Chapitre 5 : Les funérailles
An 527 après le Grand Désastre, 3e mois du printemps, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
L’été approchait. Les battants de la fenêtre grands ouverts laissaient entrer des courants bienvenus. Ils chassaient l’air moite de la chambre de Lef, secouaient son esprit embrumé. Plantée devant son miroir sur pieds, elle observait. Sa silhouette élancée, habituellement traversée de contractures nerveuses, s’était rigidifiée. Elle avait serré plus qu’à l’accoutumée les pièces de tissu contre son corps. Ses bras habituellement nus étaient couverts et reliés par des anneaux d’or au carré de soie blanche qui couvrait sa poitrine. Serrés à la taille, ses jupons de mousseline pâle tombaient sans volume à ses chevilles. Elle était tout de blanc vêtue. L’une des couleurs de la famille royale, bien entendu, mais aussi celle du deuil occidental.
Sa grand-mère était morte. Un mal de poumons s’était sournoisement glissé en elle l’hiver dernier. Trianna l’avait combattu tout le printemps avant de finalement céder.
Lef inspira brusquement, tira sur ses longues mèches de cheveux bruns. Les yeux dans le vague, les doigts engourdis, elle entreprit de les nouer en chignon bas. Pas de tresses aujourd’hui. Pas de peau de loup, de parures de cuir ou de couteau caché. Elle devait honorer sa grand-mère, sa meilleure conseillère en politique occidentale et sa confidente pour leurs goûters pris en secret.
Une fois ses cheveux soigneusement relevés, Lefkan engloba son reflet. Que devait-elle afficher face au peuple ? à sa famille ? Un chagrin mordant, qui serait contraire à l’engourdissement qui s’était emparé d’elle depuis l’annonce deux jours plus tôt ? Une volonté de fer, qui intimiderait ses proches ?
— Lef ?
La voix éraillée la sortit de ses pensées. Sans réfléchir ou répondre, l’adolescente se précipita vers l’entrée de sa chambre pour étreindre sa mère. La reine Alice, qui n’avait guère fermé l’œil depuis le décès de Trianna afin d’organiser ses funérailles, se laissa aller contre l’épaule de sa fille. Lef la dépassait d’une demi-tête à présent et aurait pu la soulever sans efforts entre ses bras fermes. Mais aujourd’hui, elle se sentait l’âme d’une fillette éperdue.
— Maman, murmura Lef en reculant d’un pas, qu’est-ce que je peux faire ?
La couronne avait disparu du crâne de sa mère. En le remarquant, Lefkan s’enfonça plus profondément dans l’hébétude. La reine était-elle si dispersée qu’elle en avait égaré sa tiare ?
— Est-ce que tu peux rejoindre ton père dans la cour ? Il aide à charger les caisses de fleurs pour le convoi.
L’énergie qui s’empara de la jeune femme à l’idée de se servir de ses mains et de ses muscles chassa temporairement son brouillard mental. Avant de s’en aller, elle attrapa les poignets de sa mère pour les serrer. La reine accepta sans rechigner le baiser que sa fille déposa sur son front plissé.
— Fais attention à tes vêtements, lui rappela sa mère alors que Lef s’éloignait dans le couloir.
La princesse jura entre ses dents en se rappelant qu’elle portait sa tenue soignée pour la cérémonie. Tout en dévalant les escaliers, elle récupéra les deux lacets de cuir qui retenaient plus fermement ses chaussures à ses chevilles. Elle s’en servit pour remonter ses jupons et les nouer à mi-mollets. Elle ne craindrait pas de les salir ainsi.
Dans la cour, son père supervisait le chargement des fleurs, arbustes en pots et décorations qui accompagneraient la dépouille de sa grand-mère à travers les faubourgs du Château. En tant que membre de la famille royale, Trianna serait convoyée jusqu’au domaine où les souverains occidentaux étaient enterrés depuis des siècles. Une combe à l’est du Château du Crépuscule, entourée de bois protégés de l’exploitation des terres et surveillée par une famille qui héritait de la tâche de génération en génération.
— Lef !
Son père lui faisait signe près des écuries. La princesse salua les domestiques et les soldats qui participaient conjointement au chargement et traversa la cour d’un pas rapide. En remarquant son accoutrement, son père fronça les sourcils.
— Ta mère est au courant ?
— Oui, c’est elle qui m’envoie.
Le compagnon de la reine se garda de la moindre remarque. En période moins trouble, la reine aurait assurément refusé que sa fille se baladât parée de vêtements d’une telle qualité.
— Les gars s’occupent de charger les caisses dans les calèches, expliqua son père d’une voix tout aussi rocailleuse que celle de sa compagne. Si tu es libre, j’aimerais que tu m’aides à harnacher les chevaux.
— Avec plaisir.
Lefkan s’empara des brides, des rênes et des sangles en cuir disposées sur l’une des cloisons des écuries. Il n’y avait qu’une demi-douzaine de stalles ici, le reste des montures étant gardées près des baraquements de la garde. Les chevaux installés dans les écuries royales étaient les montures personnelles de la famille royale.
— Salut, Orée.
La jument baie à la longue tache blanche entreprit de lui manger les cheveux, comme souvent. Elle n’était pas toute jeune et c’était justement pour son tempérament placide que Trianna l’avait montée à la fin de sa vie.
— Elle va mener le convoi, expliqua son père par-dessus son épaule.
Lefkan acquiesça en souriant ; c’était une décision qu’elle ne pouvait qu’approuver. Installé à côté du box d’Orée, un jeune étalon frappa un sabot contre la cloison. Lef lui adressa aussitôt un regard irrité.
— Du calme, lui intima la princesse en se déplaçant jusqu’à sa stalle.
Elle tendit la main pour lui chatouiller les naseaux. Le cheval s’ébroua avant d’agiter la queue.
— Je sais. Pas la peine de t’énerver.
Son cheval, à peine âgé de trois ans, était d’une rare couleur noire. Quand Lefkan l’avait découvert pour la première fois, fièrement dressé au milieu de la cour, elle avait eu un coup de cœur. C’était Soraya qui avait négocié avec un marchand Sudiste pour qu’il l’amenât jusque dans l’Ouest. Lefkan avait sauté au cou de la conseillère en apprenant que c’était son présent pour son quatorzième printemps. Croisé entre une jument pur-sang du Sud et un étalon plus solide des Terres Occidentales, le jeune mâle était l’un des rares invendus du marchand. Son tempérament fougueux et son regard mauvais avaient pourtant plu à la princesse.
Un an plus tard, Lefkan poussa la porte du box pour se rapprocher de son cheval. Comme s’il avait perçu sa confusion et sa douleur, sa monture lui souffla dans l’oreille. Paupières plissées et dents serrées, Lefkan entoura son encolure.
— Merci, Pan.
Elle n’avait pas décidé du vrai nom de son cheval, Chenapan. Son père lui rappelait souvent que c’était un nom tout à fait approprié à cette monture à moitié dressée et aussi sauvageonne que sa cavalière, mais Lef avait décidé d’épargner l’égo de son étalon.
— Si tu le souhaites, lança son père en avançant dans la stalle à sa suite, tu pourras monter Pan et mener le convoi à côté d’Orée.
— Tu crois que maman acceptera ?
Il cala une épaule contre la cloison pour l’observer avec un demi-sourire. Il n’avait pas taillé sa barbe depuis quelques jours et les poils rebiquaient. Quant à ses yeux habituellement perçants, ils étaient voilés.
— Tu sais qu’elle conduira elle-même la calèche qui transportera la dépouille de ta grand-mère. C’est la tradition. En tant qu’époux, je serai installé à côté d’elle. Tu as le droit de t’asseoir entre nous. Mais si tu préfères passer au tout début du cortège avec Pan, c’est possible. Les héritiers de la couronne ont les deux choix.
Surprise, Lefkan glissa sa main le long du flanc tiède de sa monture.
— Tu es bien renseigné.
— Qu’est-ce que tu t’imagines ? grommela son père en réduisant la distance qui les séparait d’une foulée. J’en ai discuté avec Milash. Il m’a expliqué comment se déroulaient les funérailles royales.
À la mention de son oncle, la princesse fit la moue. Milash était rentré la veille au matin, accompagné de son épouse Sudiste et de leurs deux enfants. Il était déjà en chemin pour le Château, inquiété par les missives de plus en plus pessimistes de sa sœur, quand la nouvelle était tombée. Même si son oncle n’était pas directement responsable, Lefkan lui en voulait. Il aurait dû être là, comme sa sœur, au chevet de sa mère mourante. Il aurait dû être là depuis des semaines. Voire des années. Il avait quitté l’Ouest depuis longtemps pour vivre à Lissa en compagnie de Doretha et leurs enfants. Cela lui permettait évidemment de conduire les négociations directement avec l’empereur Dastan Samay. Lef ne pouvait pourtant s’empêcher de penser que les responsabilités de sa mère seraient moins lourdes si elle avait son cadet à ses côtés.
— Où est-ce qu’il va être installé ?
— Milash ? Dans la calèche derrière la nôtre. En tant qu’enfant, mais non héritier direct, c’est sa place. Il sera avec Doretha et les petits.
— Les petits ont mon âge, lui fit remarquer sa fille en plissant le nez.
Son père lui adressa une mimique narquoise en reculant.
— Pour moi, tu seras toujours une petite.
Sourcils froncés, Lef s’apprêta à rétorquer, mais Pan fut plus rapide. Oreilles couchées, il tendit le cou vers le père de la princesse et lui mordit le bras. Même s’il était protégé par une couche de vêtements, Achalmy poussa une exclamation de surprise teintée de douleur.
— Foutu canasson ! cracha-t-il en se positionnant hors de danger.
Lefkan s’esclaffait, une main sur le garrot de Pan. Son père n’avait jamais été à l’aise avec les chevaux. L’antipathie était manifestement réciproque.
— Mettons-nous au travail, ordonna-t-il d’un ton sec en se détournant de sa fille hilare.
Même s’il voulait avant tout faire oublier le petit incident, Lef ne le taquina pas. Le moment de convivialité était passé. Les devoirs revenaient. Sa grand-mère attendait.
Redevenue sérieuse, Lefkan récupéra le harnachement et se mit au travail.
On laissa Lefkan chevaucher en tête du convoi. Orée, fidèle et déterminée malgré les années qui creusaient son dos et ses flancs, mena la calèche en compagnie de trois autres équidés. Lefkan était entourée de gardes royaux chargés de sa protection et de celle du convoi. Le commandant, un homme aux cheveux d’un roux sombre et à la mine revêche, s’était positionné devant eux pour ouvrir la voie. Le capitaine Soran s’était quant à lui glissé auprès de sa protégée. Si Lefkan ne portait pas sa tenue de combat, elle avait insisté pour accrocher Kan à sa selle. Le sabre élémentaire était visible, mais pas ostentatoire.
Installés sur la banquette arrière de la calèche principale, la reine et son compagnon formaient deux silhouettes pâles et figées. Lef aurait aimé que ses parents manifestassent plus d’émotion, mais l’étiquette occidentale attendait d’eux qu’ils se tinssent ainsi. Sans paroles, sans gestes, sans sourires ou larmes. S’il y avait des traditions occidentales que Lef méprisait, celle-ci était en tête. L’amour comme la mort étaient du domaine pudique et privé au sein de ses Terres. Tout en chevauchant Pan, qui était rassuré par la proximité des autres chevaux, elle rêvassait des histoires de son père. Elle n’avait visité le Nord qu’à cinq reprises depuis sa naissance. Et, à cinq reprises, les voyages s’étaient faits expéditifs et prudents. Les relations occidento-nordistes étaient encore balbutiantes, malgré la vingtaine d’années qui s’étaient écoulées depuis le début d’une véritable politique étrangère. Lefkan se faisait la promesse de mieux connaître son autre pays d’origine une fois qu’elle serait plus libre de ses mouvements. Elle voulait voir de ses propres yeux les fêtes arrosées d’alcool et éclairées de hautes flammes qui avaient lieu plus au nord. Elle voulait siffler de ses propres lèvres les couples qui se formaient au fil de la soirée, chanter l’appel funèbre de Lefk lorsqu’on disait adieu à des proches.
— Lef ?
La princesse sortit de sa torpeur pour dévisager Vann. Son ami chevauchait à ses côtés, autant pour contribuer à sa protection que pour la soutenir. Pour l’occasion, il avait gommé ses cheveux cuivrés en arrière et rasé sa barbe naissante.
— Tu souris comme une idiote, lui apprit-il en se penchant vers elle.
Le rouge monta aux joues de l’adolescente. Elle s’était laissé aller à la rêverie alors qu’elle convoyait la dépouille de sa grand-mère. Elle raffermit sa prise sur les rênes, se redressa et dirigea le regard droit devant elle. Pan agita brièvement les oreilles en réponse à ce changement d’attitude, mais resta campé entre les montures de Soran et Vann.
— Tout va bien ?
La question de Soran plongea Lef dans le silence. Elle était confuse. Trop confuse pour savoir si elle surmontait réellement la situation. Son esprit partait en vagabondage, effrayé par ce qui se déroulait sous ses yeux en ce moment-même. Tandis que son corps était figé sur une selle, son être s’envolait vers les cieux et les forêts. Elle aurait voulu être libre, délestée de ces responsabilités.
— Oui. Je suppose que oui.
Le capitaine se contenta de sa réponse évasive. Il ne pouvait pas se montrer trop familier en public ; il restait un roturier étranger. Pour autant, Lef le remercia d’un sourire fugace. Avec le compagnon de la reine occupé à servir d’effigie, Soran était ce qui se rapprochait le plus d’un père.
— La reine et ton père accaparent toute l’attention, lui souffla-t-il quelques secondes plus tard. Et c’est leur rôle. Attirer la tristesse et la compassion à eux, pour qu’on puisse plus tard honorer Dame Trianna dans les bons souvenirs. Nous arriverons à la combe dans un peu plus d’une heure. En attendant, contente-toi de chevaucher, Lefkan. Ne te sens pas obligée d’être digne ou impassible.
La princesse dévisagea son maître quelques secondes avant de papillonner des yeux. Elle n’avait guère laissé de larmes couler ces derniers jours. Seulement lorsque son père était venu la trouver sur le terrain d’entraînement pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. À présent, c’était toute une rivière qui pressait la barrière de ses paupières.
La vue trouble, elle déporta son regard vers ses parents. La couronne avait retrouvé le crâne de sa mère. Pour autant, son métal argenté et ses joyeux bleu-vert ne scintillaient pas sous le ciel gris. Sa mère-louve s’était tue, les griffes rétractées et le dos rond. Elle attendait que la tempête passât, que les nuages disparussent. En attendant le retour du soleil, la reine encaissait en silence.
Lef ne trouva du réconfort que dans la vision des mains entrelacées de ses parents. Bien qu’ils dussent afficher un visage impassible face à leur peuple, ils ne le faisaient pas en solitaire.
Les Nobles en charge de la protection et de l’entretien de la combe royale n’avaient pas chômé. Deux espaces avaient été délimités par des bâtons de bois plantés dans la terre. Le convoi remonta le chemin qui séparait les deux zones herbeuses avant de se figer. À gauche, des Occidentaux dépourvus de titres s’étaient rassemblés pour saluer l’ancienne reine une dernière fois. À droite, les Nobles qui ne croulaient pas sous les tâches et les responsabilités avaient fait le chemin pour honorer Trianna.
— Il y a peu de monde de ce côté, fit remarquer Vann en indiquant l’espace réservé au peuple.
— Contrairement à toi, lança Soran d’une voix mi-figue mi-raisin, les Occidentaux sont occupés tous les jours. Ils ont des terres, des bêtes ou des commerces à entretenir. Ceux qui sont présents aujourd’hui sont généralement les familles qui habitent les terres alentour. Les autres n’ont ni le temps ni les moyens de voyager jusqu’ici.
Vann fit la moue face à l’évidence des explications. Il se tourna vers Lefkan en ouvrant la bouche, mais la princesse était en train de mettre pied à terre. À quelques mètres, ses parents descendaient de la calèche la tête droite et les yeux grand ouverts.
— On se retrouve plus tard, souffla Lef à son ami en lui tendant les rênes de Pan.
Sans attendre sa réponse, Lefkan dépassa son mentor et rejoignit sa famille en tête de convoi. Un homme maigrichon se glissa à côté de sa mère. Il fut bientôt rejoint par une femme aux cheveux noirs lâches et par deux adolescents dégingandés. Lefkan s’efforça de ne pas grimacer quand elle se plaça à gauche de son père, à l’extrême opposé de ses cousins.
— Tu tiens le coup ?
Lef faillit ne pas entendre la question au milieu du brouhaha et des renâclements des chevaux. Pour éviter d’attirer l’attention sur eux, elle se contenta d’un bref hochement de tête. Elle tenait le coup. Pour l’instant.
La reine dépassa la ligne que sa famille avait formée pour s’avancer. Elle s’arrêta près d’un portail de pierre envahi de lierre. Les battants en fer forgé étaient ouverts et offraient une vision réduite du cimetière qui s’étendait plus loin. Un frisson courut l’échine de Lef malgré le temps doux. Sans attendre, sa mère entreprit de remercier la famille qui avait organisé la cérémonie avant de se tourner vers son auditoire. Nobles, roturiers et proches se turent. Si Lef devait reconnaître une qualité aux Occidentaux, c’était leur sens du respect face à l’autorité. Elle ne doutait pas que des cris fuseraient encore dans l’air si des Nordistes avaient été rassemblés pareillement.
Lefkan connaissait déjà le discours que sa mère entonna. Ils l’avaient écrit à trois, avec son père et elle. Chacun ajustant la balance entre affection, honneur et souvenirs moins gais. Le visage de la reine se froissa quand elle mentionna la mort de son père. Lef savait qu’elle avait plus de peine pour les conséquences que cela avait engendré plutôt que pour l’événement en lui-même. Feu le roi Silvester avait déclenché sa propre perte en complotant avec des êtes plus forts que lui. Lefkan n’avait jamais éprouvé la moindre admiration ou affection pour ce grand-père qu’elle n’avait jamais connu. Lef s’était même demandé si elle pourrait aller le narguer dans la mort, au-dessus de sa tombe.
Elle n’en eut pas l’occasion. Une fois le discours prononcé et le portail passé, sa mère fut libérée de son impassibilité royale. Au milieu des tombes de pierre marbrée, vestiges de la famille Tharros, elle laissa couler la peine contenue depuis des jours. Son compagnon vint aussitôt l’entourer de ses bras tandis que la famille se resserrait autour de la souveraine. Lef resta en marge, à la fois émue et agacée par cette image. Sa mère-louve avait rassemblé les siens. Et cette meute ne plaisait pas à la princesse. Sa meute ne comportait pas un oncle qui ne profitait que des repas festifs donnés au Château quelques fois dans l’année. Elle ne comportait pas des cousins avec qui elle avait passé quelques jours à peine en quinze ans.
Comme si elle avait perçu son aigreur, sa cousine se tourna vers elle. Elle avait pris de son père ses cheveux blonds et raides ainsi que ses pupilles argentées. Un sourire avenant aux lèvres, elle s’avança d’une démarche souple. Les vêtements occidentaux seyaient particulièrement bien à sa silhouette fine. Lef se sentit aussitôt gauche et idiote.
— Tout va bien, princesse Lefkan ?
— Lefkan, lâcha aussitôt l’intéressée d’un ton sec. Lefkan, ça suffit.
Sa cousine élargit son sourire avant de lui indiquer une zone de terre à une dizaine de mètres. Lef remarqua alors le trou qui accueillerait bientôt le corps de sa grand-mère. De nouveaux frissons s’étendirent sur ses bras.
— Tu voudrais que nous nous approchions ?
— Je ne sais pas.
L’adolescente, qui était pourtant plus jeune, ne se démonta pas. Elle saisit le bras de cousine avec douceur avant de l’entraîner au milieu des tombes. Lefkan sentit la pression dans sa poitrine diminuer alors que les mètres s’accumulaient entre elle et le rassemblement familial au loin.
— Nous nous voyons peu, lui confia sa cousine après quelques secondes. C’est plutôt dommage de se retrouver pour ce genre d’occasion.
— Ton père a qu’à venir plus souvent !
Sa cousine se figea et sa prise se raffermit sur le bras de Lef. Celle-ci se contracta, traversée autant par la méfiance que par la honte. Elle avait pris son habit de Nordiste pour lui répondre. Un langage cru et direct. Indigne d’une princesse occidentale.
— Tu as raison.
Lef cligna des paupières, les talons enfoncés dans la terre meuble du cimetière. Sa cousine lui adressait un rictus en coin, le regard pourtant tourné vers son père au loin.
— Nous passons la plupart de notre temps à Lissa. Il y fait chaud et il y a un tas de fruits délicieux, mais…
Elle leva le bras pour glisser sa main sur la nuque de Lefkan. Celle-ci recula, le souffle coupé, mais sa cousine tint bon. Ses yeux scintillaient au milieu de son visage à la peau lisse.
— Tu n’es pas là, chère cousine.
— E-Ethel, bredouilla Lefkan, désemparée par le comportement de la jeune fille.
Un sourire lumineux étira la bouche de sa cousine. Comme si rien ne s’était passé, elle se redressa et s’éloigna d’un pas sautillant au milieu d’une allée du cimetière. La respiration courte, Lefkan la suivit des yeux sans oser bouger. Le bruissement des arbres qui veillaient sur la combe et le brouhaha de la foule en émoi lui parvenaient à peine.
— Pendant un moment, lui lança Ethel après quelques secondes, j’ai cru que tu avais oublié comment je m’appelais.
Comme Lef ne répondait rien, à la fois hébétée et vexée, sa cousine lui fit un signe de la main.
— Tu viens ?
Lefkan marmonna dans sa barbe avant de la rejoindre. Ses parents s’étaient séparés du reste de la famille pour accompagner la roulotte qui portait la dépouille de sa grand-mère. Orée tirait son ancienne cavalière à sa dernière demeure. Tandis que la reine s’assurait que les fleurs étaient bien en place, son compagnon se saisit des rênes de la jument pour la mener jusqu’à l’emplacement marqué par la terre retournée.
La gorge nouée, Lefkan s’empressa de rejoindre ses parents. On avait recouvert la dépouille de Trianna d’un linceul blanc et turquoise pour préserver sa dignité. La princesse ne parvenait plus à la quitter des yeux. On allait l’enterrer. L’enfouir sous des kilos de terre. Puis on placerait une pierre au niveau de ses pieds. Un geste symbolique en honneur à Lefk et Galadriel. On lui souhaitait ainsi de rester en partie avec les vivants, de ne pas s’éloigner pour toujours.
C’était profondément idiot, d’après Lef. Elle trouvait bien plus logique les funérailles des Sudistes ou des Nordistes, qui brûlaient leurs morts. Lefkan était certaine de préférer rejoindre les cieux, même sous forme de cendres, plutôt que d’être un corps en décomposition sous terre.
L’image s’associa par réflexe à sa grand-mère. Vers, relent de pourriture et obscurité lui envahirent l’esprit. La nausée la cueillit avec un spasme. Alors qu’elle s’éloignait de la dépouille à petits pas, une main chaude se glissa dans la sienne.
— Tiens bon, petit singe.
Le cœur de Lef s’envola tandis qu’elle se tournait vers la femme qu’elle considérait comme une deuxième mère. Soraya lui adressa un sourire teinté de tristesse. Malgré les chaînes d’or dont elle s’était parée et ses vêtements sudistes bouffants, elle était terne.
— J’ai été autorisée à assister à la cérémonie, expliqua-t-elle avant que la princesse lui posât la question. J’ai moi-même connu Dame Trianna, alors ça me fait plaisir de vous accompagner, ta famille et toi.
— Merci, tata Sora, murmura Lef en se laissant aller contre son épaule.
Lefkan lui fut infiniment reconnaissante quand les Nobles chargés de l’organisation descendirent la dépouille de sa grand-mère. Soraya ne lui en voulut pas lorsqu’elle enfonça les ongles dans sa paume au moment des pelletées de terre.
Et elle embrassa le front d’une Lef sanglotante quand on déposa la pierre qui scellerait la tombe de sa grand-mère pour toujours.
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