Prologue : Bénie des Dieux
An 518 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
La reine Alice se passa une main sur la nuque en entrant dans sa chambre. Le soleil était couché depuis moins d’une heure et l’air était encore chaud de cette longue journée d’été. Les doléances de l’après-midi avaient été particulièrement éprouvantes. La file d’Occidentaux qui souhaitaient s’entretenir avec leur souveraine s’était délitée au fil des heures. La moiteur qui s’était emparée des couloirs du Château du Crépuscule avait été plus efficace que la reine elle-même.
Les battants des fenêtres étaient grand ouverts pour laisser entrer les brises tièdes. Alice se dirigea vers l’une des deux ouvertures qui encadraient son lit pour s’y pencher. Elle inspira à pleins poumons, s’empara des vents qui roulaient contre la façade du château et les attira dans sa chambre. Les rideaux et les draps du lit s’agitèrent. La reine cessa son manège seulement lorsque la température dans la pièce eût diminué.
Une exclamation de surprise en provenance d’une pièce adjacente lui fit tourner la tête. À côté de l’imposante armoire en bois moulu qui occupait tout un pan de mur était entrouverte la porte de la salle de bains. Alice s’y avança en fronçant les sourcils puis se figea. Son mari, penché au-dessus de la baignoire en cuivre personnelle de la reine, tirait sur le col de sa chemise trempée.
— Lefkan, gronda-t-il en essorant tant bien que mal le vêtement, je t’ai déjà dit d’arrêter.
L’intéressée était plongée tout habillée dans la baignoire, de l’eau jusqu’aux épaules. Alice soupira, avança jusqu’à la bassine et s’y pencha. Sa fille leva le nez vers elle en tendant les mains.
— Maman !
— Lef, tu as encore sauté dans la baignoire avec tes vêtements sur le dos, marmonna Alice en la prenant sous les aisselles pour la hisser contre sa hanche.
La fillette dégoulina sur le jupon de sa mère, mais ça n’avait guère d’importance. La reine s’apprêtait à profiter du bon bain que son compagnon lui préparait un soir sur deux.
— Désolé, lança Achalmy en retirant sa chemise pour l’étendre sur l’une des chaises qui meublaient de la salle d’hygiène. J’ai essayé de l’attraper avant qu’elle saute, mais elle est plus vive que moi à chaque fois.
Alice contourna la bassine pour l’embrasser avec un sourire mutin.
— Ou alors c’est toi qui deviens de plus en plus lent.
Son mari fit une grimace, mais il n’eut pas le temps de répliquer que leur fille s’emparait de l’une de ses mèches de cheveux. Ça arrivait souvent à présent qu’il les portait longs. Ils étaient généralement coiffés en catogan, mais Lef sautait sur la moindre occasion de les détacher pour les tripoter. Le seul réconfort d’Achalmy était que Lef fît exactement pareil avec sa mère.
— Je peux te la confier le temps de me déshabiller ?
— Bien sûr.
Achalmy récupéra la fillette avec un sourire las. Il avait passé la journée avec la Garde Royale pour les former à l’affrontement avec des Élémentalistes. Soran, un soldat Sudiste qui avait participé à l’un des premiers échanges de forces entre le Sud et l’Ouest, l’avait secondé. Entre l’usage des éléments, les explications répétées et la synchronisation avec son coéquipier, Al avait épuisé toute sa patience et son engagement pour la couronne pour la semaine. La fatigue lui était tombée dessus à la fin de l’entraînement, en même temps que sa fille libérée de ses leçons en compagnie des précepteurs. Lefkan avait traversé l’enceinte du Château en courant pour retrouver son père près des baraquements de la Garde Royale. Il l’avait gourmandée pour son imprudence, avant d’être mouché par un flot de paroles enfantines. Lef avait entrepris de lui conter une partie de ses leçons d’écriture et de lecture – très ennuyeuses, d’après elle – avant de le supplier de lui apprendre l’épée. Achalmy avait pris sur lui, malgré les plaintes répétitives au creux de son oreille. Alice lui avait fait promettre de ne pas former leur fille aux armes avant qu’elle pût lire, écrire et calculer. La reine et son mari doutaient que la ferveur de la fille pour apprendre le plus rapidement possible provînt d’un réel intérêt. La princesse de l’Ouest avait surtout hâte de tenir des lames entre ses mains.
Lefkan s’agita suffisamment fort pour échapper aux bras engourdis de fatigue de son père. Elle se roula dans les vêtements que sa mère avait abandonnés sur le carrelage, joua avec les pains de savon, se glissa dans l’une des serviettes en coton doux puis entreprit de faire le tour de la pièce en criant.
Allongée dans son bain, la reine Alice n’ouvrit pas une paupière.
— Tu étais aussi énergique quand tu étais petit ? s’enquit-elle en tendant le bras par-dessus la bassine.
Avachi sur une chaise à côté d’elle, son mari s’empara de sa main pour la serrer.
— Je sais plus. Je voyageais beaucoup avec mon père, alors ça devait suffisamment me fatiguer pour que je me tienne tranquille le soir.
— Pour ma part, j’étais une enfant calme. Alors j’imagine que c’est ton sang bouillonnant à toi qui l’agites actuellement.
Achalmy considéra la furie qui avait retourné la pièce sens dessus dessous. Il n’avait pas eu le temps de lui retirer tous les vêtements détrempés par le bain. Ce n’était pas bien grave, comme il faisait aussi chaud dehors qu’à l’intérieur.
Il profita que sa fille passât à proximité de sa chaise pour lui agripper le bras. La serviette en coton qu’elle avait posé sur sa tête tomba à ses pieds.
— Ça suffit, mon lapin.
Vexée, Lef ne daigna pas le regarder alors qu’il lui retirait ses derniers vêtements mouillés. Une fois débarrassée de sa tunique et de ses chausses, Al la plongea dans le bain. Alice avait replié les jambes pour lui faire de place.
— Tu es toute crottée, remarqua sa mère en lui saisissant le poignet.
— Elle a traversé la cour et les baraquements pour me retrouver, expliqua Achalmy en déplaçant sa chaise de façon à être de dos à sa fille.
Il s’empara d’un pain de savon, agita les doigts pour attirer un peu d’eau et s’en servit pour mouiller les cheveux de Lefkan. La princesse grommela tandis que son père frottait son crâne et que sa mère grattait la boue sur sa peau.
— Je pourrai dormir avec vous ?
La question prit de court ses parents. Alice réagit en premier en fronçant légèrement les sourcils. Elle ne voulait pas paraître en colère ou déçue, simplement songeuse.
— Lef, c’est toi qui as décidé que tu étais assez grande pour avoir ta propre chambre.
— Oui, mais surtout je voulais plus dormir avec les autres enfants du Château.
Alors qu’elle glissait le pain de savon sur le bras de sa fille, Alice soupira.
— Lef, tu ne dors plus avec nous depuis trois ans au moins. C’est fini, à présent. Tu es trop grande. Soit tu dors seule dans ta chambre, sois tu retournes dans le dortoir avec les autres enfants.
La reine ne remarqua pas les yeux humides de sa fille dans l’immédiat. C’est Al qui, les mains sur la tête de la princesse, sentit les tremblements en premier. Il se pencha aussitôt pour déposer un baiser sur son front.
— Pleure pas, mon lapin.
Comprenant qu’elle était la raison de ces larmes, Alice attira sa fille contre elle. L’eau manqua passer par-dessus bord, mais Al la dirigea pour la ramener dans la bassine.
— Excuse-moi, mon flocon, je ne voulais pas te blesser.
La reine attendit que les sanglots de sa fille se fussent calmés pour lui demander :
— Pourquoi tu ne veux plus dormir dans ton lit ?
— Il est trop grand et les loups me font peur.
— Les loups ?
— Oui. Ils crient la nuit.
Achalmy échangea un regard perplexe avec son épouse. S’il y avait eu des loups dans l’Ouest, ils avaient été depuis longtemps chassés par les paysans et les Nobles des terres habitées.
— Je te promets qu’il n’y a pas de loups au Château, Lef, souffla sa mère en essuyant les traînées humides sur ses joues rebondies.
— Je les entends.
— Et tu as vraiment peur ?
La question de son père plongea Lefkan dans quelques secondes de silence. Après quoi, elle haussa les épaules.
— J’ai peur parce que je fais pas partie de leur meute.
Un sourire plissa le visage d’Achalmy. Alice lui fit les gros yeux alors qu’il se levait pour s’approcher d’elles.
— Alors, il faut que tu rejoignes leur meute, Lef. Cette nuit, tu vas dormir dans ton lit.
Encore lovée contre sa mère, Lefkan observa son père avec crainte. Il lui faisait penser aux loups qui venaient la tourmenter le soir. Mais son père était gentil : il jouait avec elle dans les ruisseaux en été, la calait sur sa selle pour partir en balade à cheval dans les vergers et lui apprenait à considérer son environnement comme une Nordiste. Comme une louve.
Le cœur de Lef fit une embardée alors que son père s’agenouillait à côté de la baignoire.
— Et quand les loups viendront, reprit Achalmy d’une voix basse et grave, tu leur diras que tu veux les rejoindre.
— Mais si tu as trop peur, tu recommenceras la nuit suivante, intervint Alice pour apaiser l’étincelle d’appréhension impatiente qui éclairait les prunelles grises de sa fille.
Lef hocha la tête avec vigueur.
— Et quand tu auras réussi, continua son père en lui pinçant la joue, tu pourras dire que cette meute est la tienne et qu’elle te protège. Tu en auras plus peur.
— Oui !
Lef s’écarta avec force de sa mère pour sauter dans le bain. Achalmy n’eut pas le temps de prendre le contrôle de chaque petite vague. Il se retrouva mouillé jusqu’à la ceinture.
— Heureusement que tu avais enlevé ta chemise, s’esclaffa Alice en forçant Lef à s’asseoir pour éviter de nouveaux débordements.
Lefkan n’arrivait plus à s’arrêter de bouger. Elle qui craignait quelques instants plus tôt de passer sa nuit seule dans sa chambre attendait à présent le coucher avec impatience. L’excitation agitait ses membres, accélérait son cœur et tirait sur ses entrailles. Autour d’elle, l’eau était encore en mouvement. Alice ouvrit la bouche, mais n’eut pas le temps de parler. Des bulles d’eau remontaient le fond de sa baignoire pour venir éclater à la surface. S’il n’y en avait pas eu autant, elle aurait demandé à sa fille de retenir un peu ses gaz.
— Al ? lança-t-elle d’une voix blanche, obnubilée par les bulles qui grouillaient autour d’elle. C’est toi, ça ?
Occupé à sécher son torse, Achalmy n’avait pas remarqué l’agitation dans la baignoire. Dès qu’il aperçut les bulles, il se redressa vivement et claqua des doigts.
— Non, pas moi.
Il posa une main sur le crâne de Lefkan qui s’amusait à attraper l’air capturé sous l’eau.
— Mon lapin, c’est toi qui t’amuses avec les bulles ?
— C’est drôle.
Al se retint de justesse de jurer entre ses dents. Se jouait une partie de l’avenir de leur fille sous leurs yeux. Difficile de ne pas se mettre à crier ou à la noyer de questions.
— Lef, l’appela Alice d’une voix douce. Comment tu crées les bulles ?
La fillette cessa de claquer ses mains sous l’eau pour dévisager sa mère.
— C’est pas moi.
— Si, mon flocon.
Le trouble voila les yeux de sa fille. Alice plissa les paupières, mais les bougies éclairaient que faiblement la pièce. Difficile de dire si les iris de sa fille avaient changé de couleur. Difficile donc de savoir si elle faisait actuellement appel à des pouvoirs de Chasseur ou de Noble. Du Nord ou de l’Ouest. De l’eau ou de l’air ?
Lefkan s’arrêta de bouger pour contempler l’eau autour d’elle. Les bulles avaient disparu. Perplexe, la fillette tapota la surface du liquide. Elle voulait que les bulles revinssent. Autour de ses doigts, des fourmillements agitèrent l’eau. Des cercles concentriques qui partaient de ses paumes posées à la surface et s’étirèrent jusqu’aux bords de la baignoire.
— Par les Dieux.
Hébété, Achalmy dévisagea son épouse. Elle fixait leur fille sans plus rien dire, blafarde. Il n’y avait plus de doutes à présent : Lefkan venait de faire appel à l’eau. Elle avait hérité de son père.
— Je suis désolé, lâcha aussitôt Al en posant une main sur l’épaule de sa compagne.
— Ne t’excuse pas, maugréa Alice en serrant les dents. Il y avait une chance sur deux.
Lorsque deux Élémentalistes concevaient un enfant, celui-ci ne pouvait hériter que d’un côté de façon aléatoire. Alice avait pris le risque de ne pas engendrer d’héritier capable d’utiliser les éléments occidentaux en épousant un Chasseur.
— Je-je comprends pas, bredouilla Lefkan en observant l’eau autour d’elle.
— C’est toi qui fais ça, lui apprit son père en tendant son autre bras vers sa fille. Tu es comme moi, mon lapin.
Quand Lef comprit finalement l’allusion de son père, son visage s’illumina. Ce fut un deuxième coup de poignard dans le cœur de sa mère. Elle aurait tant aimé que sa fille unique héritât d’elle.
— Je suis une Chasseuse ?
— Presque, sourit Al en lui caressant les cheveux. Quand tu seras entraînée et que tu maîtriseras les différentes formes de l’eau.
— Si elle les maîtrise, marmonna Alice d’un ton vague.
— Il y a pas de raison, mes parents et moi-même maîtrisons les trois, grogna Al d’un ton plus sec que nécessaire.
Il réalisa son erreur quand sa compagne lui adressa un rictus tordu. Avec des gestes rapides, Alice se redressa, agrippa une serviette et l’enroula autour d’elle. Ses cheveux dégoulinèrent dans son dos, mais elle se dirigea sans ralentir vers la chambre.
— Papa ?
L’air attristé de sa fille sortit Al de sa torpeur. Il s’en voulait. Ce devait être suffisamment difficile pour sa compagne de découvrir que la princesse ne maîtriserait pas les pouvoirs de ses Terres. Alors s’il en rajoutait une couche…
Lefkan se blottit dans la serviette qu’il tendit pour l’aider à se sécher. Plongé dans ses pensées, il frotta avec des gestes machinaux les cheveux et la peau de la fillette avant de lui faire enfiler ses vêtements de nuit. Lef s’agrippa à son cou quand il la hissa dans ses bras pour la porter au lit.
Dans la chambre, Alice avait enfilé sa chemise de nuit et essorait ses cheveux à l’aide de sa serviette. Son visage tiré ne daigna pas se tourner vers eux. L’ayant remarqué, la lèvre inférieure de Lefkan se mit à trembler.
— On dit bonne nuit à maman, s’exclama aussitôt son père en revenant sur ses pas.
La reine tressaillit, mais adressa un sourire doux à sa fille. Elle déposa un bisou sur sa joue, lui souhaita bonne nuit. La poitrine engourdie, Achalmy serra les mâchoires tandis qu’il rejoignait le couloir.
Cette aile du château était réservée à la famille royale et à leurs proches. À cet étage ne figuraient par ailleurs que deux chambres : celle du souverain et celle de son héritier. Le silence entre les murs lambrissés rendait les battements du cœur d’Al assourdissants. La conversation qui suivrait ne serait sûrement pas une partie de plaisir.
— Papa, maman est triste.
Al se figea devant la chambre de sa fille. Lefkan avait enfoncé les ongles dans la peau de son cou. Achalmy aurait souhaité qu’elle fût suffisamment épuisée pour ne pas y prêter attention.
— Maman est fatiguée, c’est tout.
— C’est pas vrai.
Lef lui mordit l’épaule. Plus de surprise que de douleur, Al poussa une exclamation. Il ne l’avait pas relâchée pour autant. Sa fille se transforma alors en boule de fureur. Ses dents se refermèrent sur d’autres morceaux de peau, ses ongles griffèrent et éraflèrent, ses pieds frappèrent les côtes et les hanches. Al dut la lâcher pour éviter de se retrouver éborgné. Dès que ses pieds touchèrent le sol, Lefkan s’élança vers la chambre de ses parents. Achalmy tendit le bras, essaya d’invoquer un mur de glace pour bloquer l’accès, mais une soudaine migraine le fit abandonner. Il avait fait appel à ses pouvoirs toute la journée et n’avait pas encore récupéré.
La reine Alice écarquilla les yeux quand sa fille fonça vers elle. Lef dérapa sur le tapis assorti au grand lit à baldaquins de ses parents, agita les bras pour conserver son équilibre puis se ratatina aux pieds de sa mère. Stupéfaite, Alice ne put s’empêcher de rire.
— Mon flocon, qu’est-ce qui te prend ?
Elle avait glissé un bras sous l’aisselle de la princesse pour l’aider à se redresser. Quoiqu’embarrassée par sa chute, Lef dressa le menton pour affronter sa mère du regard.
— Maman, tu es triste.
— Comment ? Non, Lef. Je ne suis pas triste.
— Tu mens.
Lefkan était terriblement déçue que ses deux parents pussent lui mentir sans vergogne.
— Si, je le sais. Je sens. Là.
Elle se tapa la poitrine puis retroussa les lèvres.
— Les loups. Ils le savent.
Malgré la situation, la reine sentit ses lèvres se recourber. Rien de tel qu’un enfant pour vous faire oublier vos tracas du moment.
— Lef, je pense à beaucoup de choses, c’est tout.
— Tu penses toujours, maman.
— C’est ce qu’on attend de moi, mon flocon.
La main gracile de la reine sur la joue rouge de sa fille apaisa quelque peu sa fureur. Lefkan observa les traits creusés de sa mère, décela le trouble lointain dans ses yeux indigo.
— Maman ? Tu veux quoi de moi ?
La question prit sa mère au dépourvu. Avec une moue peinée, elle souleva sa fille pour l’installer sur ses genoux.
— Lef, tu n’as pas à te soucier de tout ça pour l’instant. Tout ce que je veux, c’est que tu tiennes la promesse qu’on a passée avec papa.
— Pas d’armes avant la lecture, l’écriture et le calcul, récita sagement sa fille.
Avant qu’Alice pût la féliciter pour sa bonne mémoire, Lefkan se tourna vers elle pour l’observer avec sérieux. Elle pressa ses doigts potelés contre la joue de la reine.
— Tu veux que je sois une bonne princesse ?
La culpabilité étreignit Alice. Avait-elle déjà exprimé cette attente aussi clairement ? Sa fille n’avait que six ans, elle ne voulait pas l’alourdir aussi tôt de telles responsabilités.
— Mon flocon, je veux que tu sois une enfant avant to…
Lefkan décolla sa main de sa joue pour agiter le poignet. Une brise effleura la pommette d’Alice. Elle écarquilla les yeux, ouvrit et ferma la bouche.
— La fenêtre, soupira-t-elle en comprenant d’où venait le courant d’air.
Les battants encore ouverts grinçaient sous l’assaut du vent chargé de l’odeur de la pluie. Le ciel était encore clair, mais la tempête arriverait sûrement dans la fin de soirée.
— Maman, l’appela Lef d’un ton agacé.
Elle agitait les poignets en tous sens. Exténuée, Alice lui agrippa les bras pour qu’elle cessât, mais d’autres brises vinrent soulever ses cheveux.
— Al, tu peux fermer les fenêtres s’il te plaît ?
Même si elle ne l’avait pas regardé directement, elle savait qu’il se tenait sur le seuil depuis le début. Son mari s’exécuta en silence.
Alors le vent continua de tournoyer autour d’Alice.
— Oh, par les Dieux.
Lefkan jouait avec ses doigts malgré la grippe de la reine. Les yeux sévèrement plantés dans ceux de sa mère, elle attendait qu’elle réagît. Qu’elle prît conscience.
— Elle maîtrise le vent, Al, chuchota la reine d’une voix atone.
Son mari dut s’approcher pour entendre ses paroles. Alors seulement il sentit les brises douces qui tournoyaient autour de son épouse et de leur fille.
— Mais, lâcha-t-il en se laissant choir de stupéfaction sur le lit, c’est impossible.
Impossible, ça l’était.
— On peut pas, compléta Al d’un ton ahuri. On peut pas… maîtriser les éléments de deux peuples à la fois. Elle a fait appel à l’eau tout à l’heure. C’est impossible qu’elle puisse aussi maîtriser le vent.
— Impossible, répéta Alice sans quitter la princesse des yeux.
Comme l’épuisement la gagnait, Lefkan cesse d’agiter les mains et d’invoquer des courants. Satisfaite des expressions médusées de ses parents, elle posa la tête sur l’épaule de sa mère et enfonça son pouce dans sa bouche.
Une vague d’amour et de fierté envahit la poitrine de la reine. Elle pressa sa joue contre celle de sa fille et chuchota :
— C’est un miracle, Al. Rien n’est impossible avec elle.
Et son mari était bien trop stupéfait pour répliquer. Que pouvait-il dire de toute manière ? L’une des lois fondamentales qui régissait la vie des Élémentalistes depuis des siècles venait d’être brisée sous ses yeux.
— Par les Dieux.
Quand il prit conscience de sa déclaration, Al esquissa un sourire amer.
— Par Aion, surtout.
Lèvres plissées, il enroula un bras autour des épaules de sa compagne et caressa la tempe de la fillette.
— Je crois qu’elle est bénie des Dieux.
Plus tard, quand la princesse fût endormie dans son lit, ses parents s’installèrent côte à côte au bord du leur. Les événements de la soirée les avaient vidés de leurs dernières traces d’énergie. Si l’air n’avait pas été si tiède, ils en auraient frissonné.
— J’ai encore du mal à y croire, marmonna Al en se levant pour contourner le lit et s’y allonger.
Il ne prit pas la peine de soulever la couette légère ; il aurait bien assez chaud avec un simple drap plat. Même s’il s’était habitué au confort occidental après tant d’années, son corps souffrait rapidement des couches de literie. Sans parler du nombre d’oreillers, coussins et traversins que les domestiques plaçaient à la tête du lit.
— Peut-être les Dieux se rattrapent-ils, suggéra sa compagne d’un ton songeur.
Comme Al s’était couché, elle se décida à le rejoindre et soupira de contentement en appuyant sa nuque contre un généreux coussin.
— Tu penses qu’Aion aurait pu… intervenir d’une façon ou d’une autre ?
— Je n’en sais rien. (Alice jeta à son mari un regard inquisiteur.) As-tu connaissance d’Élémentalistes qui n’aient pas été des Chasseurs dans ta famille ?
— Aucun, non. Mes deux clans sont Nordistes jusqu’aux bouts des ongles.
— Peut-être est-ce le sang des Dieux dans tes veines, souffla la reine en s’allongeant sur le flanc pour faire face à son époux. Après tout, tu es un descendant de Sereanda, la fille d’Aion. Tu as aussi du sang de Galadriel par le biais du clan Valkov.
— Qu’est-ce que ça changerait pour Lef ?
— Ça changerait que c’est peut-être la première fois qu’un Chasseur avec un héritage comme le tien a un enfant avec une Élémentaliste occidentale.
L’idée n’était pas si mauvaise. Al n’avait en effet pas connaissance d’un métissage dans sa famille. Les Nordistes étaient aussi têtus que les Occidentaux sur ce point : ils n’aimaient pas mêler leur sang. Peu d’enfants occidento-nordistes voyaient le jour.
— Tu crois pas que ce serait déjà arrivé avant ? Un enfant métissé avec deux pouvoirs d’Élémentaliste ?
— Peut-être les conditions n’étaient-elles pas réunies. Nous avons tous les deux côtoyé un certain nombre de divinités. On ne peut pas nier que cela a dû affecter notre essence.
Alice jouait avec le coin d’un oreiller. Elle était encore sous le coup de la surprise. Mais déjà se dessinaient sous la surface la crainte et la fierté. Son peuple serait ravi d’apprendre que leur prochaine souveraine avait hérité des pouvoirs de sa mère. Mais accepterait-il aussi son héritage Nordiste ? Comment réagiraient l’ensemble des Oneirians face à une femme dotée de tels pouvoirs ? Verraient-ils en elle une menace plus anormale qu’humaine ?
Une femme capable de provoquer des tempêtes et des catastrophes ? Serait-elle considérée comme l’héritière de la divinité des désastres ?
— Je crains qu’elle soit stigmatisée à cause de ses pouvoirs.
Al lui tapota distraitement la main, les paupières fermées.
— Il faudra qu’on apprenne à Lef à contrôler ses capacités. Si elle prouve qu’elle n’est pas un danger tout en étant capable de se défendre, il y aura pas de problème.
Angoissée pour l’avenir de sa fille, la reine ne répondit pas tout de suite. Après quelques secondes de silence, elle finit par murmurer :
— Tu as raison. Mais je n’arrive à imaginer que le pire. Une fillette capable de transformer l’eau en glace et en brume, et qui arrive aussi à s’entourer de vents et d’éclairs ? Tu penses que les gens ne la craindront pas ? Elle a déjà un caractère particulier, alors…
— C’est une ancienne princesse vagabonde qui dit ça ?
Un sourire affleura aux lèvres de la reine, qui mit une tape amicale dans l’épaule de son mari.
— Je sais que nous devrions attendre de voir comment évolue la situation avant de s’inquiéter, mais je préfère anticiper. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
— Je te taquine, Alice, mais tu as raison au fond.
Achalmy se pencha pour l’embrasser sur la tempe.
— C’est notre unique petite fille, chuchota-t-il en positionnant l’oreiller sous sa tête. Il y a de quoi être inquiet.
La boule d’angoisse dans la gorge de la reine glissa lentement jusqu’à son ventre. Depuis la naissance de Lefkan, elle n’était plus jamais tombée enceinte. Même si l’arrivée de sa fille l’avait comblée au point de ne pas spécialement désirer d’autre enfant, les peurs subsistaient. La mort infantile survenait vite et souvent.
Mais le corps d’Alice avait trop donné et trop sacrifié. Mener une grossesse à terme lui avait demandé six longues années. Les grossesses et fausses couches s’étaient enchaînées. Elle s’était crue infertile pendant un moment et s’était même résolue à laisser son frère prendre la succession. Après tout, le prince Milash et son épouse Doretha avaient eu un fils deux ans avant l’arrivée de Lef. Alors que l’entourage du couple royal s’était résigné à ne jamais leur souhaiter les bonheurs d’une naissance, le ventre de la reine s’était arrondi de la future princesse. Elle était née robuste et l’était restée toute son enfance. À six ans, l’héritière énergique de l’Ouest faisait déjà parler d’elle dans les autres Terres.
Et Alice ne pouvait s’empêcher de se demander quelles paroles seraient prononcées à propos de sa fille dans les années à venir. Elle pressentait qu’elle n’aurait pas d’autres enfants, alors la sécurité de Lefkan était primordiale.
Alors que son mari avait fini par s’endormir, que l’unique bougie de la chambre épuisait sa cire inévitablement, la reine pria. Les Dieux avaient béni, même indirectement, sa fille. Elle leur intima de veiller sur elle lorsque ses parents ne seraient plus en mesure de le faire. Elle exigea qu’on respectât la future reine, non dans la crainte, mais dans l’amitié et l’admiration.
Quand Alice rouvrit les paupières, la chambre était plongée dans l’obscurité. Après tous les sacrifices qu’elle avait consentis avec Achalmy, les Dieux pouvaient bien veiller sur leur unique enfant. La laisser embrasser sa nature de fille des tempêtes sans pour autant faire d’elle un monstre.
Quelques mètres plus loin, une fillette rêva d’une meute de loups, d’une couronne et d’un soir d’orage.
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