Chapitre 3 : Les otages

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An 523 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Vasilias, Terres de l’Ouest.

Vann traversait la pièce de long en large. Une petite distance, en définitive. De quoi contourner les deux fauteuils rembourrés qu’on avait laissés à leur disposition. À force de le voir aller et venir, Lefkan se demanda si elle n’allait pas de nouveau remplir le pot de chambre. Leurs ravisseurs l’avaient déjà changé cinq fois depuis leur arrivée. Entre les intestins angoissés de Vann et la nausée de Lef, l’ustensile avait manqué déborder à plusieurs reprises. Vann avait suggéré qu’ils le vidassent par eux-mêmes, mais l’unique fenêtre de la pièce était protégée par des barreaux de fer.

— Je me demande si maman sait que je suis encore vivant.

Le murmure désespéré de Vann parvint à peine aux oreilles de son amie. Ils se trouvaient à chaque extrémité de la pièce, la promiscuité ayant rendu leur présence mutuelle fort désagréable. Vann empestait la peur et les excréments. Lefkan exsudait de rage, de sang et de bile. Avec les bandages qui enserraient son épaule et sa poitrine, chaque mouvement lui était pénible et douloureux. Alors, prostrée sur son fauteuil, la princesse attendait.

L’attente s’était inscrite dans sa chair. Dans ses cheveux emmêlés et enfoncés sous sa tunique, dans ses ongles rongés, dans ses muscles crispés. Elle n’avait que des souvenirs brumeux du trajet entre le Château du Crépuscule et Vasilias. Le produit anesthésiant combiné à la douleur de sa blessure l’avait gardée inconsciente la majeure partie du voyage. Si Vann avait été jeté vulgairement sur la croupe d’un cheval, le Chasseur qu’elle avait combattu dans la cabane l’avait installée devant lui sur la selle. Autant pour s’assurer que sa plaie n’empirait pas que pour l’empêcher de fuir.

— Faut que je réessaie.

Lef sortit de ses pensées lorsque Vann se planta devant la porte. Sa gorge était bien trop sèche pour qu’elle se perdit en paroles inutiles. On ne lui donnait que le strict minimum à boire pour l’empêcher d’utiliser ses pouvoirs. Elle n’avait pas l’intention de rappeler à son ami qu’il allait encore échouer. Tous deux avaient essayé de briser la serrure, voire la porte. Ils ne se trouvaient vraisemblablement pas dans une cellule, mais le battant était renforcé et bien verrouillé.

Vann avait plongé un doigt dans la serrure, sûrement dans l’espoir de faire fondre le mécanisme de l’intérieur, quand un déclic retentit. Il retira sa main avec un petit cri et recula.

— Bonjour, Lefkan. Bonjour, Vann, les salua l’homme à l’origine de leur enlèvement.

Lefkan se ramassa sur le fauteuil, tendue. Son ami s’était déplacé jusqu’au mur. Accompagné de deux gardes, dont le mercenaire Chasseur, le Noble s’avança dans la pièce avec une suffisance insupportable. Les lieux et la situation étaient à son avantage. Il fallait dire qu’ils se trouvaient dans son manoir. Leurs ravisseurs avaient été transparents sur ce point.

— Conte Loren, siffla la princesse d’une voix rocailleuse.

Le regard du Noble, d’un violet lilas bien trop joli pour un visage aussi arrogant, la dépeça sur place.

— Lefkan, je t’ai déjà demandé de m’appeler par mon nom complet.

Elle lui adressa un rictus en retour sans prendre la peine de répondre. Tant qu’il la tutoierait sans lui donner de titre, elle ne ferait pas d’efforts non plus.

— Je viens vous porter de bonnes nouvelles, lança le conte d’un ton guilleret. Vos parents ont enfin répondu à ma missive. Ils doivent arriver dès demain, dans la matinée.

— Vous leur demandez de l’argent ?

La question hésitante de Vann tira une grimace amusée au Noble. Quant à Lefkan, elle se contenta de foudroyer son ami en silence. Le conte Richard Loren Vasilias, Noble en charge de la capitale, ne manquait sûrement pas d’argent. C’était un jeu de pouvoir. Lef en avait conscience, aussi bien qu’elle avait conscience de son rôle de pion dans l’histoire. Cette passivité la grignotait de l’intérieur. Ses parents l’éduquaient et la formaient depuis son enfance à embrasser son futur rôle de reine. Une reine qui maîtriserait sa destinée et ses cartes en main. Pas l’inverse.

— Je crains que ce soit un peu plus que de l’argent, soupira le Noble avant de se tourner vers la princesse. Je vois que tu es toujours autant en colère, mon enfant.

— Je suis votre future reine.

Un muscle se crispa dans la joue du conte. Lef ignorait d’où lui venait cette assurance. Peut-être de la frustration et de la rage accumulées depuis des jours d’attente et de captivité.

— N’en sois pas si sûre, princesse Lefkan, souffla-t-il d’un ton mielleux.

Les doigts de la concernée se rétractèrent en forme de serre sur sa cuisse. Elle aurait aimé brandir son sabre, ou même une simple lame de glace, pour ne pas se sentir à découvert. Sans armes, sans sa peau de loup, avec sa simple tunique et une couverture, elle se sentait nue. Humiliée, rabaissée.

La louve en elle rêvait d’enfoncer ses crocs dans la nuque docile de cet homme bouffi d’orgueil.


Les heures glissaient avec de terribles accrocs. Elles s’agrippaient aux vêtements de Lef, l’entraînaient dans la torpeur. Même Vann avait fini par se calmer. Prostré sur le fauteuil en face de celui de son amie, il tripotait le col de sa tunique. Ses cheveux formaient un halo de cuivre sombre autour de son crâne.

Le ciel s’assombrissait par l’unique fenêtre que comportait la pièce. Les jambes cotonneuses, Lefkan se leva et s’en approcha. Elle devait se tenir sur la pointe des pieds pour avoir un aperçu. Des toits de tuiles sombres apparaissaient dans un angle de l’ouverture. De l’autre, un bout du manoir dans lequel ils étaient enfermés. Sa façade d’un blanc calcaire était typique de l’architecture vasilienne.

On déverrouilla la porte. Lef quitta abruptement son point de vue pour affronter le nouveau venu. Elle fut tout de même décontenancée par l’apparition. C’était un jeune homme, de quelques années de plus qu’elle. Ni les mercenaires ni le conte Loren.

— Bonsoir, lança-t-il d’une voix claire quoique juvénile.

— B-Bonsoir.

Vann s’était redressé sur son fauteuil pour le saluer. Prudente, Lefkan se contenta de le dévisager en silence. Sous un long gilet gris clair, il portait une élégante tenue occidentale. Des pièces de tissu gris souris et lilas rassemblées à l’aide d’anneaux en argent. Ses cheveux châtain clair étaient savamment coiffés d’une raie sur le côté.

— Notre précédente rencontre à tant d’années, princesse Lefkan, entama-t-il en réalisant une petite courbette, que je doute que vous vous rappeliez de moi.

La concernée ne démentit pas. Ce visage ne lui disait rien.

— Je suis le fils du conte Loren, expliqua-t-il avec une expression avenante. Simeon Loren Vasilias.

— Vous…

La voix rocailleuse de Vann tira une grimace au jeune Noble. Lorsqu’il s’avança dans la pièce, Lefkan remarqua qu’un panier était suspendu à son bras. Malgré toute sa circonspection, son ventre se replia sur lui-même à la vue de la boule de pain et des outres qui en dépassaient.

— Je suis venu vous porter à manger et à boire, les informa le Noble en pénétrant dans la salle.

Vann bondit du fauteuil, s’approcha du Noble en tendant les mains. Lefkan le détesta pour son air suppliant. Était-il réellement le fils de le la fière conseillère Soraya ?

— Merci, conte Loren.

— Je ne suis pas encore conte, corrigea Simeon avec un petit rire agréable.

Lef le détestait, lui aussi. Un parfait petit Noble propre sur lui qui jouait les hypocrites. Elle ne put s’empêcher de grimacer quand il s’avança avec une gourde.

— Je sais que les hommes de mon père t’assoiffent et t’affament pour t’empêcher d’utiliser tes pouvoirs. J’ai peur que tu finisses par t’évanouir. Sans compter ta blessure.

Lef porta instinctivement une main à son épaule bandée. La guérisseuse attitrée des Loren lui avait préparé une tisane d’écorce de saule à chaque repas depuis son arrivée. La douleur était toujours logée dans sa chair, mais le plus difficile était passé. Les heures qui avaient suivi la blessure, où l’on avait désinfecté, recousu et pansé l’entaille, Lefkan les avaient passées dans la brume du pavot avec lequel le Chasseur l’avait endormie.

La perspective d’eau fraîche dans sa gorge était bien trop tentante. Lef accepta le présent pour le porter à ses lèvres. Avant que l’eau ne pût atteindre ses lèvres, elle la redirigea vers ses mains puis le long de ses bras cachés sous sa tunique. Après quoi, elle abaissa la gourde pour remercier le Noble d’un sourire docile. Elle accumula la maigre salive qui lui restait pour s’éclaircir la gorge.

— Merci.

Simeon se fendit d’un large sourire avant d’agripper la boule de pain dorée dans son panier.

— Partagez-vous le pain. Il vous nourrira mieux que le bouillon que l’on vous sert à chaque repas.

Lefkan fit signe à Vann de se servir en premier. Ses yeux ambrés se remplirent de reconnaissance alors qu’il déchirait la boule en deux. L’odeur de mie tiède qui s’en dégagea manqua faire vaciller Lef. Elle devait résister. Son plan en dépendait.

Son estomac vide se crispa de regret quand Vann mordit généreusement dans sa part. Si poison il y avait dans l’eau ou le pain, son efficacité n’était pas immédiate.

— Tu ne manges pas ?

Les yeux lilas de Simeon, les mêmes que son père, étaient plantés sur elle. Lef lui adressa une mimique embarrassée.

— Je n’aime pas manger devant les autres.

Lefkan fut sauvée d’une contestation de Vann par le pain qu’il mâchait. Avec sa spontanéité, il n’aurait pas manqué de contrer l’annonce de son amie.

— Je comprends, soupira Simeon en déposant le panier à ses pieds. Vous trouverez un peu de fromage de chèvre au fond. Je vous laisse la nourriture et les gourdes, je passerai les récupérer plus tard.

Comme Lefkan le remerciait d’un hochement de tête, il lui tourna le dos et s’éloigna. Avant que le Noble eût atteint la porte, Lef transforma l’eau enroulée autour de ses bras en pics gelés et les projeta. Simeon se figea avant de s’empaler sur l’un d’eux. La porte était à deux mètres.

— Pas bouger, cracha Lefkan en le contournant.

Le jeune Noble lui adressa un rictus pétrifié. Lef se tendit alors qu’elle poussait la porte dans son dos pour la refermer. Elle devait garder Simeon dans la pièce avec eux.

— Tu vas aller t’asseoir sur le fauteuil, lui ordonna Lefkan en le poussant d’un de ses pics de glace. Et ne pas bouger d’un pouce.

Simeon s’exécuta sans rechigner. Planté en marge de la scène, Vann en avait oublié de mastiquer son pain. Lef l’ignora pour s’approcher de son otage.

— Ta vie contre les nôtres.

— Je crains que ce ne soit pas aussi simple, princesse Lefkan.

L’intéressée se retint de lui enfoncer un pic dans la joue. Ce Noble était d’une impassibilité enrageante. Pourquoi ne se tortillait-il pas ? Pourquoi ne couinait-il pas pour sa vie sauve ?

— Ton père, cracha-t-elle en pointant un doigt accusateur vers le jeune homme, qu’est-ce qu’il veut ?

— La moitié des terres occidentales.

— Comment ? s’étrangla la princesse en laissant retomber son bras.

La surprise faillit lui faire lâcher son contrôle des pics de glace. Elle se ressaisit à temps, redressa son visage déconfit.

— Mon père a envoyé une missive à la reine pour organiser des pourparlers. Ta vie et celle de Vann Samay sont en jeu.

— C’est… c’est impossible de demander autant…

— Tu es l’unique enfant de la reine Alice. Le trône fera énormément pour te garder en vie.

— La moitié des terres, répéta Lefkan sans y croire. Ce sera la guerre.

Le jeune Noble ne prit pas la peine de répondre. Irritée, Lef se saisit de l’un des pics et l’appuya contre sa gorge, un genou sur le fauteuil.

— Pourquoi veut-il autant de terres ?

— Pour contrebalancer le pouvoir de ta mère. Mon père estime que le trône occidental se laisse aller depuis la mort de ton grand-père.

— Silvester a été un mauvais roi, siffla Lefkan d’un ton qui ne souffrait d’aucune répartie.

— Mon père pense l’inverse. Il estime que le règne d’Alice, porté sur l’unification d’Oneiris et le maintien de relations étrangères pour la paix n’a pas été bénéfique à l’Ouest.

— Ma mère a agi ainsi pour aider les autres Terres. Après la réunification des Dieux, tout a changé. Les Nordistes ont eu besoin de matériaux, les Sudistes de partenaires commerciaux. L’Ouest a profité de ces occasions. Et ton père ose dire que ma mère a mal régné ?

Les joues de Lef lui chauffaient. L’air tranquille de Simeon ne l’aidait pas à calmer ses nerfs.

— Mon père va lui proposer un marché très simple : ta vie contre toutes les terres côtières.

— Les côtes ?

— Oui. Vasilias régule tout le commerce maritime. Mon père dirigera son propre royaume côtier depuis la capitale. Ta mère gardera les terres continentales.

Sidérée, Lefkan recula en secouant la tête.

— Un marché plutôt intéressant, observa Simeon en se frottant la joue.

Lef se retint de lui coller son poing dans le nez. Elle s’obligea à reculer pour instaurer une distance de sécurité et se contenta de fulminer sur place.

— Tu vas passer la nuit ici avec nous, déclara Lef une fois sa fureur tempérée. Demain, tu serviras d’otage pour les pourparlers.

Un sourire mutin étira les lèvres du jeune Noble.

— Les domestiques et mon père vont rapidement remarquer ma disparition.

— Peu importe. Je vais te surveiller toute la nuit.

— Très bien, princesse Lefkan.

Lef détesta l’air satisfait qu’il afficha en prononçant ces mots.


Vann s’assoupit alors qu’il avait promis d’aider Lef à surveiller leur otage. Lefkan n’en était plus à une déception près. Sa colère s’en retrouva même alimentée et, par extension, son besoin de sommeil s’amoindrit. Tout aussi éveillé qu’elle, Simeon était confortablement allongé sur le fauteuil de Lef. Agenouillée en face de lui, Lefkan maintenait les pics de glace à quelques centimètres de son visage.

— La nuit va être longue, commenta-t-il en récurant l’un de ses ongles.

Lef ne prit pas la peine de répondre. Même si le panier comportait une troisième gourde et sa part de pain, elle refusait d’y toucher. Si Vann se réveillait en pleine nuit en vomissant et en pleurant, elle ne pourrait que s’en féliciter. Sinon, Lef n’avait qu’à attendre le lendemain. Tout serait terminé.

La nuit fut particulièrement longue. Les gardes ne songèrent pas à chercher dans leur pièce. À vrai dire, sûrement emportés par les recherches du jeune Noble, les domestiques en oublièrent même de leur amener leur soupe du soir. Face à la moue perplexe de Lef, Simeon lui avoua que personne n’était au courant de son escapade auprès des deux jeunes otages.

À la grande surprise de Lefkan, Simeon s’efforça de faire la conversation pour les maintenir tous deux réveillés. Dans le noir – on ne leur avait pas fourni de bougies – et le silence, la voix modulée de Simeon permit à Lef de garder les yeux ouverts des heures durant. Il n’était pas aussi méprisable que prévu. Quand, par la fenêtre étroite, le ciel finit par s’éclaircir, Lefkan décida de manger et boire un peu. Vann n’avait pas ouvert l’œil de la nuit et sa respiration n’avait pas changé. Simeon, qui s’était douté des craintes de la princesse, lui avait assuré n’avoir rien empoisonné.

Lefkan ne lui proposa pas pour autant un bout de pain ou une gorgée d’eau. Elle devait se montrer aussi pragmatique que ses ravisseurs. Ses genoux tremblaient quand elle finit la gourde. Rester éveillée toute la nuit en maintenant deux pics de glace contre la gorge de Simeon l’avait vidée de ses dernières gouttes de pouvoir. L’eau fraîche dans son corps la fit frissonner de plaisir.

— Tiens-toi prête, lui lança Simeon en se redressant sur le fauteuil.

Lefkan fronça les sourcils en s’essuyant les lèvres.

— Les gardes ne tarderont pas, l’informa-t-il avec un sourire de velours. Pour les pourparlers.

Il grimaça quand l’un des pics s’approcha dangereusement de son œil à la couleur lilas.

— Je suis prête, déclara Lef avec un rictus sauvage.

Simeon se contenta de l’observer en silence. Son air satisfait agaçait toujours autant la princesse. Il n’avait jamais exprimé la moindre peur. Pas même la surprise. Comme si tout se passait selon son bon vouloir.

Et Lef n’aimait pas du tout ça.


Les trois adolescents durent patienter encore une heure avant que le verrou tournât dans la serrure. Lef plaça Simeon devant elle pour qu’on l’aperçût en premier et se tint prête. Une lame de glace logée dans la main et l’autre occupée à contrôler les pics glacés qui menaçaient l’héritier des Loren.

— Princesse Lefkan, vous devez me…

Le jeune garde qui était entré dans la pièce se figea. Légèrement de biais, Lefkan remarqua qu’il était accompagné de deux mercenaires, dont le Chasseur qu’elle rêvait d’abattre depuis des jours.

— Simeon, s’étrangla le soldat en portant la main à l’épée à sa hanche.

— Tout va bien, Renn, le rassura le concerné en levant les mains.

— Les Occidentaux ont une notion étrange des situations où « tout va bien » commenta le Chasseur en posant un regard amusé sur Lef.

— Laissez-nous passer, cracha la princesse.

D’une pression de son pic gelé, elle força Simeon à s’avancer. Le soldat, Renn, devait faire partie de la garde personnelle des Loren. On l’avait sûrement chargé d’escorter les deux otages jusqu’à la rencontre. Lef allait se faire un plaisir de s’escorter elle-même.

— On va quand même pas la laisser faire ? gronda le Chasseur quand Renn recula pour laisser passer les adolescents. C’est une gamine.

— Une gamine qui a blessé l’un de tes gars, non ?

La réplique du soldat tira un sourire furtif à la princesse. Le Nordiste qu’elle avait poignardé de sa lame de glace n’était pas réapparu. Elle savait qu’elle ne l’avait pas tué, simplement blessé au bras, mais sa fierté devait être bien meurtrie.

— À trois soldats, on devrait pouvoir se débarrasser de deux morveux.

Excédée, Lef orienta le pic gelé vers la joue de son otage pour l’entailler légèrement. Le cri surpris de Simeon coupa net la discussion. Les gouttes de sang qui perlèrent sur la pommette du jeune homme arracha une grimace au soldat. D’un ton prudent, il souffla :

— Nous allons vous emmener jusqu’à la salle des pourparlers.

Les Nordistes se placèrent devant, Renn et Simeon au milieu, suivis de Lef et son ami. Vann jetait des coups d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’on ne les suivait pas. À la prochaine intersection les attendaient deux soldats. Lefkan grimaça en apercevant le blason qui ornait leur veste renforcée de cuir. Les couleurs étaient celles de la garde royale de Vasilias. Un bataillon qui s’était donc rangé du côté des Loren.

— Levez vos armes, leur ordonna Renn d’un ton sec.

Les gardes s’exécutèrent en clignant des yeux confus. Qui s’éclairèrent de compréhension à la vue du pic glacé appuyé contre la glotte de Simeon et de l’air féroce de Lefkan. À plusieurs reprises, domestiques et soldats s’arrêtèrent pour les regarder passer avec appréhension.

— Nous sommes à côté de la salle des pourparlers.

La révélation de Renn incita le groupe à ralentir. Un couloir les séparait des portes gardées par une dizaine de soldats de Vasilias. Encore caché par l’angle, le groupe était à l’abri des regards. Simeon se tourna vers son otage-ravisseuse avec un rictus en coin.

— À présent, princesse Lefkan ? Vous espérez passer à travers les gardes ?

La princesse se décala avec prudence pour évaluer la situation. Encouragé par leur avantage numéraire, le bataillon prendrait-il le risque de les affronter ? Tendue, Lefkan leva le nez vers Simeon avant de s’enquérir :

— Les pourparlers ont déjà commencé ?

— Vu le nombre de soldats en place, oui, commenta le jeune Loren d’une voix suffisante.

Lef jura mentalement. Ses parents étaient-ils venus escortés par la garde royale ? Étaient-ils seuls en compagne de Soraya et de Richard Loren ? Elle devait agir avec prudence sans plus d’informations sur la situation.

— On bouge ou on reste à moisir ici ? cracha le Chasseur en portant la main à sa dague.

Lefkan le foudroya du regard en tendant sa lame de glace dans sa direction.

— Vous dégainez et je crève l’œil du Loren.

Pour apaiser la situation, Renn posa une main diplomate sur l’épaule de son mercenaire. Il échangea un regard avec Simeon que Lef fut incapable de qualifier. La tension au creux de ses omoplates s’aiguisa.

Depuis qu’il était arrivé en compagnie de Renn, le Chasseur forçait régulièrement sur le contrôle élémentaire de Lef. La princesse tenait bon, incapable d’imaginer ce qui se passerait si le Nordiste lui volait son pic de glace. Les rôles seraient inversés le temps d’un battement de cœur. Lefkan dut rester concentrée sur cette bataille mentale tandis qu’elle rassemblait autour d’elle des molécules d’eau gazeuses. Invisible à l’œil nu, mais perceptible à ses sens d’Élémentaliste, le nuage ainsi formé se déplaça le long du couloir. La princesse retint un soupir de soulagement quand le Chasseur ne broncha pas. Peut-être n’était-il pas assez sensible à la forme vaporeuse de l’eau pour le ressentir. Les secondes s’écoulèrent dans un silence tendu alors que Lef dirigeait de loin sa bulle gazeuse à travers la muraille de soldats. Si les pourparlers avaient bel et bien commencé, son père devait être dans la salle. Alors il sentirait le nuage de Lef, technique qu’il lui avait enseigné personnellement, et agirait. Lefkan adressa une prière aux Dieux quand elle céda son contrôle sur le nuage.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

La question morgue du Chasseur ramena Lef dans le couloir plongé dans la pénombre. Avant qu’elle eût pu lui siffler une réponse acide au visage, la salle des pourparlers s’agita. Les soldats postés en faction devant les portes dégainèrent, alarmés par des éclats de voix et de lames en provenance de l’intérieur.

Le plan de Lef avait fonctionné. La princesse sourit, mais sa joie fut de courte durée. Trop vif pour qu’elle pût l’en empêcher, Renn repoussa le pic gelé à l’aide son gant renforcé d’une plaque de métal. Lefkan bondit avec sa lame de glace, mais le soldat l’écarta du fourreau de son épée.

— Vann !

Le bref cri de la princesse fut étouffé par un coup de poing du Chasseur dans son épaule blessée. Sous les bandages, des points de suture lâchèrent. Sonnée de douleur, Lef trébucha puis se cogna le crâne contre le mur. Des points noirs envahirent sa vision.

— Renn, maintenant.

L’ordre impérieux de Simeon sonna la fin du combat. Son épée dégainée, le soldat des Loren l’enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine du Chasseur. Vann, qui s’était entouré de flammes, en resta stupéfait.

— Qu’est-ce que…

Le deuxième Nordiste n’eut pas le temps de brandir son couteau. Simeon Loren s’était glissé jusqu’à lui pour le saisir à la gorge. Le coup de jus fut suffisamment fort pour lui dresser les cheveux et répandre une odeur de roussi dans le couloir.

Hébétée, Lefkan dévisagea le jeune homme et le soldat. Était-elle en train de rêver ?

— Debout, princesse Lefkan.

Renn lui tendait une main gantée. Sous ses cheveux blond foncé, ses iris noisette luisaient avec bienveillance. Lef rejeta son aide et se recroquevilla contre le mur. Son crâne résonnait encore du choc avec le mur. Bientôt, le garde passerait le fil de sa lame sous sa mâchoire.

— Doucement, Renn, implora Simeon en s’agenouillant à côté de l’adolescente. Princesse Lefkan, nous devons agir rapidement. Les hommes de mon père et les mercenaires nordistes vont rapidement s’apercevoir que quelque chose ne va pas.

— Je ne comprends pas, maugréa Lef en portant une main à son épaule meurtrie.

Sa tunique était mouillée d’un liquide chaud. En le remarquant, Simeon se pencha vers elle.

— Princesse Lefkan, pardonnez mon impertinence.

Se faisant, il la saisit par les aisselles pour la redresser. Lef était trop épuisée pour répliquer, tant en paroles qu’en actes. Vann rejoignit l’héritier des Loren pour la soutenir. Renn se plaça devant eux dans une attitude protectrice.

À l’autre bout du couloir, les gardes étaient en mouvement. Des lances glacées en avaient déjà empalés deux au mur. Cette vision ramena du baume au cœur à Lef tout en la baignant d’horreur. Son père était sûrement responsable de ces attaques.

— Renn, pars devant, lança Simeon en lui posant une main sur l’épaule. Va aider la reine et ses hommes.

Avant de rejoindre le combat, Renn agrippa Simeon pour lui plaquer un baiser sur le front.

— Protège les petits.

— Protège la reine.

Et il s’élança l’épée au clair.

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