Chapitre 4 : Le jugement

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An 523 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Vasilias, Terres de l’Ouest.

Lefkan aurait été gênée qu’un inconnu s’occupât des bandages de son épaule si elle n’avait pas été si embrumée. Toujours postés dans le couloir, Simeon avait déchiré un bout de tunique de la princesse pour compresser sa blessure. Planté devant eux, Vann se tenait prêt à déchaîner ses flammes à la moindre menace.

— Pourquoi ?

Simeon se contenta d’un mince sourire alors qu’il serrait le nœud autour de l’épaule de sa jeune protégée. Irritée, Lef lui saisit le poignet pour le forcer à la regarder.

— Simeon Loren. Pourquoi ?

Le jeune homme soupira. Puis se redressa en lorgnant en direction de la salle de rencontre. Des cris de détresse et des plaintes de souffrance en provenaient.

— Je n’approuve pas le plan de mon père. C’est un salaud bouffi d’orgueil et de pensées arriérées. À mes yeux, la reine Alice n’a pas à rougir de son règne. Et je suis certain que sa fille saura servir l’Ouest avec justesse et progrès.

La princesse cligna des paupières. Tout s’était passé si vite. Pourtant, elle comprenait à présent l’attitude docile et sensiblement amusée de son otage. Les actions de Lef s’étaient tournées en son sens.

— Je vais m’approcher pour voir comm…

La déclaration de Simeon fut interrompue par un hurlement strident. Alertés, ils se tournèrent vers la salle, où les portes grandes ouvertes crachèrent des gardes blessés et un comte défait. Richard Loren serrait un bras inerte contre lui, une partie du visage couverte de sang.

Le cœur de Lef remonta dans sa gorge quand elle aperçut son père s’avancer au milieu des soldats à terre, Eon au bout du bras. Sans Kan, il avait l’air incomplet, mais les Loren avaient retiré son sabre à la princesse quand elle était arrivée. Ils le retrouveraient sûrement dans l’armurerie – ou exposé au milieu d’un salon d’invités.

Lefkan se redressa d’un bond en dépassant Simeon.

— Papa !

Son cri se fondit dans les exclamations outragées des gardes encore debout autour de leur comte. Quelques Nordistes se mêlaient parmi eux ; le reste de la troupe de mercenaire qui avait été engagée pour compléter les forces vasiliennes.

Impitoyable, le père de Lef leur vola à chacun leur contrôle des éléments pour les piéger avec leurs propres piques glacées ou bulles d’eau. Alors qu’il s’avançait vers le reste des opposants, Soran apparut à côté de lui. Une nouvelle vague de chaleur enveloppa Lef à la vue de son mentor. Les mains enveloppées de feu, le capitaine de la garde royale menait un escadron d’une demi-douzaine d’hommes et de femmes.

— Rendez-vous, comte Loren, siffla Soran d’une voix mordante.

— Je détiens votre fille en otage ! aboya-t-il en retour à l’attention du compagnon de la reine. Je vais ordonner à mes hommes de la tuer si vous…

— Elle est juste là.

La déclaration glaciale de son père amusa Lefkan. Même de loin, elle vit Richard Loren s’affaisser. Les regards se tournèrent vers leur petit groupe.

— Simeon ?

Le geignement de son père tira à l’intéressé une grimace dégoûtée.

— Tu… tu m’as trahi ?

Comme le silence s’installait, l’héritier des Loren s’avança d’un pas assuré en direction de son père. Méfiant, Soran se tourna vers lui, mais il fut dépassé par Renn.

— Nous sommes de votre côté.

Pour prouver sa bonne volonté, le soldat personnel des Loren lâcha son épée. Soran abaissa le bras en retour.

— Renn ! l’appela Simeon en trottinant dans sa direction.

Les jeunes hommes s’étreignirent avant de faire face au reste des deux camps.

— Simeon, couina Richard en tendant les doigts vers lui. Mais pourquoi ?

Son fils prit une inspiration sonore avant de saisir Renn par l’épaule. Sous le regard de tous, il pressa ses lèvres contre celles du garde. Lef papillonna des yeux sous le choc. Elle avait vu des hommes et des femmes s’embrasser entre eux. Des Nordistes, des Sudistes, des Orientaux. Jamais dans ses Terres. C’était tabou. Dénoncé.

— Parce que tu n’aurais jamais accepté mon amour, expliqua Simeon d’une voix calme quoique amère. La reine Alice a promis de lever l’interdiction des mariages intrasexes.

— Et elle n’a rien fait ! cracha Richard en pointant un doigt accusateur vers la salle des pourparlers.

— Son règne n’est pas terminé. Et celui de sa fille est à venir.

Sur ces mots, il jeta un coup d’œil à Lef. La chargea d’une promesse silencieuse.

— Lefkan !

La princesse sortit de sa torpeur quand l’appel de sa mère traversa le couloir. Elle apparut derrière Soran, les doigts encore parcours de petits éclairs. Ses beaux vêtements étaient brûlés par endroits, tachés de sang à d’autres. Son visage pâle et inquiet était pourtant traversé d’une colère électrique qui saturait l’air.

Après s’être assurée que sa fille était en sécurité, elle vira vers son opposant.

— Comte Loren, entonna la reine d’une voix sèche.

Elle enjamba deux corps pour se porter à hauteur de son adversaire. Richard Loren la dépassait d’au moins une tête – comme la majorité des personnes présentes – mais il ne bougea pas d’un cil. L’électricité dansait sur les bras nus de la reine et sa mâchoire serrée contenait tout juste sa rage palpable. Elle s’apprêta à dire quelque chose, mais son compagnon la dépassa pour enserrer le col du Noble.

— Raclure de traître.

L’accent âpre du Nord ressortait dans la voix du père de Lef. Après des années à vivre dans l’Ouest, il l’avait pourtant perdu. Le mélange de colère et de peur l’avait fait ressortir. Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Lef ; elle sentait les éléments aqueux s’agiter dans les environs.

— Utiliser une enfant comme otage. Il y a bien que des Nobles pourris et des Nordistes bafoués pour en venir à ça.

Tout en plaquant le comte contre le mur, il cracha en direction des mercenaires nordistes qui grognaient de douleur au milieu des gardes vasiliens. Décidée à ne pas rester en retrait, Lefkan s’efforça d’avancer un pas après l’autre dans leur direction. Son épaule la lançait et l’épuisement rendait ses genoux tout mous, mais elle ne pouvait pas s’effondrer maintenant. Pas ici. Pas sous les yeux de sa meute et de ses peuples.

— Achalmy.

Lef ralentit en arrivant à hauteur de Renn et Simeon. Sa mère s’était avancée pour empoigner le bras de son compagnon. Ils échangèrent un bref regard, chargé d’éclairs et de glace, avant qu’il ne finît par lâcher le comte. Sans brusquerie, la reine le força à reculer avant d’affronter le Noble.

— Comte Richard Loren, sous les yeux de nombreux témoins et en entente avec la garde vasilienne, vous avez trahi votre reine et vos Terres.

Le Noble lui adressa un rictus acide en guise de réponse.

— Alice, vous avez pu voir de vos propres yeux la colère de Vasilias. Si la garde s’est alliée à moi, c’est bien la preuve que leurs revendications rejoignent les miennes. Depuis votre petit palace doré, vous n’avez plus conscience de ce qui se passe dans nos Terres.

— Je suis votre reine, comte Loren, et j’entends me faire traiter avec les respects qui me sont dus.

L’intéressé lui offrit un rire gras en retour.

— Vous n’êtes qu’une enfant, Alice. Vous jouez aux diplomates avec le reste des Terres pendant que nos paysans et nos marchands meurent de leur travail. Votre père au moins sa…

— Mon père est mort, car c’était un imbécile idéaliste.

Richard se tut, ouvrit la bouche, mais Simeon le devança :

— Père, je t’en prie, cesse.

La bouche morne, l’héritier des Loren s’avança jusqu’à son père. Les épaules droites malgré la situation, il s’inclina devant la reine et déclara :

— Reine Alice, au nom des Loren, je souhaite vous présenter nos plus sincères excuses.

— On vous pardonnera jamais, cracha le père de Lef en brandissant son katana.

— Al, soupira la reine en levant une main. Simeon, je vous en prie, continuez.

— Je… je demande un jugement royal pour mon père.

Lefkan fronça les sourcils avant d’observer les réactions. Quelques murmures s’élevèrent autour d’elle sans qu’elle pût en tirer une véritable conclusion. Les jugements royaux avaient habituellement lieu au Château du Crépuscule pour les plus sordides affaires du royaume.

— Si-Simeon, bredouilla Richard Loren d’un ton déconfit. Tu... Je requiers un jugement public !

— Si tu es jugé publiquement, Vasilias te pardonnera, répliqua son fils avec fermeté. Depuis des années tu te rapproches des Vasiliens. Ils t’apprécient, c’est indéniable.

— On ne devrait donc pas prendre en compte leur avis ? se rebiffa le Noble en écarquillant les yeux.

Dépité, Simeon secoua la tête en rejoignant son père près du mur où il était plaqué. Les parents de Lefkan suivaient leur échange en silence. Lef en profita pour se rapprocher encore. Les corps des soldats en train de se tortiller en geignant l’arrêtèrent. Tout ce sang, ces blessures, ces râles… tout ça pour un conflit de pouvoir ?

— Père, tu voulais prendre le contrôle de toutes les terres côtières. Dans les faits, tu n’avais d’intérêt que pour Vasilias et son contrôle sur le commerce maritime.

— Nous aurions construit un royaume, maugréa le comte Loren d’un ton sourd. Pour contrebalancer les décisions infâmes d’Alice.

— Ridicule, cracha Soran en croisant les bras sur sa poitrine. Vous auriez rallié les Nobles des terres du littoral à votre coup d’État ?

— Certains étaient déjà prêts, assura-t-il en se rengorgeant.

Simeon s’avança de nouveau, mais la reine leva la main. Un sourire dépité étirait ses lèvres.

— Je pense que je dois vous remercier, comte Loren. Je ne vais pas nier l’orientation de mes décisions ces dernières années. J’ai choisi de privilégier la stabilité d’Oneiris, mais le peuple occidental mérite que des mesures soient prises pour leur avenir. (Lef frissonna quand son expression se fit plus amère.) Quant aux Nobles qui étaient prêts à vous aider, je me ferais un plaisir de les rencontrer.

— Vous les tuerez, oui, s’indigna le comte Loren en essuyant le sang qui coulait de sa tempe.

— Aucunement. Ce qui s’est passé m’a ouvert les yeux. Les Occidentaux ont besoin de se sentir écoutés et accompagnés. Or, les Nobles sont le lien direct entre eux et moi. Je rencontrerai donc les familles qui vous ont soutenu et j’entamerai des discussions.

Lefkan restait bras ballants à quelques mètres des adultes. Une part d’elle avait encore l’impression de rêver. Tout avait été trop rapide, trop brutal. Elle aurait aimé retrouver le confort de son nid, être entourée et protégée par sa meute.

— En attendant, décida la reine en se tournant vers sa fille, un jugement royal a été demandé par votre fils. Je vous propose que nos enfants respectifs prennent part à ce jugement.

Quand Lef comprit ce qu’on attendait d’elle, elle se sentit vaciller. Face à son air hagard, son père se détacha du groupe d’adultes pour la rejoindre. La main qu’il plaça dans le dos de la princesse l’empêcha de s’effondrer sur place.

— J’accepte.

Simeon s’était tourné vers l’adolescente. Ses yeux lilas luisaient d’un trouble inquiet.

— Trois décisions s’ouvrent à toi, Lefkan.

Sa mère avait avancé de quelques pas vers elle. Son regard indigo s’était adouci, mais son expression avait la dureté de son trône. Lef n’osa pas s’en détourner.

— Tu peux choisir de lui retirer son titre et sa mainmise sur Vasilias, mais il pourra continuer sa vie dans l’Ouest, prononça la reine d’un ton inflexible. Tu peux choisir qu’il soit exilé à l’étranger. Ou prononcer un emprisonnement à vie.

— On devrait le tuer !

La voix tonitruante provenait d’une femme plantée dans le couloir d’où Lef et les autres étaient arrivés. Vann avait agrippé la cape élégante de sa mère et pleurait en silence.

— Soraya, lança la reine avec soulagement. Tu as disparu quand nous sommes arrivés au manoir. Où étais-tu passée ?

— J’ai contourné le domaine et trouvé une entrée secondaire, expliqua-t-elle en enroulant les épaules de son fils d’un bras protecteur. Je devais agir, Alice.

— Tu aurais pu les mettre en danger, marmonna celle-ci en observant tour à tour Vann et sa fille. Nous réglerons nos comptes plus tard. Lefkan, tu dois prendre ta décision.

La princesse jeta un regard suppliant à son père. C’était son soutien à lui qu’elle requerrait lorsque sa mère l’écrasait d’une responsabilité. À sa grande déception – et crainte – les yeux de son père étaient gelés, tempétueux.

— Je… je ne sais pas, gémit-elle en serrant ses mains l’une dans l’autre. Mais… je ne veux pas… Je refuse que le comte Loren puisse encore régner sur Vasilias.

Le Noble poussa une exclamation ahurie.

— C’est un scandale, siffla-t-il en pointant la princesse d’un doigt paré d’une chevalière en or. C’est une enfant. Une enfant n’est pas en mesure de porter un jugement.

Lefkan sentit son père se tendre à ses côtés, mais il ne prononça pas un mot. Rien ne relevait de sa juridiction en cet instant. En épousant la reine, il avait accepté d’être un garde du corps, un conseiller et un soutien. Mais il n’était sûrement pas son égal.

— Les Vasiliens…

Lef détestait sa voix tremblante. Sa force et son courage s’étaient envolés après une longue nuit d’attente et les premiers affrontements. Ce dernier combat lui semblait hors de portée.

— Les Vasiliens veulent peut-être décider eux-mêmes ?

Désemparée, sa mère la dévisagea un instant avant de se recomposer une façade impassible.

— Lefkan, ce serait retomber dans un jugement public.

— Et ils ne le tueraient jamais, ricana Soraya derrière elle.

Lef jeta un coup d’œil à la conseillère. Elle savait aussi bien que les autres que l’exécution était interdite dans l’Ouest. Sa mère s’en était assurée après les diverses menaces de mort qu’avait fait planer son père pendant son règne. Le châtiment le plus sévère revenait à être emprisonné à vie.

— Soraya, lança la reine d’une voix dure, tu n’as pas ta place dans ce jugement.

— Ah oui ? Ce n’est pas mon fils qui a été enlevé et menacé ?

— La menace qui a pesé sur ton fils sera prise en compte par le jugement de Lefkan. Mais ni lui ni toi ne faites partie de la famille royale.

Les mots recélaient une sécheresse que Lefkan n’aurait pas crue entendre. Crispée, elle assista en silence à la tension qui s’installait entre sa mère et sa conseillère. Soraya finit par lui adresser un sourire tordu avant d’empoigner son fils par le bras.

— Viens, Vann. Nos conseils ne sont plus requis.

— Sora, souffla le père de Lef lorsqu’elle passa près d’eux.

— Nous nous reverrons plus tard, Al. Quand ta femme sera redescendue de son piédestal.

La reine ne laissa rien paraître alors que sa plus proche conseillère quittait les lieux sans un regard en arrière. Richard Loren en profita pour éclater de rire.

— Un bel exemple de ton règne, Alice. Les étrangers se sentent si à l’aise chez nous qu’ils estiment avoir un droit dans un jugement royal.

Préférant l’ignorer, la reine se tourna vers sa fille.

— Lefkan, tu souhaites porter l’affaire sur la place publique de Vasilias afin d’écouter l’avis du peuple ? (Comme elle hochait la tête, sa mère inclina le menton en soupirant.) Bien, tu donneras ton jugement plus tard, dans ce cas. Capitaine Soran, arrêtez le comte Loren je vous prie. Nous le menons face à ses habitants.


La place publique de Vasilias, qui dominait le port et l’océan, était aussi l’emplacement du marché quotidien. Quand la Garde Royale se présenta en compagnie de la reine, de sa famille, et des Loren, les badauds déguerpirent sans demander leur reste. Perplexes, les marchands se rassemblèrent derrière leurs étals pour murmurer et se plaindre.

— Bonjour, peuple de Vasilias.

Son bras en écharpe, Lefkan leva le nez vers sa mère. Sa voix était plutôt douce et modulée. Elle avait pourtant porté à travers toute la place, car les chuchotis ne s’éternisèrent pas. Les badauds qui avaient fui les lieux quelques instants plus tôt ne s’étaient guère éloignés. Leurs paniers sous les bras, des enfants accrochés aux basques, ils s’approchèrent avec curiosité.

Une fois certaine de l’attention des habitants, des marchands et des gardes, la reine adressa un signe de tête à son compagnon. D’un air résigné, le père de Lef s’avança, enfonça la pointe de son long sabre entre deux pavés et murmura tout bas. Lefkan ne discerna pas avec exactitude les mots, mais elle en devina sans mal la teneur. Eon, le katana de glace de son père, frémit sous le soleil matinal. En quelques secondes, des blocs de glace naquirent autour de la lame pour former une estrade d’un mètre de haut.

— Peut-être en avez-vous eu vent, entonna la mère de Lef en grimpant l’escalier gelé qui menait au sommet de la structure. Le comte Richard Loren Vasilias a fomenté un plan afin de s’emparer de la capitale et des terres côtières.

Lef observait sa mère bouche bée. Sa cape blanche fouettée par le vent marin, juchée un mètre au-dessus de la foule, la jeune fille se demanda si elle aurait un jour la même prestance. Le regard sombre de sa mère finit par tomber sur le comte Loren.

— Je vous en prie, montez sur l’estrade, comte Loren Vasilias.

L’intéressé grimaça quand un garde royal le poussa vers la structure de glace. Il cracha aux pieds du compagnon de la reine avant d’entamer son ascension.

— Peuple de Vasilias, reprit la reine en tournant sur elle-même. Le comte Loren Vasilias a missionné des mercenaires nordistes pour enlever ma fille. Votre princesse. Il souhaitait l’échanger contre des titres et des terres.

Lefkan se força à détacher le regard de la silhouette rigide de sa mère pour observer la foule. Elle se tenait à une distance respectueuse du groupe de soldats qui escortait la princesse et les Loren. Pour autant, les corps se pressaient en direction de l’estrade avec avidité. Il n’y avait pas eu pareille esclandre depuis le règne précédent. Les événements qui animaient ce jour-là la place de Vasilias amuseraient les mémoires encore de nombreuses années.

— Au vu de la gravité des faits, déclara la mère de Lef d’un ton ferme, un jugement royal a été prononcé.

Un murmure traversa les badauds. Les jugements royaux se faisaient dans l’obscurité et le secret du Château du Crépuscule. Sûrement pas au milieu de la capitale. Intriguée, la foule finit par se taire en attente de la suite.

— La princesse Lefkan étant la principale concernée dans cette affaire, nous avons décidé de lui laisser le choix du jugement à porter.

La reine avait vaguement agité la main vers sa fille à ces mots. Des regards glissèrent vers Lefkan, s’y accrochèrent. La princesse serra les dents en dépit de l’attention soudaine. Même si elle s’était changée et nourrie avant d’assister au jugement, elle se sentait empaffée et vulnérable.

— Elle a imposé une première condition avant d’émettre son jugement. (La reine s’efforça de sourire à la foule qui l’écoutait en silence.) La princesse Lefkan requiert votre avis, peuple de Vasilias.

Comme sa mère lui faisait signe de la rejoindre, Lef inspira un bon coup et gravit les petites marches qui donnaient accès à l’estrade de glace. Elle se plaça aussitôt du côté de sa mère, toisant le comte Loren avec méfiance.

— Si vous le voulez bien, expliqua la reine en embrassant la foule d’un regard franc, approchez des gardes ou de l’estrade afin de donner votre avis concernant le jugement à porter.

Les habitants restèrent immobiles dans un premier temps. Quelques citoyens courageux approchèrent finalement des soldats pour discuter. Lefkan observa le mouvement de foule, nota les expressions contrariées et celles soulagées.

— Pourquoi condamner le comte ? lança un homme au pied de l’estrade. Il avait pas de mauvaises idées.

— Vous êtes donc en faveur de deux royaumes sur les Terres de l’Ouest ? s’enquit la mère de Lef d’une voix égale. Vous auriez accepté que Richard Loren devienne roi de Vasilias et des côtes ?

— Je sais pas. Il a promis de réduire les taxes sur le commerce des bateaux.

— Et d’augmenter celle sur les produits de culture et d’élevage, devina la reine avec un sourire dépité. Vous auriez eu une marge plus intéressante sur vos cargaisons, sans aucun doute. Toutefois, cela aurait signifié payer une fortune les produits en provenance des terres continentales.

L’homme ne chercha pas à rétorquer, l’air pensif. La reine en profita pour lui demander :

— Pensez-vous que je sois une mauvaise reine ?

— Pas spécialement vous, ma Dame. Vous m’nez le même genre d’règne que l’Ouest connaît d’puis des siècles. Le vôtre ou c’lui des Loren, j’crois pas que y’ait une grosse différence.

Lefkan était tout aussi intéressée que sa mère par ces propos. Elle s’avança au bord de l’estrade et s’enquit en élevant la voix pour être entendue :

— Quel genre de règne voudriez-vous ?

— J’aimerais qu’on soit plus écoutés, répondit franchement l’homme, satisfait d’avoir pleinement l’attention de ses souveraines. Faudrait qu’on puisse… participer.

— Participer ? s’étonna sa mère en fronçant les sourcils. Vous êtes en mesure de donner votre avis au Noble qui gère votre zone de résidence afin d’apporter des changements.

— On choisit pas nos Nobles, grommela l’homme en croisant les bras sur sa poitrine. Ils sont pas forcément à l’écoute ou d’accord avec nos propositions. Alors, on en r’vient à la case départ.

Lefkan avait écouté la réponse avec attention. Les propos de l’inconnu ne l’étonnaient guère. Plusieurs habitants étaient déjà venus se plaindre de pareilles conséquences lors des doléances au Château. Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche quand l’homme riva son regard au sien. Marron. Il n’était pas né Noble. Né sans pouvoirs. Dans l’Ouest, c’était significatif de vie soumise aux règles d’un Élémentaliste.

— Princesse Lefkan. Quoi qu’vous décidiez pour l’comte Loren, j’crois pas que l’important soit là. J’vous en prie, essayez d’penser à nous. J’sais bien qu’les Nobles vous servent d’intermédiaires. Comme vous allez destituer l’comte Loren, faudra lui choisir un successeur.

— Richard Loren a un fils, lui fit remarquer la reine d’un air étonné.

— Je sais, ma reine. Simeon Loren fait souvent un tour d’la ville en compagnie du soldat Ganton. Ils sont appréciés par ici. J’ai quand même peur. Qu’la boucle se répète si Simeon devient l’nouveau Noble responsable de Vasilias.

Lefkan ne se risqua pas à répondre : elle ne se sentait pas en mesure de considérer la situation avec suffisamment de recul. Elle se tourna vers sa mère, mais la reine était occupée à dévisager le petit groupe en bas de l’estrade. Proche du soldat Renn Ganton, l’héritier des Loren échangeait avec une mère de famille encombrée de trois enfants criards.


La session fut close une demi-heure plus tard. Des centaines d’habitants s’étaient avancés pour exprimer un avis. Un bon quart estimait que le comte ne devait pas être condamné pour avoir voulu apporter des changements, mais le reste se montra fidèle aux Tharros. Ragaillardi par le sentiment d’avoir un impact, la plupart des habitants optèrent pour la punition la plus dure : un emprisonnement à vie. Bientôt, les soldats encerclèrent l’estrade de glace – qui émerveillait d’ailleurs par sa structure et son état solide insensible au soleil – pour ramener l’ordre.

Une fois certaine qu’on l’écoutait, la reine se tourna vers Richard Loren Vasilias. L’attente au milieu des brises marines lui avait rougi les joues et le nez. Lefkan le trouva bien moins impressionnant avec ses poignets serrés dans son dos par une corde et ses cheveux ébouriffés par le vent. Ce n’était plus son ravisseur qui détenait les rênes de sa destinée. C’était un simple homme. Un homme qu’elle s’apprêtait à condamner.

— À présent que la princesse Lefkan a pu écouter vos conseils, son jugement va être prononcé.

Lef rencontra le regard de sa mère, y puisa la force nécessaire. Sa mère-louve, cheffe de la meute et du royaume, lui adressa un léger hochement de tête. Ses yeux indigo la couvaient autant qu’ils la poussaient. En contrebas, le père de Lefkan lui fit un clin d’œil et articula quelques mots en silence.

Courage, mon louveteau.

Lefkan inspira une goulée d’air iodé, balaya la foule impatiente d’un regard jaugeur. Les expressions contrariées étaient bien moins nombreuses à présent que les colères avaient été exprimées. Comme une envie d’en découdre électrifiait la place. Lefkan s’en trouva étrangement soulagée. C’était un sentiment qu’elle connaissait bien.

— En tant que membre de la famille royale, lança-t-elle d’une voix claire, je vais à présent décider de la condamnation du comte Richard Loren Vasilias pour enlèvement, recel, et menace de ma propre existence. Il est aussi condamné pour une tentative de prise de pouvoir par la force. (Lefkan s’avança sans quitter des yeux le visage arrogant de son opposant.) Je vous condamne à la prison à vie, Richard Loren.

Elle en profita pour le déchoir de ses titres. Les traits de l’homme s’affaissèrent avant de se plisser de rage et d’indignation. Malgré ses poings serrés, il agita les doigts dans l’espoir d’appeler à lui le vent ou les éclairs. Plus vive que sa fille, la reine s’avança et le menaça d’un doigt illuminé par de la foudre miniature.

— La garde royale va vous escorter jusqu’aux prisons de Vasilias.

C’était à la fois une explication et un ordre. Le capitaine Soran et deux soldats les rejoignirent sur l’estrade pour forcer l’ancien comte à descendre. Son départ vers les ruelles adjacentes fut accompagné par les houements de la foule.

Avant que Lefkan et sa mère eurent le temps de descendre, Simeon Loren bondit sur les marches et les rejoignit en souriant. Il leva le poignet, fit gronder le ciel sans sourciller afin d’attirer l’attention et s’exclama :

— À présent que mon père a été condamné, j’aimerais lui proposer un remplacement.

Lefkan vit sa mère se crisper. Elle comprenait sans mal son appréhension ; elle-même se sentait embarrassée à l’idée qu’un nouveau Loren prît le contrôle de la ville. Les habitants avaient besoin de temps. D’oublier, de passer à autre chose.

— Il y a un homme qui veille sur cette ville à sa manière depuis des années, reprit le jeune Noble en dépassant ses souveraines pour se pencher vers la foule. Un homme que vous connaissez sûrement, car il vous a aidé à arrêter des voleurs, à vous protéger des bandits ou à assurer une transaction monétaire sans bévues.

Lefkan fronça les sourcils sans comprendre l’insinuation. Elle aurait dû être une habitante de Vasilias pour savoir qui était cet inconnu. À ses côtés, la reine s’était détendue et patientait avec une moue curieuse.

— Le soldat Renn Ganton, expliqua Simeon en tendant le bras au garde qui attendait en haut des escaliers, est sûrement le mieux placé pour gérer Vasilias en attendant une solution définitive.

Lefkan écarquilla les yeux quand le soldat personnel des Loren s’avança avec un immense sourire. Il s’inclina devant elle puis face à la reine avant de rejoindre son compagnon. Il s’empara du poignet de Simeon et le leva au ciel. Des cris enthousiastes leur répondirent.

— J’accepterais avec plaisir cette proposition, révéla-t-il d’une voix forte. Si vous, peuple de Vasilias et si la reine Alice m’y autorisent, bien entendu.

Le soldat observa la foule un moment avant de se tourner vers sa souveraine. Médusée, la mère de Lef ouvrit et ferma les lèvres à plusieurs reprises sans oser se prononcer. Renn Ganton n’était pas Élémentaliste. En cela, il ne pouvait être Noble selon les coutumes occidentales actuelles.

— Je n’ai que deux conditions, se décida la reine après quelques secondes de silence. Premièrement, nous organiserons une session publique avec le peuple de Vasilias pour connaître leur avis. Deuxièmement…

La reine s’avança vers Simeon et avisa la façon dont il tenait la main de son compagnon.

— Si vous l’acceptez tous deux, j’aimerais que Simeon Loren vous seconde. Ses capacités d’Élémentaliste et sa connaissance géopolitique de Vasilias seront primordiales.

Les jeunes hommes échangèrent des regards hébétés. Lef s’amusa des étincelles qui illuminaient leurs yeux. Ils ne devaient pas s’attendre à ce que sa mère acceptât aussi facilement. Ni qu’elle proposât une alliance entre le soldat et le Noble.

— Ce serait un honneur, ma reine, trouva bon de répondre Simeon en s’inclinant.

Le sourire soulagé qui étira les lèvres de la reine dissipa les dernières brumes de peur dans la poitrine de Lef. Après sa prononciation du jugement, elle avait craint que la foule s’agaçât. L’annonce de Simeon pour élire Renn nouveau dirigeant de la ville avait tourné les ardeurs vers l’avenir plutôt que vers le présent incertain.

Lefkan quitta la place des yeux pour observer l’océan. Calmes, ses eaux gris-bleu faisaient écho à l’engourdissement qui s’était emparé d’elle. Après la tempête était venue l’accalmie. Les lèvres pleines de l’iode et du sel de l’air marin, elle chuchota une prière aux Dieux.

Pourvu que l’accalmie s’étendît à tout son futur règne.

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