Chapitre 6 : L'héritière

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An 527 après le Grand Désastre, 3e mois du printemps, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.

Soran se montra impitoyable. La grand-mère de Lef avait été enterrée la veille, mais le capitaine de la Garde Royale lui imposa leur habituel entraînement matinal sans sourciller. La tête lourde et embrumée par les événements de l’avant-jour et le repas familial qui avait suivi, la princesse avait traîné les pieds jusqu’à l’arène de sable qui jouxtait les baraquements.

En temps normal, une dizaine de gardes les observaient de loin, mais il n’y avait presque personne ce jour-là. On accordait aux soldats des jours de repos lors du décès d’un membre de la famille royale, comme pour les remercier de les avoir protégés de leur vivant. Ne restait qu’un minimum de gardes afin d’assurer la protection du Château.

Le silence qui pesait sur les baraquements n’aidait pas Lef à se concentrer. Son corps la tirait de partout, comme si elle s’était tourné et retourné en boucle dans son lit. Sa grippe sur le manche de Kan manquait de force. Soran la désarma d’ailleurs à plusieurs reprises.

Quand le Sudiste la déséquilibra aisément en plaçant sa cheville au milieu de ses jambes, Lef poussa un cri de fureur au milieu du sable. Elle en avait dans la bouche, les yeux et les cheveux. Pendant qu’elle se couvrait de grains minuscules et de contusions, le reste de sa famille se remettait encore des festivités de la veille.

— Debout.

L’ordre sec de Soran plissa le visage de Lefkan. La bruine qui tombait depuis le lever du jour collait les grains de sable à sa peau. Irritée, elle agita les doigts pour attirer un courant à elle et s’en servit pour projeter une vague de sable en direction du soldat. Soran se contenta de lever la main pour figer l’attaque en plein air. Il était un Souffleur, capable de maîtriser aussi bien la terre que le feu. Devant l’air déconfit de son élève, il haussa un sourcil moqueur.

— Lefkan, tu es ridicule.

— Je veux dormir, siffla-t-elle en retour en s’essuyant le visage avec sa manche.

— Le sommeil attendra que tu saches te défendre.

Vexée, Lef cracha les derniers grains de sable qui envahissaient sa bouche et se mit en position. Satisfait, Soran releva sa dague à son tour. Il avait coiffé ses boucles brunes en arrière à l’aide d’un bandeau. Il se révéla plus qu’utile lorsque le vent se leva autour d’eux.

— Tu sais que si tu utilises tes pouvoirs, lança-t-il d’une voix forte pour couvrir le bruit, je vais le faire aussi ?

— J’espère bien ! s’exclama la princesse en s’élançant vers lui.

Elle ne chercha pas à se servir du sable, puisque Soran pouvait le maîtriser bien mieux qu’elle. Quant au vent, elle devait se montrer prudente. Si son mentor lançait des flammes après elle, Lef risquait d’en augmenter la puissance. Ne lui restaient que l’eau et les éclairs. Ces derniers étaient toutefois encore trop difficiles à contrôler en plein combat.

La princesse divisa la lame de son sabre élémentaire pour en tirer une bulle d’eau malléable à souhait. En retour, Soran enveloppa sa main droite d’une torche de flammes et brandit sa dague de l’autre. La rencontre entre élève et mentor provoqua fumée et étincelles. Les lames ripèrent l’une contre l’autre dans un crissement tandis qu’eau et feu se désintégraient mutuellement. Entre deux mouvements défensifs, Soran tapa du pied sur le sol de l’arène. Un étau de sable durci emprisonna la cheville de la princesse. Lefkan le brisa d’un coup de glace bien placé avant de projeter une lame de vent en direction de son mentor. Le mouvement, plus destiné à le déstabiliser qu’à l’attaquer, fonctionna. Soran dut attendre que le courant s’apaisât avant de reprendre une posture de combat.

Lefkan respirait bruyamment alors qu’elle tournoyait autour de son mentor en quête d’une ouverture. C’était encore difficile pour elle de concilier stratégie offensive, coups de sabre et usage des éléments. Elle s’entraînait depuis des années, mais l’étendue de ses capacités demandait une formation conséquente.

Quand elle lança sa bulle d’eau en direction de son mentor, elle attendit avant de passer elle-même à l’attaque. Contrôlant le liquide à distance, elle s’efforça de percer la garde de Soran. Son mentor virevolta autour de l’arène en esquivant habilement. Sans cesser de repousser la bulle de Lef, il agita les doigts dans sa direction. La princesse jura entre ses dents lorsqu’un pic de sable jaillit sous son nez. Il lui érafla la joue avant qu’elle eût le temps de se déporter.

— Tu perds ta concentration !

Lefkan releva les yeux. Sa bulle d’eau était suspendue en l’air, perdue dans les ordres mentaux de l’adolescente. En nage, Lef bondit vers son mentor en rappelant le liquide à elle. Il réintégra la lame de Kan, rendant le sabre immédiatement plus lourd. La princesse raffermit sa grippe et se jeta dans une danse de coups d’estoc et de taille. Elle varia les approches et les enchaînements, sans être capable de passer la garde de son mentor.

Soran profita qu’elle s’était trop avancée dans un mouvement rotatif pour glisser sa dague contre sa gorge. Élève et mentor se figèrent au milieu du sable, souffle rapide et traits tirés par la concentration.

— Merde.

Soran lui sourit avant de lui asséner une pichenette sur le front.

— Princesse Lefkan, votre langage.

Lef se rembrunit en abaissant sa lame. Elle se sentait gourde et irritable aujourd’hui. Inhabituellement fatiguée. Devant sa moue défaite, Soran rangea sa dague et lui indiqua de faire de même avec son arme. Perplexe, Lefkan glissa son katana dans le fourreau à sa hanche et croisa les bras.

— Tu es au milieu de ton cycle menstruel ?

Lef tressaillit, s’apprêta à réfuter puis fronça les sourcils. Elle était trop ensommeillée quand elle s’était changée pour l’entraînement une heure plus tôt et n’avait pas pris garde à l’état de ses sous-vêtements.

— Si c’est le cas, ajouta Soran sans chercher à lui tirer une réponse précise, ça explique peut-être ton manque de concentration.

— C’est stupide, lâcha-t-elle d’un ton morgue en se dirigeant vers l’enceinte de l’arène.

Dans son dos, son mentor soupira avant de lui emboîter le pas.

— Ce n’est pas stupide, Lef, c’est physiologique. Tu ne peux pas être au meilleur de ta forme si tu saignes en continu. C’est comme une hémorragie, c’est tout à fait logique que ça te ralentisse.

Les doigts de Lefkan se crispèrent autour de sa ceinture de cuir. Ses cycles avaient commencé un an plus tôt et leur irrégularité lui compliquait la tâche. Sa mère lui avait expliqué que cela prendrait peut-être quelques années avant de se stabiliser. En attendant, elle était incapable de prédire pendant quelle semaine du mois ses entraînements devaient être allégés ou supprimés.

— C’est injuste, souffla-t-elle d’une voix rauque quand son mentor s’accouda à ses côtés.

— C’est le signe que ton corps se porte bien.

— Ton corps se porte bien aussi non ? répliqua la princesse en toisant son mentor. Pour autant, tu ne saignes pas tous les mois.

Il la lorgna du coin de l’œil avec un sourire moqueur.

— À vrai dire, l’une de mes élèves m’arrache bien quelques gouttes de sang chaque mois.

Aussi amusée qu’agacée, Lefkan lui planta son coude entre les côtes. Pour autant, il avait raison. Lef avait été mortifiée la première fois qu’elle avait aperçu les traces de sang sur ses draps. Sa mère l’avait obligée à passer une demi-journée avec elle pour qu’elle lui expliquât les tenants et les aboutissants de son cycle menstruel. Et pour lui rappeler ô combien elle ne devait pas en avoir honte et que ces pertes sanguines étaient un témoin crucial de son état de santé général.

— Je te libère pour aujourd’hui, déclara Soran en ramassant une outre posée contre l’un des piliers de bois qui délimitaient l’arène. Tiens-moi au courant pour ton cycle. Il vaut mieux que tu prennes de véritables journées de repos pour revenir en forme plutôt que te forcer et te rendre malade.

Lef aurait bien répliqué que quelques pertes sanguines ne l’empêcheraient pas de se battre, mais elle se savait incapable de tenir cette promesse. La preuve en était : elle se sentait encore nauséeuse et affaiblie.

Resignée, la princesse remercia son mentor avant de prendre la route du Château.


Les entrailles du Château du Crépuscule digéreraient encore les festivités de la veille. Les domestiques passaient d’un couloir à l’autre pour débarrasser la Gran’Salle des tables couvertes de vaisselles et victuailles. Lef les salua en remontant par les passages qui leur étaient habituellement réservés. Même en grandissant, elle n’avait pas perdu cette habitude. Pour ce qui était des couloirs secrets derrière les murs, elle était à présent trop grande pour en emprunter la majorité. Certaines trappes lui étaient encore accessibles, mais elles ne donnaient pas sur des pièces très importantes ni intéressantes. La princesse avait donc accepté de fermer ce chapitre de son enfance, même si elle lorgnait parfois avec envie le passage secret dans sa chambre.

Avant de retrouver sa tanière personnelle, elle fit hâte à une salle d’eau réservée à la famille royale. Contrairement à ses parents, elle n’en possédait pas attenante à sa chambre. Lef se félicita d’être l’une des premières levées en entrant dans la pièce. Elle pourrait en profiter seule. Prévenants, les domestiques avaient déjà apporté des seaux d’eau fumante et disposé une dizaine de serviettes moelleuses et carrés de coton. La princesse remarqua une pile de vêtements déposés sur une chaise et reconnut sans mal sa propre garde-robe. Depuis le temps qu’elle s’entraînait chaque matin, les domestiques avaient fini par connaître ses habitudes.

Avant de se glisser dans une bassine qu’elle avait remplie à moitié d’eau chaude, elle inspecta ses cuisses. Un filet rouge dégoulinait vers son genou. Grommelant, elle récupéra un pain de savon et s’assit dans la baignoire avec précaution. Il faudrait qu’elle demandât à une domestique de lui porter des bandelettes de tissu grossier à glisser dans ses sous-vêtements.


Sur le chemin menant à sa chambre, Lef tressait ses cheveux d’un air distrait. Ses parents s’étaient-ils au moins levés ? Avec le repas de la veille et la fatigue accumulée par l’organisation des funérailles, ils s’étaient peut-être accordés une matinée bien méritée. Arrivée à l’étage qui comportait uniquement sa chambre et celle du couple royal, Lefkan marcha jusqu’au bout du couloir. L’un des battants en bois ouvragé qui donnaient sur la chambre de ses parents était entrouvert. Elle y jeta un œil curieux et sourit. Encore en habits de nuit, ses parents traversaient la pièce d’un sens à l’autre pour pousser les volets et rassembler leurs affaires éparpillées. Guère gênée par leur accoutrement léger, Lef entra en s’éclaircissant la gorge.

— Bonjour.

La reine lui rendit son salut en premier avec un sourire tranquille. Malgré l’air affable qu’elle afficha, Lefkan nota l’éclat terni de son regard et la pâleur de son visage.

— Tu es toujours malade ?

La princesse s’était approchée de sa mère pour lui toucher le bras. La reine soupira, mais ne chercha pas à nier. En glissant une mèche de cheveux noir – et parcourue de gris argenté – derrière son oreille, elle expliqua :

— J’ai beaucoup toussé cette nuit. Je dois retourner voir le guérisseur. J’espère qu’il acceptera d’augmenter les doses d’écorce de saule.

— Tu devrais faire attention, marmonna son époux en les rejoignant près de l’une des fenêtres. Tu as maigri depuis que ta mère t’a refilé ce mal de poumons et…

— Al, le coupa-t-elle sans brusquerie, ma mère n’est pas responsable de mon état. Nous sommes toutes les deux tombées malades. Et je vais déjà mieux.

Son compagnon pinça les lèvres en secouant la tête. Lefkan ne pouvait lui reprocher son angoisse et son scepticisme. Elle-même aurait mille fois préféré voir sa mère alitée pour de bon qu’épuisée sur son trône. Elle réalisa dans une pensée douce-amère que Soran portait pour elle le même genre d’inquiétude.

— Maman, tu dois te reposer, déclara Lefkan en empoignant l’intéressée par les épaules. Je peux assurer les doléances avec Milash et mes cousins. De toute manière, elles ne reprennent pas avant demain, puisque nous sommes encore en deuil de grand-mère ?

Un soulagement furtif passa sur les traits de sa mère avant de disparaître. Elle avait de nouveau enfilé son habit de mère-louve.

— Lef, profite d’être encore princesse. Tu auras bien le temps d’être occupée par tes devoirs quand tu seras reine. Et, même s’il n’y a pas de doléances à assurer, je dois discuter avec ton oncle.

Cette fois-ci, Lef ne se démonta pas. Plantée face à sa mère, elle redressa les épaules et maugréa :

— S’il était plus souvent au Château et moins en voyage, vous pourriez vous accorder plus facilement sur la stratégie à adopter avec l’Empire.

— Ton oncle n’est pas dans le Sud par simple plaisir, la corrigea sa mère d’un ton las. Il est notre premier intermédiaire avec l’empereur Dastan.

— Et tata Sora ?

— Soraya a été notre principale conseillère diplomatique pendant presque vingt ans. Elle a droit à son repos. À présent, elle veut se concentrer sur l’éducation de Vann et Sana.

Guère convaincue, Lefkan se renfrogna. La reine la dépassa pour choisir la tenue qui l’habillerait pour le jour. Quant à son père, il lui pinça la joue.

— Allez, mon louveteau, même si maman veut pas rester au lit, on va tout faire pour l’aider, d’accord ?

Lefkan dévisagea son père avant de repousser son bras en marmonnant. Elle n’était plus une petite fille. Il lui adressa un rictus moqueur avant de lui faire signe de sortir.

— On aimerait se changer, Lef.

Comprenant qu’elle était expédiée, la princesse fit demi-tour et ferma les battants derrière elle. Son père se comportait avec légèreté, mais elle avait décelé la vérité. Il était tout aussi inquiet qu’elle quant à l’état de la reine.

Toujours plantée devant les portes de la chambre royale, Lefkan tressaillit quand une quinte de toux éclata dans son dos. Le cœur en suspens, elle tendit l’oreille. Sa mère se ressaisit bien vite et s’efforça de rassurer son compagnon qui la noyait de questions.

Lef se mordit les lèvres en plissant les paupières. Perdre sa grand-mère était une chose. Trianna avait des rides creusées et les cheveux gris quand elle était décédée. Sa mère n’avait pas encore cinquante ans. La princesse n’était pas dupe ; ses parents profitaient d’une espérance de vie rallongée par leurs privilèges royaux. Pour autant, la perspective de se retrouver orpheline du côté maternel la plongeait dans un abyme d’obscurité. Dans une nuit sans lune ni souffle tiède.

Lefkan n’était plus un louveteau, mais elle n’était pas encore prête à remplacer la cheffe de meute pour autant.


Les tables étaient de nouveau dressées lorsque Lef pénétra dans la Gran’Salle. La vaisselle salle et les restes de caille fourrée aux champignons avaient laissé place aux tasses de porcelaine et au pain frais. Milash et sa famille étaient déjà présents, ainsi que Soraya et Vann. La princesse dressa le menton quand son oncle se leva pour la saluer. Ses yeux argentés glissèrent sur ses vêtements, s’étonnèrent peut-être de n’y trouver ni cuir ni fourrure. Elle s’était couverte d’une tunique occidentale qui ne lui serrait ni le ventre ni les cuisses pour être à l’aise malgré ses douleurs abdominales. Le blanc de sa tenue faisait écho au deuil encore frais de sa grand-mère.

— Lefkan !

L’appel enthousiaste d’Ethel la détourna de Milash. Son oncle jeta un regard désapprobateur à sa fille – son entrain était déplacé alors que les Tharros pleuraient encore leur aïeule. Lef salua la tablée sans s’arrêter sur personne en particulier. À l’encontre de l’étiquette qui aurait voulu qu’elle s’installât en tête de table aux côtés de ses parents, Lefkan se glissa sur la chaine disponible en face de sa cousine. Ethel posa son visage entre ses mains en coupe et sourit.

— Tu as mauvaise mine.

— Mes menstrues, expliqua Lef avec une grimace. Mon entraînement de ce matin a été terrible.

Avec une moue compatissante, Ethel s’empara de son couteau et le pointa vers sa cousine.

— Que dirais-tu d’un duel, quand tu seras en meilleure forme ?

Avant que Lefkan eût le temps de considérer la chose, son cousin lâcha un rire incrédule qui rebondit sur les murs imposants de la Gran’Salle. Isas, de trois ans l’aîné d’Ethel, détailla cette dernière avec un pli méprisant aux lèvres.

— Tu es aussi adroite avec une arme qu’avec les chiffres.

Il avait pris de sa mère Sudiste d’épais cheveux sombres et une peau halée ; de son père une silhouette longiligne. Né sans les pouvoirs de Milash, Isas avait en revanche l’esprit curieux et vif de sa mère. Comme Doretha, il se destinait à une carrière d’expériences et recherches scientifiques. Loin de se laisser intimider, Ethel agita les doigts d’un air narquois. Les joues d’Isas se teintèrent d’un rouge furieux lorsque ses boucles s’agitèrent sous l’assaut d’un courant d’air bien placé.

— Tu es indigne de tes capacités, cracha-t-il en se levant brusquement. C’est à moi qu’auraient dû revenir les pouvoirs de père.

Les iris scintillants de sa sœur – preuve physique de son don d’Élémentaliste – luisirent dans la lueur douce du matin et des bougies. Lefkan était incapable de détacher le regard de sa cousine. Comment pouvait-elle rester aussi calme ? La princesse n’aurait pas supporté un affront aussi direct.

— Isas, intervint Milash d’une voix sèche. Tu te montres tout aussi indigne. N’oublie pas ta place et ton rôle.

Les narines du prince frémirent alors qu’il maudissait sa cadette dans un silence tempétueux. Préférant l’ignorer, Ethel s’intéressa de nouveau à son interlocutrice. Son sourire s’était fait de velours. Le cœur de Lef fit une légère embardée. Sa cousine, avec ses yeux vifs, ses sourires mutins et sa langue acérée, l’inquiétait bien plus que la colère manifeste d’Isas.

— Mon frère est idiot, mais il a raison. (Ethel reposa sagement son couteau pour s’emparer d’une pomme bien verte quoique bosselée.) Je n’ai pas le don des armes. Je ne me risquerai jamais à t’affronter en duel, Lef.

L’intéressée plissa les yeux et ne se détourna de l’expression amusée d’Ethel que lorsque le valet d’antichambre annonça l’arrivée de ses parents. Tout le monde se leva pour saluer la reine et son compagnon. Lefkan ne put s’empêcher de sourire en constatant que sa cousine avait caché sa pomme dans son dos. Les mœurs voulaient qu’on attendît le souverain pour entamer le repas.

L’odeur du pain frais et chaud se fit prégnante quand on en coupa les premières tranches. S’ajoutèrent bientôt celle entêtante des oranges pressées, importées du Sud, et celle plus subtile du thé vert, richesse des contrées boisées de l’Est.

Le déjeuner permit à Lefkan d’oublier momentanément la toux de sa mère, la tombe de sa grand-mère et le regard perçant de sa cousine. Dans le Nord, on ne l’aurait jamais méprisée de laisser la nourriture apaiser les brûlures de son âme. S’il était mal vu dans l’Ouest de se vautrer dans la boisson ou les festins, personne ne fit la moindre remarque à Lefkan pendant ce repas.


Plus tard, après avoir échangé quelques formalités avec sa famille, Lefkan partit s’isoler dans le salon de sa mère. Ça avait été autrefois celui de sa grand-mère. Lef aimait l’idée que cette pièce, meublée de fauteuils et causeuses d’un rouge chaleureux et d’une cheminée au manteau de bois sombre, passât de femme en femme au sein des Tharros. La princesse récupéra la couverture de laine douce et sa lecture en cours avant de s’installer face au foyer. Elle venait souvent dans cette pièce après son entraînement matinal pour profiter d’un instant de tranquillité. S’enchaîneraient ensuite le repas du midi, ses leçons d’histoire, de commerce et lettres. En temps normal, elle assistait ensuite aux doléances avec sa mère. S’ils avaient le temps avant le dîner, son père l’emmenait au milieu des vergers et des faubourgs pour lui apprendre l’art de vivre nordiste. Pose de pièges, maîtrise des éléments, cueillette et orientation occupaient les crépuscules de la princesse et de son père. Ils arrivaient parfois crottés au dîner et sa mère rouspétait. L’un des moments de la journée que Lefkan préférait.

La porte du salon grinça dans son dos. Sourcils froncés, persuadée qu’elle profiterait de quelques heures de silence et de solitude, Lef se retourna de mauvaise grâce. Peut-être sa mère souhaitait-elle s’entretenir de quelque sujet urgent…

— Ethel.

Lefkan retint mal sa surprise. Face à sa moue déconfite, sa cousine s’esclaffa puis referma. Sa robe turquoise mi-longue lui convenait particulièrement bien. Elle avait même pris soin d’y associer une petite pierre précieuse qui reposait au creux de sa gorge.

— Ta mère m’a indiqué cette pièce, expliqua sa cousine en englobant les lieux d’un regard pensif, quand je lui ai demandé où je pourrais te trouver.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Lef s’en aurait voulu de se draper de son manteau de Nordiste si sa cousine ne l’avait dérangée au seul moment de la journée où elle pensait tranquille. Comme face à Isas quelques heures plus tôt, Ethel se contenta de sourire en réponse à la colère qui lui était adressée.

— J’imagine que tu connais Simeon Loren et Renn Ganton ?

La princesse se renfrogna dans son fauteuil. Elle n’avait toujours pas daigné se lever, pas plus que sa cousine ne s’était aventurée au milieu des causeuses.

— Nous avons eu vent des changements qui ont eu lieu ces dernières années à la capitale, ajouta Ethel en se laissant aller contre la porte. Vasilias représente une plateforme de commerce essentielle pour le Sud. C’est généralement grâce à son port que nous pouvons expédier nos marchandises vers Mor Avi.

Perplexe, Lefkan appuya son menton sur son poing refermé, calée au dossier du fauteuil. Elle n’avait pas eu l’occasion de retourner voir les deux comtes depuis son enlèvement. Elle avait bien entendu pris des nouvelles grâce aux courriers que s’échangeaient la capitale et le Château, mais aucune visite officielle n’avait été programmée.

— Même depuis Lissa, nous avons entendu parler du système inédit que Vasilias a mis en place sous les ordres de Sire Loren et Sire Ganton.

— Les représentants locaux, souffla Lefkan sans attendre qu’elle terminât.

Le carré de cheveux blonds de sa cousine s’agita lorsqu’elle traversa la pièce en courant à moitié. Surprise par son attitude, Lef se leva du fauteuil avec agilité. Même si elle n’avait pas le droit d’être armée au sein des couloirs du Château, forger une lame de glace ne lui prendrait qu’une fraction de secondes. Le temps d’une pensée aiguisée.

La princesse de l’Ouest n’avait officiellement aucune raison de se méfier de sa propre famille. Mais Lefkan était de nature prudente. En elle, la louve qui veillait sur la meute ne dormait jamais vraiment. Le ciel impétueux qui couvrait dans son cœur pouvait virer à la tempête au moindre danger.

— Tu ne crois pas, reprit Ethel en agitant nerveusement les mains, que nous devrions leur rendre visite ? Pour voir comment se déroulent les conseils mensuels avec les représentants ?

Désemparée par la demande soudaine, Lef ne trouva pas de réponse immédiate. Après quelques secondes de silence entrecoupé par la respiration impatiente d’Ethel, la princesse se lança :

— Une visite ? Maintenant ?

— Papa a prévu de rester au moins l’été au Château pour aider ta mère avec les doléances et les papiers. Je pense que nous avons suffisamment de temps pour organiser une visite officielle de l’héritière à la capitale.

Malgré la tournure incertaine de cette dernière phrase, Ethel y mit toute son assurance.

— L’héritière ? Tu voudrais que j’y aille seule ?

— Bien sûr que non ! Je peux t’accompagner.

Lefkan retint le rire embarrassé qui forçait la cloison de ses lèvres. Ethel n’était qu’une adolescente, même pas âgée de quinze ans. Une presqu’inconnue pour l’Ouest, car élevée à la cour impériale de Lissa.

— C’est-à-dire que…

L’hésitation de la princesse tira une grimace désappointée à Ethel. Elle soupira, croisa les bras sur sa poitrine et marmonna :

— J’imaginais que tu serais plus encline que ta mère à porter un regard nouveau sur notre royaume.

— Comment ça ?

— À réfléchir à de nouvelles façons de gouverner. (Un bref éclat de mépris, semblable à celui qui avait habité son frère plus tôt, dansa dans les prunelles de la jeune fille.) Le Sud voit l’Ouest comme une contrée fermée et arriérée où rien ne peut bouger. Ta mère a mené une politique d’ouverture et établi de solides relations étrangères, c’est très bien.

Une exclamation étonnée échappa à Lef. Sa jeune cousine de quatorze ans commentait la politique menée par la reine Alice. C’était inattendu. Pas nécessairement bienvenu.

— Mais ça ne suffit pas. Il faut du changement à l’intérieur.

— Ethel.

L’adolescente referma la bouche en constatant l’air crispé de Lefkan. Elle était allée trop loin.

— C’était une simple idée, souffla Ethel après coup. Nous pourrons en reparler plus tard, si tu veux. Sans parler de politique, ça me ferait aussi plaisir de découvrir Vasilias avec toi.

Lefkan sentit ses traits s’adoucirent. Avec son éducation à la cour mouvementée de Lissa, Ethel était familière des pouvoirs en place à Oneiris. Les années passées loin de ses contrées paternelles avaient dû l’amener à songer au cas des Terres de l’Ouest.

— Je vais y réfléchir, lui promit Lefkan d’un ton conciliant. Il faudrait quand même que tu m’expliques mieux ton projet. Nous ne pouvons pas y aller à deux seulement.

— B-Bien entendu, bredouilla sa cousine sans pouvoir retenir un sourire. Promis, je vais me renseigner pour organiser tout ça au mieux.

Avant que Lefkan pût la congédier, Ethel opéra d’elle-même un demi-tour pour sortir. Une fois sa cousine et son énergie intarissable envolées, Lef se laissa tomber dans son fauteuil. Un mal de crâne pulsait contre sa tempe droite. Les douleurs occasionnées par son cycle menstruel s’étaient mêlées à la fatigue émotionnelle des derniers jours. Et voilà que débarquait sa cousine, certes pleine de bons sentiments, mais aussi tendrement naïve. Son idée n’était pas mauvaise. Lef était sincèrement curieuse de savoir comment se déroulait le système mis en place par Renn et Simeon. Trop fatiguée pour poursuivre sa lecture, Lefkan s’enveloppa dans la couverture et ferma les paupières.

Au loin, il lui sembla entendre gronder l’orage.

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