c’est pire qu’une brûlure à vif, pire qu’une torture sans fin. Je me replie, m’enfonce dans le chagrin. Si seulement tu étais là, toi ma sœur, Jen’. Je focalise mon esprit sur ton image, je peux presque sentir tes bras m’enlacer, ta voix me chuchoter des paroles rassurantes. Pendant quelques secondes, cette idée m’apaise. Je ferme les yeux.
"Salut Mia, c’est Christophe. Louise est passée chez moi hier, elle avait l’air bouleversée. Elle m’a raconté une histoire à propos d’un mec, d’argent et de mensonge, j’ai pas tout compris mais je pense qu’elle parlait du type avec lequel tu sors. Enfin bref, elle est repartie aussi vite qu’elle était venue et depuis j’arrive plus à vous joindre, ni toi ni elle. Je suis inquiet alors si tu pouvais me rappeler, ça serait bien. Je t’embrasse. Bip bip bip…"
Le téléphone fixe me réveille, je crois qu’il sonne depuis ce matin. Le répondeur s’est enclenché tout seul et débite son message d’une voix sourde qui se répercute dans tout l’appartement. J’ai la bouche sèche, j’attrape la bouteille sur ma table de nuit. Je ne me souviens pas avoir été la chercher. Encore quelque chose que j’ai oublié. Mes souvenirs se limitent à l’instant présent, le reste est noyé dans un brouillard opaque. Mon portable clignote aussi, il m’indique que ma messagerie est saturée. Je ne regarde pas par qui, ça m’importe peu. Je m’assieds sur le lit, remarquant que bouger me donne encore plus l’impression de me déchirer de l’intérieur. J’essaye de poser un pied au sol, tente un premier pas. J’ai la tête qui tourne, je suis restée allongée trop longtemps. Quel jour sommes-nous ? Mon réveil indique le 9 juillet. Quatre jours, cela fait quatre jours que je dors. Ou peut-être cinq. Est-ce trop pour faire le deuil d’une histoire ? Je me recouche. Je ferme les yeux.
"Mia, c’est Eric… Je… Je fais une petite fête inaugurale pour la réouverture du restaurant, enfin une grosse fête, un truc bien officiel quoi ! Y’aura tout plein de gens, des personnalités locales, des journalistes, des amis, et puis… La famille. J’aurais aimé que tu viennes, Tristan aussi, tu lui manques. Te sens pas obligée si tu trouves que c’est trop tôt, je comprendrai… Enfin, si jamais ça te dit, je t’ai envoyé un SMS avec toutes les infos. J’espère que tu vas bien. A bientôt. Bip bip bip…"
Encore un autre jour, encore ce vide en moi. Ce matin, j’allume la radio pour me donner l’illusion d’une compagnie. Les guerres et les catastrophes naturelles se succèdent, les petits bonheurs et les grandes peines se mêlent, le monde continue de tourner. Mon ventre gronde, je n’ai rien mangé depuis plusieurs jours. Je me lève, un peu étourdie. En passant dans le couloir, je remarque que Louise n’est toujours pas revenue, sa chambre est vide. Le frigo dans la cuisine aussi, je n’ai pas fait les courses. Je grignote quand même une biscotte, mais c’est comme mâcher du carton. Toujours en pilotage automatique, j’entre dans la douche. L’eau bouillante me dégouline le long du dos, tandis que je glisse contre les carreaux bleus en pleurant. Je crois que ça me fait du bien, me débarrasse des pensées les plus sombres. Je ferme les yeux.
Dring. Dringgg. Dringgggg.
Je sursaute, ramenée à la réalité par la sonnette de chez moi. Ma peau est rougie par la chaleur et la salle de bain envahie par la buée. J’hésite à bouger.
Dring. Dringgg. Dringgggg.
La personne de l’autre côté de la porte insiste. Je sors et enfile un peignoir en éponge. Mes pas sont lourds et je mets un temps infini à atteindre l’entrée. Comme il n’y a pas de judas, je n’ai d’autre choix que d’ouvrir pour savoir ce qu’on me veut. Je tourne la clé. Des voix confuses se font entendre, des pas précipités dans l’escalier, et puis plus rien. Sûrement des gamins qui ont voulu faire une blague. J’ouvre malgré tout pour être sûre. Mes voisins sont dehors aussi, ils ont l’air abasourdis. La main devant la bouche pour certains, les poings serrés pour d’autres. Tout l’étage a le regard rivé sur moi. J’avance sur le palier pour voir ce qui les choque tant et manque de tomber. Mes pieds viennent de se cogner contre une forme enveloppée dans une couverture sale. Je pose les yeux dessus, terrorisée par une violente angoisse. Mon cerveau se bloque, ma respiration se coupe. Je tombe à genoux en hurlant. Soudain, tout s’efface. Il n’y a plus que moi et ce paquet. Moi et ce corps.
Celui de Louise. Elle est morte…
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