Chapitre 2 : Le Louveteau
An 523 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
Lefkan était retournée dans le passage des assassins. Comme elle voulait à tout prix protéger son secret, elle n’avait jamais parlé de ces murs étroits et poussiéreux qui couraient dans certaines parties du Château. À vrai dire, même si elle en avait informé ses parents, seule sa mère aurait pu se glisser sous les trappes. Ces passages n’étaient définitivement pas conçus pour des personnes robustes ou assez grandes. Elle s’imaginait de temps en temps divers scénarios pour expliquer leur présence. L’Ouest avait-il autrefois formé des enfants à espionner les Nobles de passage ? Cette idée plaisait à Lef. On sous-estimait les enfants. Il n’y avait qu’à la voir, en train de tâtonner dans le noir, au milieu des toiles d’araignées et des moutons de poussière. Le sabre glissé dans sa ceinture tapait contre les parois, mais Lef préférait provoquer éventuellement des frayeurs aux badauds de l’autre côté du mur plutôt que de perdre son chemin. Les marques qu’elle avait gravées lui évitaient de se perdre aux intersections.
Il aurait évidemment été plus pratique d’emprunter les escaliers puis la coursive pour redescendre dans la partie commune du Château. Mais des soldats étaient constamment positionnés aux accès qui menaient aux appartements de la famille royale. Ils auraient arrêté la princesse et l’auraient ramenée à ses parents.
Pas question, se promit Lefkan en chassant une toile d’araignée de sa joue.
Mais il fallait que la louve prît rapidement l’air. Elle n’était pas destinée à se terrer dans l’ombre. Ses poumons devaient se gonfler de vent, ses membres se déplier et ses poils se hérisser pour contrer le froid. Elle accéléra la cadence et se cogna le coude à deux reprises avant de trouver la trappe qui l’intéressait. Dans sa précipitation, elle faillit la pousser alors que des badauds passaient à proximité. Lefkan se réprimanda en silence avant de tendre l’oreille. C’était la trappe la plus proche d’une porte de sortie. Elle donnait sur un couloir de domestique relié aux cuisines. C’était malheureusement l’effervescence dans ce passage. Était-ce la préparation du déjeuner en compagnie des deux émissaires Orientaux qui causait tant de grabuge ? Des soldats à la recherche de la princesse fugitive ?
Frustrée, Lef revint sur ses pas, prit un couloir différent à la première intersection et grimpa une volée d’escaliers étroits. La pointe de sa chaussure buta contre une marche, mais elle se réceptionna à temps pour éviter la chute. Elle dut continuer de monter et suivre le rond gravé dans le bois grossier avant d’avancer dans le passage qui l’intéressait. Puisqu’elle ne pouvait pas sortir dans l’immédiat, autant se faire un avis de ce qui se tramait du côté de ses parents et des Gardiens.
Elle se cala contre le mur et tâtonna de nouveau dans le noir jusqu’à trouver la fente incisée dans le bois. Elle coulissa avec difficulté et se bloqua avant de s’être entièrement rétractée. Tant pis, Lef pouvait quand même voir à travers. Elle ne venait pas souvent ici, car c’était plutôt ennuyeux de surveiller la Gran’Salle en temps normal. Mais aujourd’hui, son regard tomba directement sur sa mère, assise au bord de son trône, et sur son interlocutrice. Le Gardien qu’elle connaissait, celui avec le grand bâton et les cheveux dorés, s’était éclipsé. Tout comme son père. Peut-être étaient-ils à sa recherche.
— Ils vont la retrouver, Alice.
L’autre Gardienne, la grande femme à l’allure sèche et au crâne rasé, était positionnée sur l’une des marches qui menaient à l’estrade des trônes. Même si la reine était installée sur son imposant siège et plus en hauteur, elle ne dominait clairement pas la situation. Cette constatation troubla Lefkan. Était-elle responsable de la posture avachie de sa mère ?
— Je suis encore navrée, Vanä, affirma-t-elle d’une voix engourdie. Lefkan est une habituée des escapades et des bêtises, mais c’est la première fois qu’elle fuit une rencontre diplomatique. C’était peut-être trop tôt pour elle.
— Je n’en sais rien. Nous partageons les torts dans cette histoire. Si nous n’avions pas exclu ta fille de notre discussion, elle n’aurait peut-être pas cherché à fuir.
Lef, perchée en hauteur par rapport aux deux femmes, grimaça derrière la fente. Cette Vanä avait raison. Elle s’en était allée, car l’échange entre ses parents et les Gardiens ni ne l’intéressait ni ne la concernait. Pourquoi participerait-elle à une discussion où l’on ne requerrait pas son avis ?
— J’espère qu’Al et Wilwarin la retrouveront rapidement.
Le mélange d’inquiétude et d’épuisement qui modulaient la voix de sa mère jeta une pierre de culpabilité dans l’estomac de la princesse. Avait-elle exagéré en fuyant dans la précipitation ?
— Je crains d’être incapable de lui enseigner les responsabilités du trône.
L’aveu de sa mère retint Lefkan à son point d’observation.
— Elle n’a que onze ans, Alice.
— Et j’en ai quarante, Vanä. Je ne suis pas immortelle.
Le caillou dans le ventre de Lefkan se mua en roc écrasant. Lef n’avait vraiment songé à la mort de ses parents. Son père avait reçu plus d’une blessure depuis sa naissance, mais jamais rien de grave. Quant à sa mère, elle régnait par temps de paix et n’avait subi aucune maladie grave.
— Lef doit se préparer. Je dois la préparer.
— Tu es dure envers toi. Ta fille n’est ni idiote ni peureuse. Je l’ai vu dans son regard, dans sa posture. Pour autant, je crois qu’elle a conscience de vivre une période protégée de sa vie. Elle est assez grande pour qu’on la laisse mener ses propres aventures, mais trop jeune pour qu’on l’étouffe des responsabilités. Al et toi avez plutôt su vous jouer de cet équilibre, jusqu’ici. Continuez.
— J’ai essayé de lui apprendre les différentes mœurs d’Oneiris, reprit Alice en se levant de son trône. Je lui ai trouvé des précepteurs d’origines diverses, elle vit dans l’Ouest depuis sa naissance, mais… je crois qu’elle est amoureuse du Nord. Le jour où elle a posé les yeux sur les sabres de son père et été en mesure de comprendre leur utilité, elle a été fascinée. Elle a appris à lire, à écrire et à calculer plus vite que la plupart des enfants. Simplement parce qu’on lui avait promis de lui apprendre à se battre si elle réussissait dans les autres disciplines. (Alice descendit les marches pour se rapprocher de son interlocutrice.) Vanä, je crains qu’elle n’ait jamais d’intérêt profond pour les Terres de l’Ouest. Depuis toute petite, elle me parle de loups, de voyage et de combats.
— Alice, tu te focalises trop sur certaines choses. Ça ne te semble pas évident qu’une enfant n’ait pas envie de parler de politiques, de gestion des terres et du trésor national ?
— Je suis perdue, confessa sa mère avec amertume. Je ne sais pas ce que je dois attendre de Lef. J’essaie de la protéger, mais je ne veux pas l’enfermer. C’est pour ça que je la laisse sortir de sa chambre avant les lueurs de l’aube. C’est pour ça que je ne dis rien de ses entraînements matinaux avec un capitaine de la Garde Royale. Je ne veux pas qu’elle ait le sentiment que je l’empêche de vivre sa vie comme elle l’entend.
— Et, à présent, tu crains d’avoir été trop laxiste ? Tu penses vraiment que cette liberté l’a amenée à penser comme une Nordiste et n’avoir aucun intérêt pour l’Ouest ?
Plongée dans un brouillard de questions confuses, Lefkan n’avait aucune réponse à apporter à sa mère ou à la Gardienne. Elle n’avait jamais songé à sa vie en des termes aussi clairs.
— Peut-être. Lefkan sera reine. Un jour, elle se sera assise à ma place. Elle doit y être préparée.
— Et tu la prépares, Alice. L’éducation que tu lui as offerte est d’une richesse rare. On discute de la princesse de l’Ouest, à l’Épine. Après tout, elle sera un jour notre interlocutrice directe. Et nous sommes reconnaissants qu’elle ait eu l’occasion d’en apprendre sur l’Est et nos coutumes.
Sa mère observa la Gardienne pendant quelques secondes avant souffler :
— J’espère que tu as raison. J’espère que, par désir de laisser Lef mener sa vie, je ne l’ai pas transformée en véritable enfant des tempêtes.
Lefkan faillit ne pas entendre ces derniers mots, car sa mère avait baissé le ton. Malgré tout, ils s’élevèrent jusqu’à elle et la couvrirent d’une chappe de peur et de honte. C’était ainsi que sa mère la voyait ? Comme une enfant incapable de se contrôler, aussi fugueuse et imprévisible qu’une tempête ?
La princesse de l’Ouest ne pouvait en entendre plus. Le cœur au bord des lèvres, elle fit coulisser la fente, se redressa et s’enfonça dans l’obscurité.
Le couloir des domestiques était plus calme. Positionnée derrière le mur, oreille tendue, Lef attendit encore une longue minute avant de pousser timidement la trappe. Un brouhaha lointain provenait des cuisines, mais la princesse ne s’en inquiéta pas. Il y avait toujours du remue-ménage dans cette partie du Château. Elle dut rentrer les épaules et ramper à moitié pour sortir de sa cache.
Lefkan comprit son erreur seulement lorsqu’elle aperçut les souliers lustrés à quelques centimètres de son nez. Avant d’avoir pu repartir en arrière, on l’attrapa par le col de sa chemise pour la mettre debout. Une femme se dressait face à elle.
— J’étais certaine de te trouver ici, petit singe.
La tête rentrée dans les épaules, Lef osa tout juste rencontrer le regard impérieux de son interlocutrice.
— Tata Sora. C’est pas… je faisais que… Qu’est-ce que tu fais ici ?
Obnubilée par sa culpabilité, la princesse en avait oublié que la conseillère en relations étrangères était censée être dans le Sud.
— Je voulais faire une surprise à tes parents, expliqua Soraya en époussetant distraitement les vêtements de la jeune fille. Je m’attendais à un accueil chaleureux, avec des bouchées feuilletées, du vin de noix et les dernières fleurs du jardin.
La Sudiste posa un regard implacable sur Lefkan, qui se renfrogna un peu plus.
— Et voilà qu’on m’annonce que la princesse de l’Ouest a disparu. Ta mère est dans tous ses états, ton père oublie tout forme de politesse – ce n’est déjà pas spécialement inné chez lui – et les domestiques ne savent plus où donner de la tête.
La femme la considéra de la tête aux pieds sans masquer sa lassitude. Distraitement, elle caressa la surface dorée de la broche épinglée au col de sa chemise.
— Toute cette effervescence pour une simple princesse qui joue à se rouler dans la poussière.
Le rouge de la honte mordit les joues de Lefkan, qui serra les dents et contra :
— C’est le passage secret qui est poussiéreux. Je veux juste aller dehors.
Lef orienta le menton en direction de la porte de service qui donnait sur l’une des cours arrière du Château. Soraya soupira, croisa les bras sur la poitrine puis fronça le nez.
— Passons un marché, jeune fille. (Lef sentit ses lèvres s’étirer en rictus satisfait ; rien de tel que de marchander avec des Sudistes.) Je te donne une heure pour trouver et me ramener mon Vann. Si tu réussis, je prétexterais ne pas connaître ton petit secret.
Soraya avait tapoté ses jointures contre le mur. Comment avait-elle su ? Depuis combien de temps ? Lefkan s’en voulut de ne pas avoir été suffisamment prudente. Elle se détourna pourtant de cette menace pour s’exclamer :
— Vann est ici ?
— Évidemment, petit singe. Ce chenapan me suit de partout.
L’excitation agita les jambes de Lef. Elle n’en pouvait plus d’attendre.
— D’accord, je le retrouve et je le ramène ! Où est-ce que vous vous êtes séparés ?
— Avant les murailles du Château. Il doit être près des baraquements ou dans les vergers. Il risque de dévorer la moitié du raisin.
Alors que Lefkan était sur le point de déguerpir, elle se retourna pour demander :
— Et Sana ?
— Dans le Sud, souffla Soraya avec un sourire teinté de regret. Elle a quatorze ans à présent et son père a réclamé sa présence au sein de sa caravane pour qu’elle commence son apprentissage.
— Alors elle va devenir marchande ?
— Elle en a toujours rêvé, expliqua Soraya d’une voix douce. Je ne vais pas l’empêcher d’accomplir ses désirs parce qu’elle me manque.
Perturbée, Lef dévisagea la Sudiste sans oser répondre. L’idée d’être séparée de ses parents par des centaines de lieues jetait un froid dans son dos. Même si Sana était bien entendu en compagnie de son père marchand, sa mère devait lui manquer.
— Allez, va me chercher mon fils, intima la femme avec un clin d’œil. Quitte à l’avoir avec moi, autant qu’il évite de partir par monts et par vaux.
La princesse s’élança avant que Soraya eût le temps de changer d’avis.
À l’extérieur, le ciel était menaçant. La bruine chatouillait le visage de Lef et rendait sa vision plus difficile, mais elle avança d’un pas déterminé. Avant de traverser la cour pour franchir l’entrée de la muraille, elle inspira profondément. L’humidité de l’air rendit bien plus facile d’appeler le brouillard à elle. Elle s’efforça de le faire tomber sur le Château avec plus de douceur et de subtilité qu’elle en avait montré le matin. Les gardes devaient croire à un phénomène météorologique, pas à une princesse en fugue missionnée pour retrouver le fils d’une conseillère.
Quelques minutes plus tard, une fois le Château plongé dans une nappe de brume, Lef reprit sa route. Elle était en nage. Elle s’obligea à calmer sa respiration avant d’approcher du poste de garde. Elle ne voulait pas se faire repérer si près du but. Son cœur battait de façon assourdissante contre ses tempes lorsqu’elle franchit la muraille du Château. Autour d’elle, les soldats se plaignaient de la météo. La tempête était prévue depuis le matin, mais ce brouillard était une vraie plaie. Quand l’orage gronda au loin, Lef en profita pour bondir et s’éloigner en courant.
Les baraquements et les terrains d’entraînement de la Garde Royale n’étaient guère animés. Les soldats de repos devaient profiter de leur famille ou de leurs amis. Ceux en poste pestaient sous la pluie et ceux qui attendaient leur quart observaient le ciel d’un air maussade. Lefkan n’avait aucun mal à se les imaginer. Elle-même grimaçait de l’eau dans son cou et de la boue sous ses pieds.
La princesse se faufila près des baraquements, sans réel espoir d’y trouver Vann. Son ami d’enfance avait dû trouver refuge dans leur petite cabane habituelle. Par acquis de conscience, elle vérifia que Vann n’était pas perché dans son chêne favori avant d’opérer un demi-tour. Les vignes occupaient tout un pan de la colline qui accueillait le Château du Crépuscule et les bâtiments de la Garde Royale. La princesse dérapa dans les pentes boueuses et s’écorcha les paumes en se rattrapant aux branchages avant d’aviser au loin une petite cabane branlante entre deux rangées d’arbres fruitiers. C’était essentiellement un espace de stockage pour les paysans, où étaient entreposés des outils, une brouette en bois et des tas de caisses aussi poussiéreuses que mystérieuses.
Un nouveau coup de tonnerre au loin pressa Lefkan. Ses cheveux étaient trempés quand elle poussa la porte branlante de la cabane. Un cri strident la stoppa net. Quand une flamme bondit face à elle, la jeune fille ne put que remercier ses entraînements matinaux en compagnie de Soran. Son corps se déporta en arrière avant qu’elle eût le temps de réaliser. Ses pieds glissèrent sur le sol inégal et, les poils du nez roussis, la princesse se retrouva couchée dans la boue.
— Lef ?
Sonnée, Lefkan ne vit qu’un ciel gris chargé de pluie pendant quelques secondes. Après quoi, le visage constellé de taches de rousseur de Vann apparut. Aussi vive qu’une vipère, Lef agrippa la mèche longue qu’il portait à l’arrière du crâne et le fit basculer. Sa chute produisit un son spongieux.
— Pourquoi t’as fait ça ? geignit Vann en frottant la terre molle qui maculait ses chausses.
— Tu as essayé de me brûler, expliqua la princesse d’un ton cassant.
— Tu m’as fait peur ! (Face à la moue renfrognée de son amie, Vann se tordit les mains.) Désolé, Lef, je pensais pas que tu allais apparaître comme ça.
Toujours vexée, elle se contenta de grommeler en se redressant. Ses vêtements de cuir et sa belle peau de loup étaient tachés de boue. Jenna allait la massacrer.
— Je croyais que tu étais au Château, souffla Vann en se précipitant dans la cabane pour éviter la pluie. Maman m’a dit que tu rencontrais des Gardiens.
— J’ai assisté à la rencontre, oui, éluda Lefkan en le suivant. C’était ennuyeux.
Vann secoua sa touffe de cheveux d’un roux sombre en faisant la moue. Lef poussa le verrou rouillé de la porte pour s’assurer qu’un coup de vent ne l’ouvrirait pas.
— La rencontre était ennuyeuse ? Ou les Gardiens ?
— Un peu les deux.
— Les Gardiens sont impressionnants, contra son ami en fronçant les sourcils. Mon père m’en a déjà présenté un. Il était incroyable.
Lefkan lui adressa un rictus moqueur.
— Tu gobes tout ce que te dit ton père, Vann. T’as hérité de sa naïveté d’Oriental.
— Il est bien plus sympa que le tien, en tout cas.
Lefkan plissa les paupières avant d’asséner un coup dans les côtes du jeune adolescent. Le souffle coupé, Vann s’éloigna de la princesse en titubant.
— T’es vraiment une sauvageonne ! Tu te moques de mes origines orientales, mais t’es exactement comme ton rustre de père.
— Mon père est pas un rustre, répliqua Lefkan en haussant le ton. Tu parles exactement comme Tata Sora. Franchement, tu voudrais pas sortir un peu des basques de tes parents ?
Avec sa peau mate héritée de sa mère, Vann rougissait de façon moins voyante que son amie. Pourtant, elle n’eut guère de mal à déceler le rose vif sur ses joues. Ses yeux dorés lui lancèrent des éclairs alors que grondait l’orage au-dessus de la cabane.
— On s’est pas vus depuis deux mois, reprit Vann en pointant un doigt accusateur dans sa direction, et tout ce que tu fais c’est m’embêter et te moquer de moi.
— C’est toi qui as commencé, gronda Lefkan en retroussant les lèvres.
Un rire moqueur franchit les lèvres de son ami.
— Et voilà, tu te comportes comme un animal.
Un bruit sourd empêcha Lef de répliquer. Nez levé au plafond, elle se demanda brièvement s’ils se retrouveraient bloqués jusqu’au soir par la tempête. Le tonnerre martelait le ciel sans répit. Lef tressaillit instinctivement quand un nouveau choc ébranla la cabane.
— C’était quoi ? chuchota Vann en se rapprochant d’elle.
— L’orage, crétin.
— Mais non. J’ai entendu des coups.
Lefkan se tourna vers lui pour s’assurer qu’il ne plaisantait pas. Quand un nouveau choc secoua la porte de la cabane, les deux amis sursautèrent.
— Par les Dieux, bredouilla Vann en lui agrippant le poignet.
Le ventre noué d’angoisse, Lef posa une main tremblante sur le manche du sabre à sa ceinture. Elle s’y reprit plusieurs fois avant de le sortir de son étui.
— Ouvre cette porte, bon sang ! beugla une voix à l’extérieur de la cabane.
Vann couina et se réfugia derrière son amie, au milieu d’un tas de caisse. Une partie de Lef aurait aimé le rejoindre. L’eau qui dégoulinait de ses cheveux gênait sa vue. Elle lâcha brièvement son katana pour s’essuyer le front.
— Qui va là ?
La princesse eut honte de la voix enfantine qui s’échappa de sa gorge. Elle resserra sa prise sur son sabre, le sentit vibrer en réponse à sa peur.
— On sait que vous êtes là, les morveux.
Lefkan jeta un bref coup d’œil à Vann, qui secoua la tête d’incompréhension. Les deux amis avaient déjà croisé les paysans qui s’occupaient de ces terres. Dans la mesure où ils ne dérangeaient rien, ils avaient autorisé la princesse et son ami à vadrouiller dans les champs.
— Qui êtes-vous ?
Avec l’appréhension qui comprimait ses cordes vocales et l’orage au loin, Lef n’était même pas certaine qu’ils l’eussent entendue. Elle n’eut pas le temps de réitérer sa question qu’une volée de coups s’abattait sur la porte branlante. L’unique verrou rouillé par le temps se brisa. Une bourrasque chargée de pluie et de haine s’engouffra dans la cabane. Vann couina, Lef eut le souffle coupé. Trois hommes leur faisaient face, éclairés brièvement par les éclairs que crachait le ciel.
— J’en étais sûr, roucoula l’un des inconnus en poussant son compère pour s’introduire dans la pièce de stockage. Des jours que je surveille les environs. J’avais bien vu la gamine venir ici.
Le troisième homme patientait à l’extérieur, sec et froidement impassible. Lefkan dut cligner des yeux pour s’assurer de ce qu’elle voyait. La pluie n’atteignait pas l’inconnu.
— Des Chasseurs, murmura-t-elle dans un élan d’incompréhension et d’angoisse.
— La morveuse a l’œil, ricana celui qui s’était avancé.
— Elle est à moitié Nordiste, rappela l’homme qui se tenait en retrait.
— Tu parles, cracha le troisième en la toisant d’un air mauvais. Rien qu’une Bâtarde.
L’homme qui était le plus proche de Lefkan poussa une petite exclamation quand elle agita le sabre dans sa direction. Elle le manqua d’un cheveu avant d’être déséquilibrée par le poids peu familier de Kan. La brute qui s’était moquée d’elle dégaina un large couteau.
— La petite Bâtarde veut jouer ?
Le Chasseur s’avança d’un pas rapide pour lui bloquer le bras.
— On touche pas à la princesse.
La peur faisait trembler les genoux de Lef et affolait son cœur, mais elle se tenait toujours droite face aux trois ravisseurs. En arrière-plan de sa concentration immédiate, son esprit comprenait sans mal les événements. Ces Nordistes étaient là pour l’enlever.
Derrière elle, Vann trouva le courage de se lever. Même s’il ne se positionna pas aux côtés de son amie, il posa une main sur son épaule.
— Oh, mais qui voilà, s’amusa le Chasseur en avançant d’un pas prudent. Tu ressembles drôlement au fils cadet de Soraya Samay.
— Encore un autre Bâtard, maugréa l’homme au coutant d’un ton dégoulinant de mépris. À moitié singe, en plus.
Lefkan échangea un regard avec son ami. Peu importaient les paroles des trois hommes. Leurs actes étaient le plus important. Et ils venaient de les encercler en bloquant la seule entrée.
— Vous faites pas le poids, leur apprit le Chasseur d’une voix posée. Laissez-vous faire.
Le menton de la princesse tremblotait. Sa meute, dont Vann faisait partie, était en danger. Mère-louve et son père étaient absents, mais les louveteaux avaient eux aussi des crocs. Lef se pressa contre Vann, tourna le cou vers lui. Son ami croisa son regard apeuré, hocha subrepticement la tête.
— Très bien, souffla le Chasseur quand Lef lâcha Kan d’une main pour laisser la pointe reposer par terre.
La princesse ne se leurrait pas : elle était incapable de manier le katana de son père. Pour autant, elle n’était pas dénuée de griffes.
Quand l’homme au couteau s’avança pour récupérer l’arme, Vann tendit la main à plat pour créer une flamme. Il était jeune et apprenait à manier ses pouvoirs, mais cela suffit amplement à repousser l’adversaire en arrière. Alors que le Chasseur invoquait de l’eau pour éteindre l’attaque, Lefkan jeta les mains devant elle comme pour repousser un mur invisible. Une bourrasque violente fit reculer les trois hommes et amplifia le feu.
— Faites gaffe ! s’exclama le Chasseur en s’entourant d’une bulle d’eau pour se protéger des flammes. Ils sont Élémentalistes.
Électrifiée par une énergie nerveuse, Lef s’avança et balaya le sol. Une plaque de glace s’élança vers ses adversaires, emprisonna leurs chevilles. Le seul Élémentaliste du groupe parvint à se dégager et dressa une paroi glacée entre lui et la princesse. Lef tenta de pulvériser le mur, mais la volonté du Chasseur en face d’elle était plus forte.
— Tu es plutôt douée, s’étonna le Nordiste en posant les doigts sur sa protection.
La gorge se Lef se noua quand un millier d’épines de glace se dressèrent face à elle en suspension. Sa force n’était pas encore suffisante pour voler le contrôle sur l’eau de son ennemi. Son regard glissa vers les deux hommes qui tailladaient les blocs de glace à leurs chevilles à grands coups de couteaux. Avant d’avoir pu réfléchir plus longtemps, elle repoussa Vann derrière elle, tapa du pied sur la plaque gelée pour la transformer en eau et appela la foudre à elle. De tous les éléments qu’elle maîtrisait, l’électricité était celui qui l’effrayait le plus. L’eau était souple, le vent plus fougueux, mais les éclairs… sa mère la mettait souvent en garde contre leur sournoiserie.
Sur sa peau, l’électricité se mit à crépiter. Le Chasseur écarquilla les yeux, bondit hors de la cabane, mais Lef avait déjà orienté l’élément vers le bas. Quand les mini arcs électriques touchèrent l’eau, les deux Nordistes qui étaient encore en contact avec la flaque poussèrent des cris inarticulés avant de s’effondrer. Lefkan aurait bien ri de leurs cheveux hirsutes si la situation n’avait pas été si dramatique.
— Eh bien, les rumeurs mentent pas.
Épuisée par son usage des éléments, Lef dut cligner furieusement de ses yeux embués. Le Chasseur, entouré de ses centaines d’aiguilles de glace, était de nouveau entré dans la cabane.
— L’enfant des tempêtes, la protégée d’Aion.
Le ton presque rêveur de l’homme engourdit Lefkan de la tête aux pieds. Elle n’était la protégée de personne. Aion, le Dieu de la Matière et des Éléments, ne s’était jamais adressé à elle d’une quelconque manière. Elle n’avait fait qu’hériter de la puissance de ses parents.
— Laissez-moi, implora-t-elle d’une voix tremblante de fatigue.
Un sourire désolé se peignit sur les lèvres de son ennemi. Avec des mouvements agiles des doigts, il enveloppa la princesse et son ami d’un nuage d’aiguilles glacées. Aucune échappatoire.
— Je suis désolé, petite, mais j’ai des ordres. Je recevrai pas la deuxième partie de mon paiement si je te ramène pas. (Il jeta un coup d’œil à Vann.) Quant à ton ami très courageux, il me fera gagner quelques pièces de plus.
Un sanglot étouffé s’éleva derrière Lef. De sa main libre, elle saisit celle de son ami.
— Lâche cette arme, ordonna le Chasseur d’une voix froide. Levez tous les deux les mains au-dessus de votre tête.
Vann dut supplier son amie au creux de l’oreille pour qu’elle obéît. Mortifiée, Lefkan se vit, à travers un voile brumeux, céder sa prise sur le manche de Kan. La lame s’enfonça dans la terre rendue boueuse par la flaque d’eau. Quelque chose se déchira en Lef.
— C’est bien.
Sans en avoir réellement conscience, elle avait levé les mains au-dessus de la tête. Vann pleurait à côté d’elle, tête basse. Des gouttes coulaient aussi sur le visage de la princesse, mais ses yeux étaient secs. C’étaient l’eau et la sueur qui souillaient sa peau. La honte, la peur, l’engourdissement.
Toujours protégé par ses aiguilles mortelles, le Chasseur fouilla dans sa besace pour en tirer un tissu ainsi qu’une fiole. Les hoquets de Vann se firent plus persistants. Formé par son père Oriental aux plantes et aux soins, il devait avoir une meilleure connaissance de ce qui les attendait. Lefkan n’était pas naïve ; elle se doutait que la décoction les mettrait hors d’état de nuire.
— Restez tranquilles.
Le Chasseur fit signe à Vann d’approcher. Il renifla bruyamment et gémit entre ses dents avant d’obéir. L’homme avait imbibé son tissu à l’aide de la fiole. En approchant, une odeur peu engageante saisit Lef à la gorge. Vann se laissa faire avec une docilité qui alluma un éclair de rage dans la poitrine de la princesse. Son regard se troubla, sa respiration se fit hachée pendant un moment. Et il s’effondra entre les bras du Chasseur.
— À ton tour, louveteau.
Lefkan recula, se cogna le genou contre une caisse. Elle avait baissé les bras pour rétablir son équilibre, si bien qu’elle se retrouva avec une aiguille de glace entre les deux yeux.
— Calme-toi, intima l’homme en tendant le chiffon vers son visage.
Lef avait bloqué sa respiration. Elle ne tiendrait pas indéfiniment, mais la proximité du Chasseur le rendrait plus vulnérable à une attaque surprise. Tête baissée dans un semblant de soumission, la princesse attendit qu’il soit le plus près possible. Son instinct la fit pourtant reculer quand le tissu odorant effleura son visage.
— Complique pas les choses, princesse.
Derrière l’homme, son compère au gros couteau s’était redressé, l’air hagard. Lefkan jura mentalement, adressa un regard suppliant au Chasseur.
— Allez, une ou deux respirations et c’est fini.
Le tissu fut plaqué contre son nez et sa bouche. Sa glotte remonta dans sa gorge, mais Lefkan tint bon. La pression dans sa poitrine augmenta alors que les secondes s’écoulaient. Quand le Chasseur remarqua son manège, il claqua la langue contre son palais.
— Princesse, princesse.
Il lui agrippa le bras, prenant soin de ne pas mettre en contact direct leurs épidermes, puis la projeta contre un mur de la cabane. Lefkan reprit une courte respiration avant de fermer de nouveau la bouche.
Quand le Chasseur revint avec son chiffon, elle se tenait prête. Sa main projeta la lame de glace qu’elle avait forgée dans son dos à toute vitesse. En même temps, le Chasseur recula hors de portée et son allié abattit son couteau pour le défendre.
La lame de glace pénétra le bras de l’homme. La lame de fer s’enfonça dans l’épaule de Lef.
— Non !
Le cri du Chasseur les stoppa tous les deux. Il repoussa violemment son compagnon et glissa un bras sous l’aisselle de la princesse avant qu’elle ne s’effondrât. La douleur cuisante avait fait oublier à Lef son plan. Que devait-elle faire ? Quelque chose de chaud coulait sur sa poitrine. Pourquoi Vann était-il prostré au sol ?
Quelles étaient cette odeur enivrante et cette pression contre sa bouche ?
Annotations