Chapitre 1 : La meute
An 523 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
La princesse de l’Ouest rampa sur la branche du chêne en haut de la colline. L’arbre avait failli être coupé quand les baraquements de la Garde Royale s’étaient agrandis au printemps dernier. Les efforts combinés de la princesse et de Soran avaient pourtant fait céder la reine. Les soldats de la couronne s’étaient même mis d’accord pour affirmer que l’arbre apportait un abri bienvenu lors des fortes chaleurs ou des orages.
Et c’était bien entendu la cachette préférée de Lef. Le chêne présentait des caractéristiques idéales : de branches basses trop peu solides pour que les adultes s’y risquassent, un tronc qui se scindait en deux pour offrir plus de parcours acrobatiques et un feuillage suffisamment dense pour qu’elle s’y cachât. À cette époque de l’année, il ne restait qu’une dizaine de feuilles éparses, mais Lef trouvait d’autres façons de se faufiler. Elle enfilait ses vêtements les plus ternes, grimpait le tronc dès l’aurore et se positionnait sur les branches hautes afin de se cacher.
Alors le défilée commençait. Depuis le chêne, elle avait bien entendu une vision d’ensemble des baraquements de la Garde Royale, mais aussi un aperçu des toits du Château, du sommet des murailles et des contreforts de la colline. Avant elle s’étaient déjà levés les cuisiniers, les palefreniers et quelques domestiques, mais le plus gros était à venir. Dans les cabanes de pierre et de bois qui entouraient son arbre, les gardes royaux s’éveillaient, grognaient, baillaient. Les rondes étaient levées au sommet des murailles du Château et quelques fenêtres s’ouvraient doucement pour laisser entrer les premiers rayons de soleil. On entendait les chevaux hennir depuis les écuries, impatients de recevoir caresses et ballots de foin.
Au pied de la colline qui supportait le Château royal et les baraquements de la Garde, le village sortait de sa nuit en frissonnant. Les invités Nobles de passage, les artistes en quête de gloire et les gros buveurs étaient encore au lit. Contrairement à eux, artisans, paysans et parents poussaient leurs portes pour commencer la journée. Lef était bien trop loin pour les apercevoir, mais les bruits et les odeurs des faubourgs montaient jusqu’au chêne. Oreilles et narines grandes ouvertes, la princesse se laissa bercer par le métal, la fumée, les cris étouffés et la rosée du matin.
— Salut, Lef.
L’intéressée baissa les yeux, adressa un signe à l’homme planté quelques mètres en-dessous. Soran, capitaine de la Garde Royale, s’était couvert d’une pèlerine en peau de bête pour apprécier les lueurs naissantes. Comme Lef, il était plutôt matinal. L’une des raisons pour lesquelles il avait accepté de la former. Ils profitaient du petit matin pour s’entraîner sans être dérangés.
— Aujourd’hui, je peux pas, lâcha-t-elle sans mettre les formes à sa déclaration.
— Je sais. Tes parents reçoivent des émissaires Orientaux.
— Des singes. Ils vivent dans les arbres.
— Exactement comme toi.
Tante Soraya lui avait raconté des histoires à propos des singes que l’on croisait parfois dans les Terres du Sud. Et elle avait toujours affirmé que Lef était l’un de leurs proches cousins. Décidée à s’enorgueillir, la princesse avait accepté cette nouvelle parenté. Elle se fendit d’un sourire insolent.
— J’ai jamais dit le contraire.
Le capitaine roula des yeux en riant sous cape. Quand les premiers soldats daignèrent sortir des cabanes chaudes et douillettes, Soran s’appuya contre le tronc et se désintéressa de sa jeune apprentie. Lef n’aurait jamais dû se trouver perchée en haut d’un arbre, à l’extérieur de la muraille du Château, alors même que le soleil ne chauffait pas encore la terre crispée de froid. Dans moins d’une heure, sa perceptrice s’engouffrerait dans sa chambre pour la préparer à la rencontre diplomatique.
Lef s’accorda encore quelques minutes d’observation. C’était son père qui lui avait appris à considérer son environnement avec attention, à repérer les zones dangereuses et celles qui pourraient l’avantager. À vrai dire, plus une parcelle de terre ne recelait le moindre mystère pour la princesse après tant d’années d’excursion. Elle échappait à la surveillance de ses parents, des précepteurs et des gardes depuis l’âge de sept ans, quand ses pouvoirs d’Élémentaliste s’étaient éveillés pour de bon. Quatre ans plus tard, tous avaient fini par se résigner.
Quand le brouhaha en provenance de l’enceinte du Château se fit de plus en plus intense, Lef se décida à descendre. De ses mains gantées de cuir souple, elle saisit les branches les plus solides et glissa le long du tronc. Elle avait enfilé des chaussons taillés dans la même matière et, si ses orteils n’étaient pas vraiment au chaud, elle conservait toute son agilité. Ses dents claquèrent quand elle atterrit sur la terre dure. À moins de trois mètres, deux soldats en plein petit-déjeuner se tournèrent dans sa direction. Avant qu’ils pussent la rattraper – c’était devenu un jeu entre la princesse et les gardes – elle agita le poignet. L’eau contenue dans les bols des soldats se jeta à leurs pieds. Le temps qu’ils réagissent, Lef avait transformé le liquide en glace et piégé leurs chevilles.
— Vas-y, princesse ! s’exclama l’une des deux gardes d’un ton enjoué malgré ses pieds glacés de bon matin.
Lef sourit en esquivant un autre soldat. Du haut de ses onze ans, elle faisait partie des enfants les plus grands du Château, mais elle était encore loin d’égaler un adulte. Ils se cassaient le dos, s’empêtraient les jambes et se tordaient les doigts pour essayer de l’attraper. Les gardes participaient de bon cœur au défi et quelques domestiques se joignaient parfois à eux. Après tout, la reine et son mari avaient promis de lever les fonctions du gagnant pour la journée si on leur ramenait leur princesse vagabonde.
Quand les deux gardes qui venaient de prendre leur poste de surveillance à l’entrée principale l’aperçurent, Lef ralentit. Ils étaient armés de lances. Ils ne pointaient jamais leur princesse de leurs piques, mais elle préférait se méfier. Les soldats s’avancèrent tandis qu’elle courait inexorablement vers eux. Lef ne tarda pas à planter les talons dans le chemin de pavés humides pour serrer les poings et fermer les yeux. Ses entrailles se contractèrent lorsqu’elle partit explorer mentalement les environs. Ses sens d’Élémentaliste explosèrent sous son crâne, manquant la déstabiliser. Elle avait beau s’entraîner depuis quatre ans, ses capacités ne lui étaient pas encore familières.
— Nous allons vous attraper, princesse ! s’exclama un garde dans son dos.
L’intéressée se permit un sourire d’anticipation alors que le tiraillement dans son ventre grandissait. Les soldats de faction autour d’elle poussèrent des exclamations étonnées quand un épais voile de brume tomba sur la colline. Les toits du Château disparurent dans le brouillard opaque et les premiers rayons du soleil parurent soudain dérisoires.
Quand Lef rouvrit les yeux, nauséeuse, le silence était aussi lourd que la brume. Elle attendit que retentissent les premières protestations agacées des domestiques et des badauds avant de reprendre son chemin. Le brouillard la cachait aux yeux des gardes et les voix masquaient son pas souple d’enfant cachotière.
Lef franchit la muraille du Château en se retenant de jubiler. Elle était de plus en plus douée à ce petit jeu. Et si faire appel à ses capacités lui donnait des maux de tête ou de ventre, ils disparaissaient en quelques minutes. Ça en valait la chandelle.
— Lefkan !
Le cri sévère traversa la brume et se répercuta dans l’enceinte du Château. Avant que la princesse pût rappeler à elle le brouillard, le voile opaque se leva. Elle fut bientôt nimbée par le soleil levant, plantée honteusement au pied du Château.
— Tu vas finir par t’évanouir, ajouta la voix qui provenait d’une fenêtre ouverte quelques mètres au-dessus de sa tête. Tu es comme un faon trop imprudent. Enivré par les grandes foulées, mais instable sur ses frêles jambes.
Lefkan se tapa les cuisses et répliqua en haussant le ton :
— Je suis pas frêle !
Son père s’accouda à la fenêtre pour l’observer. Même de loin, elle devinait son rictus mutin. Il lui avait volé le contrôle du brouillard. Elle n’était décidément pas encore à sa hauteur.
— Je sais, mon lapin.
Lef retroussa les lèvres pour montrer ses dents.
— Je suis pas un lapin.
Le compagnon de la reine agita la main comme pour chasser sa vaine rébellion.
— D’accord, mon louveteau. Et dépêche-toi, maman est déjà en colère.
Avec une grimace, Lef se hâta vers l’une des portes secondaires destinées aux domestiques. Si un Noble un peu matinal la croisait dans les couloirs, avec sa tenue de Nordiste et ses cheveux emmêlés, ses parents seraient furieux. Les habitués du Château connaissaient la passion de la princesse pour les escapades matinales, mais elle avait promis à son père et à sa mère de se faire discrète.
La princesse manqua renverser une domestique chargée d’un broc d’eau en remontant les couloirs étroits destinés au service des invités. Elle s’attira d’autres regards noirs et des grommellements avant d’atteindre l’étage où elle résidait. La chambre principale, occupée par ses parents, était entrouverte au fond de la galerie. Des éclats de voix en provenaient.
— Ma reine, vous n’avez aucune idée de l’heure à laquelle la princesse va rentrer ? Je dois faire quelques ajustements sur sa tenue pour la rencontre.
Lef gonfla ses joues en remontant la galerie en direction de la chambre royale. Jenna, l’ancienne domestique en chef devenue sa préceptrice, était trop méticuleuse à son goût. La jeune fille était agacée par l’idée même de se retrouver sur un tabouret à se faire piquer par les aiguilles des couturières.
— Jenna, fit la voix de sa mère d’un ton mesuré, Achalmy l’a vue il y a cinq minutes dans la cour. Elle arrive.
Lef entendit la préceptrice grommeler dans sa barbe alors qu’elle parvenait à hauteur de la pièce. Elle s’avança les yeux baissés, préparée aux remontrances habituelles.
— Mon louveteau.
Les paupières encore plissées, Lef sursauta quand la main de son père s’enroula autour de son épaule. Ni sa mère ni Jenna n’avaient eu le temps de grogner à propos de son retard. Intimidée, la princesse cligna des yeux.
— Le brouillard que tu as invoqué, reprit son père en s’accroupissant à côté d’elle, il était plutôt impressionnant. Depuis quand tu sais faire ça ?
— Tout à l’heure, répondit-elle du tac au tac. J’avais déjà essayé un jour, mais j’arrivais à l’invoquer sur quelques mètres autour de moi seulement.
Son père ne dit rien, mais échangea un regard la reine. Lef les observa sous ses mèches folles. Ils ne se regardaient pas vraiment comme les Nobles enamourés qui passaient au Château. Ni comme les artistes fous de leurs muses. Pas même comme les jeunes paysans des environs qui venaient chercher la bénédiction de la reine en compagnie de leurs promis et promises.
Ils parlaient en silence et Lefkan aimait ça. On aurait dit une meute. Sa mère n’était pas de tradition Nordiste, mais son mari avait indéniablement déteint sur elle. L’inverse était vrai : son père ne partait plus en voyage solitaire comme il avait pu le faire les années qui avaient suivi la rencontre de ses parents. Il avait planté ses griffes dans le foyer du Château.
Lefkan était fière de sa meute. C’était une petite meute, mais y appartenir lui apprenait plus que n’importe quelle leçon ou rencontre.
— Je ne sais pas ce qui vous fait sourire, Dame Lefkan, entama Jenna d’un ton sec en traversant la pièce à grandes foulées, alors que vous devriez déjà être lavée et coiffée.
Comme sa mère n’avait pas encore pris la parole, Lef leva les yeux vers elle. La reine affichait une moue à la fois préoccupée et amusée. La princesse se retint de lui adresser une mimique de connivence. Elle devinait les pensées de sa mère : elle aurait aimé que sa fille prît plus au sérieux son rôle d’héritière, mais ne lui en voulait pas réellement de mener sa vie d’enfant.
— Qu’allons-nous faire de vous ? soupira Jenna d’un air fataliste en passant une main dans la tignasse emmêlée de Lef.
Celle-ci gonfla de nouveau les joues en aplatissant ses cheveux. Si elle avait les traits fins de sa mère, ses épais cheveux bruns ondulés lui venaient de son père.
— Faites-lui des tresses nordistes, intima la reine en approchant de son pas mesuré. Elle portera une tenue occidentale, alors il faudra compenser.
— Ma reine, la princesse Lefkan est avant tout l’héritière de l’Ouest. En tant que telle, elle doit pouvoir représenter ses Terres.
— Bien entendu. Mais elle est à moitié-Nordiste et j’ai toujours eu à cœur de ne pas lui retirer cet héritage.
Toujours planté à côté de Lef, le compagnon de la reine lui posa de nouveau une main apaisante sur l’épaule. Lef ne l’avait jamais entendu se plaindre auprès de sa mère d’un éventuel favoritisme entre ses deux cultures. Elle non plus d’ailleurs ne se sentait pas forcée d’embrasser l’une de ses origines avec plus d’ardeur. Ses parents avaient fait appel à des précepteurs de toutes origines pour lui enseigner les mœurs, cultures et habitudes des quatre cultures oneiriannes. Sa mère lui enseignait la politique occidentale, son père les traditions d’honneur et de combat nordistes. Soran, son professeur en arts de la guerre, était d’origine sudiste.
— Très bien, capitula sa préceptrice après quelques secondes de silence. Je vais faire de mon mieux pour rendre votre fille présentable.
Lef adressa un regard misérable à son père, mais il se contenta d’un clin d’œil. Jenna dut agripper sa princesse par le bras afin qu’elle sortît de la chambre. Avant de disparaître dans la sienne pour subir des tortures, Lef jeta un coup d’œil à ses parents. Ils discutaient, séparés l’un de l’autre par quelques mètres. Mais Lefkan sentait le lien. Le lien qui les unissait eux d’eux et qui les reliait à leur progéniture.
La meute.
Lefkan perdit des cheveux, des peaux mortes, des bouts d’ongles trop longs et toute la patience qu’elle possédait du haut de ses onze ans. Jenna et les couturières venaient de sortir de sa chambre avec leurs aiguilles et leurs paniers sous le bras. Dans le miroir de la coiffeuse qu’elle avait hérité de sa mère, la princesse se jaugea. Disparus ses cheveux lâches. Disparus le cuir et la fourrure dont elle se parait le matin pour aller chaparder. Disparue son allure de petite louve.
Elle avait plutôt l’air d’une colombe avec ses tresses soignées remontées sur son crâne et sa robe occidentale blanche. Les anneaux qui reliaient la pièce de tissu principal à ses manches détachées et à son tour-de-cou étaient turquoise. Elle avait dédaigné l’or traditionnellement réservé aux membres de la famille royale pour peindre des pièces de fer qu’elle avait achetées au forgeron des faubourgs. Le turquoise et le blanc, couleurs de la famille royale. Sur ses épaules nues reposait une fourrure de loup. Quant aux bottines cachées par la traîne de la robe, elles étaient rembourrées. Lefkan ne pouvait pas se passer complètement des vêtements chauds et confortables des Nordistes.
Pour s’assurer que la colombe ne prendrait pas son envol de sitôt, elle retroussa les lèvres et grogna à l’intention du miroir. Elle apprécia le visage fripé, nez plissé et yeux à demi-fermés, que lui renvoya son reflet. La petite louve était toujours là.
— Lef ?
Celle-ci se redressa abruptement pour se tourner vers l’entrée de sa chambre.
— Maman, bredouilla-t-elle en perdant son expression sauvage. Tu es belle.
Sa mère était une louve particulière. Plutôt discrète et douce. Mais elle dirigeait la meute et personne n’avait jamais remis ça en question. C’était elle qui dictait le rythme du groupe et en apportait la structure. Lef l’avait rarement vue montrer les crocs, mais le souvenir de l’électricité statique dans ces moments-là lui hérissait encore le poil.
— Merci, mon flocon.
Lefkan fronça le menton en s’avançant vers sa mère. Elle ressemblait à une belle louve parée du turquoise et blanc royal. Le Saphir des Glaces qu’elle portait en pendentif n’avait pas perdu de son éclat au fil des années. Lefkan s’était promis, dès qu’elle avait appris pour le Rituel de la Maturité, de s’en procurer un largement aussi gros.
Quoiqu’intimidée par l’aura tranquille et impérieuse de sa mère, Lef se plante face à elle.
— Maman, je t’ai déjà dit d’arrêter de m’appeler comme ça.
— Je vais essayer, promis. (La reine tendit la main pour caresser ses cheveux tressés.) Tu es magnifique.
— Je veux être impressionnante.
— L’un ne s’oppose pas à l’autre.
Quand sa mère lui ouvrit les bras, Lefkan s’y engouffra aussitôt. La reine était une femme petite et menue. Bientôt, Lef la rattraperait en taille. Et la dépasserait sûrement : son physique robuste rappelait plutôt son père. En attendant, elle huma son parfum de rosée, frissonna dans la tiédeur de son étreinte. C’était sa mère-louve, la cheffe de la meute. Et Lef se promit de continuer à la serrer dans ses bras même lorsqu’elle serait plus grande qu’elle.
— Comment tu te sens ? s’enquit sa mère en la relâchant.
— Un peu inquiète, marmonna Lefkan en haussant les épaules. J’ai un peu peur des Orientaux. Tu crois qu’ils vont faire pousser des orties dans mes oreilles ?
Un rire incrédule échappa à sa mère.
— Mais qui t’a mis cette idée dans la tête ? Lef, ils ne te toucheront pas.
— Tu promets ? bredouilla-t-elle en baissant le nez.
— Sur les Dieux. Papa et moi sommes là pour te protéger. (Sa mère glissa la main sous la fourrure dont elle était vêtue avec un sourire complice.) Et puis, si je ne m’abuse, tu as de quoi te défendre, n’est-ce pas ?
Lefkan lui retourna son rictus quand a mère trouva la lame d’une demi-douzaine de centimètres cachée dans la fourrure.
— Fais attention à ne pas te couper.
— J’ai le droit d’utiliser mes pouvoirs ?
— Non, on en a déjà discuté, Lef. Tu ne te contrôles pas encore assez.
L’intéressée serra les dents pour ravaler ses protestations. Elle ne pouvait pas réfuter. Ce matin encore, elle découvrait qu’elle était capable d’envelopper le Château entier dans un voile de brouillard. Parfois, ses propres capacités l’effrayaient. Lef n’avait touché aucune de ses limites. Et elle n’avait aucune idée si elle en aurait l’occasion. Pour rire, son père disait parfois que rien ne pourrait l’arrêter. Et Lefkan savait au fond qu’il avait en partie raison. Elle était anormale.
Après tout, Lef était la seule enfant connue à maîtriser deux éléments qui n’allaient normalement pas ensemble. L’eau, sous ses trois formes, combinée à la foudre et au vent. Une Élémentaliste unique, plus puissante que l’on ne pouvait l’imaginer.
Bénie des Dieux. Bénie d’un Dieu en particulier, à vrai dire. Ses parents le nommaient rarement, car cette divinité les avait blessés et méprisés. Pourtant, Lef les avait déjà entendus le remercier dans leurs rares prières. Si son nom était une combinaison de Kan et Lefk, les Dieux protecteurs des Terres natales de sa mère et de son père, ses pouvoirs lui venaient du Maître de la Matière et des Éléments. Aion.
La reine s’installa en premier sur le trône qui dominait l’estrade et la Gran’Salle. Le second trône, occupé par diverses figures au fil des règnes et des préférences, accueillit la princesse. Le compagnon de la reine et sa mère prirent place sur des sièges placés sur le côté de l’estrade. Il faisait assez frais dehors pour que les valets eussent pensé à allumer les imposantes cheminées.
— J’aime pas la décoration, commenta Lefkan en zieutant les alentours.
Alors que la Gran’Salle avait été aux couleurs des Terres du Nord ces six derniers mois, les tapis, tentures et bibelots étaient à présent de provenance orientale. Lef préférait largement les peaux de bêtes, les tissus chauds et les morceaux de Saphir des Glaces exposés en vitrines.
— Lefkan, la gourmanda sa mère en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Nous recevons deux Gardiens. Des membres l’Épine, le gouvernement de l’Est. Il était primordial de les accueillir dignement. Et, par les Dieux, cesse de parler comme ton père.
L’intéressé se redressa sur son siège comme pour protester. Lefkan le trouva très élégant, avec son catogan impeccable, sa peau de loup en travers de l’épaule et ses bottes cirées. Elle regretta aussitôt d’être vêtue d’une légère robe blanche. Quand son père remarqua son regard admiratif, il se calma et lui fit un clin d’œil.
— Tu dois te comporter comme une princesse de l’Ouest, reprit sa mère d’un ton ferme. Au moins pour quelques heures.
Lefkan gonfla les joues en s’enfonçant dans son siège. Quelques mètres derrière elle, sa grand-mère étouffa un rire.
— On dirait Alice quand elle était petite.
La reine et sa fille se tournèrent vers Trianna. Ses soixante ans avaient blanchi entièrement ses cheveux et creusé son visage de pattes d’oie et ridules. Si elle se montrait parfois encore plus intransigeante que sa mère, Lefkan aimait quand même passer du temps avec elle. Trianna lui apprenait la monte à cheval, les lettres et lui racontait les ragots du Château. Ces derniers se transformaient généralement en discussions tout à fait sérieuses à propos des futures grandes figures du paysage occidental. Lefkan y prêtait une oreille attentive. Elle se devait de connaître les futurs cartes avec lesquelles elle devrait composer.
— Maman, soupira la reine avant de revenir à sa fille. Lefkan, quelques heures. Tu pourras ensuite retourner t’entraîner avec le capitaine Soran ou jouer dans les vergers.
Lef inclina le menton tout en redressant le buste. Elle copia le port de tête assuré de sa mère, les épaules droites de son père et le sourire confiant de sa grand-mère. Elle aurait peut-être l’air d’une louve ainsi.
— Mes Dames, Sire, lança le valet de l’antichambre en poussant l’un des grands battants de bois, vos invités sont arrivés.
— Merci, Duncan. Faites-les entrer.
Dans leur dos, Trianna et le père de Lef s’étaient levés. Comme la princesse s’apprêtait à les imiter, sa mère lui fit signe de rester assise.
— Ils sont du même statut politique que nous, lui expliqua-t-elle rapidement, alors tu ne dois te lever pour les saluer que lorsqu’ils le feront.
Lef se dévissa le cou pour guetter l’arrivée des Orientaux. Elle en avait déjà aperçu à la cour. Leurs longues tuniques brodées et leurs bâtons, de marche comme de combat, l’intriguaient. Avaient-ils des chausses en-dessous de leurs tuniques ? Se baladaient-ils les fesses à l’air ? L’idée la fit sourire.
Un homme et une femme dépassèrent le valet pour s’avancer vers l’estrade. Lefkan retint sa respiration : l’homme lui était familier. Ses cheveux blonds-roux étincelèrent à la lueur des cheminées et des candélabres. La femme qui l’accompagnait était plus âgée, mais pas autant que sa grand-mère. Son crâne chauve laissait apparaître des tatouages indistincts.
— Reine Alice, lança la femme en s’avançant jusqu’à la première marche de l’estrade. Princesse Lefkan.
Lef réagit quelques secondes après sa mère quand elle se leva. Le rouge lui envahit les joues alors que les iris marron de la Gardienne lui perçaient le front.
— La jeune fille bénie des Dieux, souffla-t-elle avec un sourire entendu. L’enfant des tempêtes.
La princesse fronça les sourcils sans oser détourner les yeux. Elle connaissait cette formulation. La première fois qu’elle l’avait entendue, c’était de la bouche de cet expert Élémentaliste qui avait affirmé en riant qu’elle serait une enfant de la tempête, avec sa maîtrise de l’eau, du vent et de la foudre. À l’époque, Lefkan et ses parents l’avaient accompagné dans son enthousiasme. Aujourd’hui, sa mère foudroyait des yeux quiconque prononçait ces mots. S’ils recelaient un grand pouvoir, ils sonnaient aussi comme une malédiction. La reine Alice avait toujours refusé que sa fille fût associée à un héraut de malheur et de catastrophes.
— Pourquoi m’appelez-vous ainsi ? tonna Lef en descendant d’une marche.
Sa mère s’élança promptement pour la rattraper par l’épaule.
— Lefkan, susurra-t-elle sans quitter ses invités des yeux. Tu oublies ta place. Tu te dois de les saluer, comme je te l’ai appris.
Comme pour lui montrer l’exemple, la reine se redressa, inspira et réalisa les gestes de salut typiquement orientaux.
— Reine Alice, gouvernante du trône occidental.
Le menton de Lef tremblota le temps qu’elle reprît ses esprits. Gorge nouée par la frustration, elle tapa du pied gauche au sol en portant la main droite à son cœur. Les échos de ce dernier traversaient les couches de vêtements pour vibrer entre ses doigts. La vie. Galadriel.
— Princesse Lefkan, héritière du trône occidental et fière fille du Nord.
— Gardienne Vanä, prononça l’intéressée en répétant les mêmes gestes. Éminente représentante de l’Épine, protégée et confidente de Galadriel.
À ses côtés, l’homme armé d’un bâton presque aussi grand que lui frappa le sol à son tour.
— Gardien Wilwarin. Éminent représentant de l’Épine, protégé et confident de Galadriel.
La lumière se fit. Wilwarin avait rendu visite à ses parents un an plus tôt, pour les conseiller dans la culture de nouvelles plantes plus résistantes au changement climatique qui frappait Oneiris depuis vingt-trois ans. Intimidée par ses yeux qui changeaient de couleur toutes les heures et par son attitude de sage mystérieux, la princesse s’était tenue éloignée. Aujourd’hui, elle devait leur faire face. Pourvu qu’ils ne fissent pas pousser d’orties dans ses oreilles.
Derrière la reine et sa fille, Trianna s’éclaircit la gorge.
— Dame Trianna, mère de la reine actuelle.
À sa gauche, le père de Lef imita les gestes d’un air solennel.
— Achalmy, compagnon de la reine et conseiller diplomatique.
Lefkan s’étonna du silence pesant qui tomba sur la Gran’Salle une fois les salutations passées. Elle se permit de détourner les yeux des Gardiens pour observer ses parents. Une étincelle éclairait le regard sombre de sa mère. Un rictus planait sur les lèvres de son père.
— On va prétendre encore longtemps ? lança ce dernier en se dirigeant vers le bord de l’estrade.
Alors qu’il venait se glisser aux côtés de son épouse, Lef écarquilla les paupières. La compagne ou le compagnon du souverain en place n’avait le droit de le rejoindre au sommet de l’estrade que s’il y était formellement autorisé.
— Je dois reconnaître que tu l’as bien dressé, Alice, lança Vanä avec un sourire narquois.
— Un travail de longue haleine, acquiesça l’intéressée en tapotant le bras de son époux.
Lef eut l’impression d’être expédiée dans une nouvelle dimension. Ses parents, qui ne se permettaient presqu’aucune familiarité en public, riaient ensemble en se tenant par la main. Vanä et Wilwarin grimpèrent les marches pour discuter plus aisément avec les souverains.
Les souvenirs et anecdotes fusèrent dans la conversation. Lefkan se sentit rapidement dépassée par les histoires que se racontaient les adultes. Inconscients de son trouble, Lef put s’éclipser de leur vue et reculer librement jusqu’au bord de l’estrade. Ça lui donnait mal à la tête. Ces rires, ces sourires, qu’elle ne saisissait pas. Ce n’était pas sa meute.
La boule dans sa gorge s’accentua. L’enfant des tempêtes. Pourquoi des étrangers connaissaient-ils ce terme ? L’héritière du trône occidental aux pouvoirs inégalés était-elle un mystère pour les autres Terres ?
Pire, était-elle une menace ?
Lefkan se transforma en louve. Elle se para d’un manteau blanc capable de la camoufler, détendit ses muscles et s’élança. Ses membres souples la firent bondir de marche en marche. Ses griffes se plantèrent dans le bois pour lui ouvrir un passage. Des cris retentirent par-dessus ses épaules, lui intimant de s’arrêter. Sa meute l’appelait. Elle l’ignora. Les loups avaient parfois besoin d’être seuls. De s’isoler pour se retrouver. Hurler leur mécontentement à la lune, gronder après les nuages et danser dans la nuit.
Lefkan courait, grimpait, bondissait. C’était son territoire ici. Elle en connaissait les dénivelés, les pièges et les raccourcis. Sa petite taille lui permit de se faufiler dans les recoins et à travers les murs cachés qui servaient autrefois aux assassins des rois. Elle finit par s’arrêter au milieu de l’un d’eux pour souffler un moment. Lef tendit l’oreille, calma sa respiration puis attendit.
Attendit encore. Encore. Que les bruits se tassassent, que les souris vinrent lui chatouiller les doigts. La louve se montra patiente. Alors elle s’étira, déplia son corps nerveux et remonta le couloir secret. Elle gonflait au minimum ses poumons pour éviter de tousser dans la poussière. Ses cheveux remontés accueillirent peut-être quelques araignées, mais aucune ne s’aventura sur son corps. Il faisait noir entre les murs, mais Lef avait tracé des entailles dans le bois vieilli au fil des années. Quand enfin la marque qu’elle cherchait glissa sous ses doigts, elle sourit. Elle y était.
D’une main prudente, Lefkan tâta le cache dans le mur. Une fois qu’elle l’eût entrouvert, elle se pencha pour écouter. Pas une voix. Avec un grognement de soulagement, elle rentra les épaules et franchit la trappe. Elle apparut derrière le miroir de sa chambre. Avec prudence, elle déplaça l’objet puis s’étira. La lumière, bien que faible en ce milieu d’après-midi, lui brûla les rétines.
Lefkan ne s’attarda pas. Une fois débarrassée de sa peau de loup, elle tira sur les anneaux de fer qui retenaient les pièces de sa robe ensemble. Elle fit coulisser les boucles, décrocha les tissus et se retrouva bientôt en maillot-de-corps devant son miroir. Avec des doigts experts, elle se rhabilla de son ensemble de cuir souple, décrocha ses tresses pour les laisser pendre librement dans son dos avant de se draper dans sa peau de loup. Avec un sourire féroce à l’adresse du miroir, elle gronda :
— Je suis Lefkan, je suis une louve.
Le premier éclair éclata derrière sa fenêtre. Surprise, Lef se redressa et poussa le battant. Une bourrasque chargée de gouttes de pluie lui fouetta les joues. Au loin, l’océan devait leur cracher des rouleaux de vents gorgés de foudre.
— La tempête, marmonna-t-elle pour elle-même. Elle arrive.
Lefkan referma sa fenêtre en forçant sur ses bras. Elle devrait graisser les gonds sans tarder. Elle non plus ne devait pas tarder. Lef s’assura que sa dague était toujours logée dans sa peau de loup avant de se rendre prudemment dans le couloir. Ses parents avaient sûrement prévenu les domestiques et précepteurs. Lefkan devait s’attendre à de la résistance.
Elle se montra prudente en poussant sa porte. Avec un peu de chance, ses poursuivants la cherchaient à l’extérieur du Château, où elle passait le plus clair de son temps. On ne la soupçonnerait peut-être pas de se rendre dans la chambre de ses parents. Les battants étaient à demi-fermés. Les flashs irréguliers des éclairs créaient des ombres dans le couloir. À pas de loups, Lefkan s’avança jusqu’à la pièce pour y jeter un coup d’œil. Elle n’en percevait qu’un bout de sa position, mais décida de prendre le risque. Connaissant ses parents, ils ne seraient pas rentrés dans leur chambre pour la rechercher.
Le feu mourant du foyer avait maintenu une certaine tiédeur dans la chambre, mais Lef ne put s’empêcher de frissonner. La pièce était deux fois plus grande que la sienne, avec un espace de travail agrémenté d’un bureau et d’une bibliothèque. Des papiers traînaient sur le plateau, aplatis par une rose coincée dans un flocon de verre. Lef ne s’y intéressa pas et pivota directement vers l’imposante armoire en bois ouvragé. Sur une étagère murale tout proche reposait son objectif.
La princesse dut tirer l’une des chaises de l’espace de travail pour atteindre l’étagère. Un support en bois laqué supportait les fourreaux de deux sabres aux manches tressés. À côté reposait une statuette de loup. Lef l’observa un instant avant de s’emparer du sabre de son père. L’un de ses sabres, du moins : Kan, la lame la plus courte. Eon était bien trop long et lourd pour qu’elle pût s’en servir aisément. Les armes élémentaires de son père étaient rangées ici depuis des années. Ils ne les récupéraient que pour participer à des batailles ou partir dans le Nord en expédition diplomatique. Les Occidentaux n’étaient pas à l’aise avec le port d’une arme au sein des foyers et bâtiments. Lef avait quelques souvenirs brumeux de ses parents en train de se disputer à ce propos. Il avait fallu des années à son père pour parvenir à délaisser ses sabres sur des étagères. Un gâchis, estimait Lef, bien qu’elle comprît la volonté de sa mère de ne pas vouloir effrayer ses invités.
— Salut Kan, murmura Lef en glissant la lame hors de son fourreau.
Le katana était lourd au bout de son bras. Elle était encore trop petite pour s’entraîner avec, mais Lefkan aimait son simple contact. Kan n’était pas comme les autres armes. Le sabre élémentaire était capable de se connecter avec son porteur. La princesse avait déjà vu son père à l’œuvre : lors des combats, il chuchotait à ses katanas.
— Dans quelques années, tu seras à moi. Papa m’a promis que j’hériterai d’Eon et toi.
La lame luisit sous les éclats de lumière provoqués au loin par les éclairs. Considérant ceci comme un signe d’assentiment, Lef rangea Kan dans son fourreau et la glissa dans sa ceinture de cuir. C’était inconfortable, car son accessoire n’avait pas d’accroche prévue à cet effet, mais le rendu dans le miroir était satisfaisant. Sa grand-mère s’amusait parfois du temps que Lef passait en face de son reflet en dépit de son inintérêt pour la mode, la coiffure ou le maquillage. La princesse avait bien essayé de lui expliquer que se regarder dans le miroir n’était pas un simple acte de vanité, mais Trianna était restée perplexe.
Lefkan observait tout dans un miroir. Sa position : suffisamment intimidante ? Sa garde : trop haute, trop basse ? Ses vêtements : bien ajustés, pour ne pas la gêner lors de ses entraînements ou escapades ? Son expression : assez féroce ? Et, oui, aussi, sa silhouette et son visage. La façon dont son corps grandissant, la satisfaction que ça lui procurait. Elle devenait une grande, une fille capable de se battre par elle-même et pour elle-même. Et son visage. Lef voulait s’assurer de ressembler à ses parents en grandissant. Elle voulait les traits de sa mère, car c’était la cheffe de la meute et qu’on l’écoutait malgré sa silhouette peu imposante. Quant à son regard, leur aspect métallique rappelait celui de son père. Et le compagnon de la reine avait déjà fait taire d’un simple coup d’œil implacable.
Le miroir projetait ses attentes et ses espoirs. Peut-être un jour prendrait-elle aussi plaisir à apprécier un maquillage sur lequel elle s’était attardée des heures. Ou à admirer un vêtement qui lui seyait particulièrement bien. En attendant, Lef rabattit ses tresses en arrière et se redressa.
Puisque ses parents avaient décidé d’être coincés dans le passé en compagnie des représentants de l’Est, Lef escomptait bien s’amuser.
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