Chapitre 7 : Les comtes
An 527 après le Grand Désastre, 3e mois du printemps, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
La reine Alice haussa un sourcil sombre, juchée depuis son trône de bois taillé.
— Il est hors de question que vous y alliez seules.
Lefkan secoua aussitôt la tête en s’exclamant :
— Nous ne comptons pas y aller seule, maman. J’ai demandé à Soran, il accepte de nous accompagner. Et nous ne partirons pas sans une escorte de la Garde Royale, bien entendu.
Sa mère plissa les paupières, en hauteur depuis l’estrade. Quelques jours avaient passé depuis les funérailles de Trianna Tharros. La reine poursuivait silencieusement son deuil, avec le blanc dont elle se vêtait toujours comme signe ostentatoire. Son mal de poumons continuait de la tarauder et l’empêchait d’assurer les doléances toute la journée. Milash prenait le relai un jour sur deux.
— Quel projet avez-vous en tête, toutes les deux ? Une visite officielle ne s’organise pas en quelques heures. Les comtes Loren et Ganton doivent être prévenus en amont.
À côté de sa fille, Ethel s’avança d’un pas. Elle avait délaissé ses robes pour enfiler un pantalon évasé occidental assorti à une tunique cintrée. D’une voix assurée, elle lança :
— Pour être honnête, tante Alice, nous avons déjà communiqué avec Simeon Loren et Renn Ganton. Ils sont très enthousiastes à l’idée de notre venue.
Un muscle se crispa dans la joue de la reine. Lef serra les dents en attente des reproches.
— Si je comprends bien, jeunes filles, vous avez entamé un dialogue politique avec deux des Nobles les plus influents de l’Ouest sans me prévenir ?
Les traits d’Ethel se défirent. Lefkan s’attendait depuis des jours au refus de sa mère. Elle avait accompagné sa cousine, car l’idée lui plaisait. Pour autant, elle la savait idéaliste. Le Sud était peut-être plus ouvert sur le sujet de la politique. Dans l’Ouest, les démarches de ce genre n’étaient pas forcément encouragées.
— Ce n’était pas notre volonté, répondit Ethel d’un ton contrit. Nous… nous ne voulions pas…
— Maman, j’ai besoin de faire ce voyage.
Ethel jeta un œil surpris à sa cousine sans se formaliser d’avoir été coupée. Lefkan la rassura d’un hochement de tête et grimpa les marches de l’estrade. À la dernière, elle posa un genou à terre. La peau de loup dont elle avait couvert l’une de ses épaules frôla les dalles claires.
— Mère, reprit la princesse d’une voix grave, j’aimerais que tu m’accordes ta bénédiction pour cette rencontre avec Vasilias. Depuis mon enlèvement, je n’ai pas eu l’occasion de revoir les comtes. (Le visage de la reine se froissa au souvenir de l’événement.) Des décisions ont été prises suite à la trahison de Richard Loren. Je n’ai jamais pu voir de mes propres yeux ce qu’avaient mis en place son fils et son compagnon.
Le silence tomba sur Lef aussi lourdement que le regard implacable de sa mère. Mâchoire serrée, la princesse s’efforça de tenir bon. Non seulement elle voulait entreprendre ce voyage, rencontrer les représentants locaux qui aidaient à la gouvernance de Vasilias, mais elle en avait besoin. Malgré ses voyages dans le Nord pour faire honneur à la culture de son père, la princesse avait majoritairement été gardée en sécurité au Château du Crépuscule. Le besoin de voir de ses propres yeux les contrées et les cultures étrangères qu’on lui inculquait était brûlant dans son cœur. La louve devait partir pour pouvoir grandir.
— Très bien, capitula la reine avec un soupir qui affaissa sa poitrine amaigrie par la maladie. Avant que vous partiez, nous ferons un point. Ethel, tu me montreras les courriers que tu as échangés avec Sire Loren et Sire Ganton. Lef, nous nous retrouvons ce soir dans mon salon privé. Nous devons avoir une discussion.
Alors qu’Ethel se retenait de sautiller – vainement – en remerciant la reine, Lefkan se redressa. La mine lasse de sa mère ne lui présageait rien de bon. Elle inclina quand même la tête pour murmurer :
— Merci, mère.
La famille Tharros s’était retirée chacune de son côté après le dîner. Alice avait fait signe à sa fille de la suivre alors qu’elle s’éloignait vers l’antichambre. Mère et fille avaient remonté les couloirs en silence jusqu’au salon privé de la reine. Comme ni Lef ni Alice ne s’y étaient rendues depuis quelques jours, une odeur de renfermé s’était installée dans la pénombre et l’immobilité. D’un mouvement gracile du poignet, la reine fit tournoyer quelques courants dans la pièce.
Une fois les bougies éclairées et les deux femmes assises face à face, Alice entonna :
— Je ne vais pas t’inculquer une leçon interminable à propos de la politique et de nos relations avec Vasilias. D’une part, tu as déjà des connaissances sur ces sujets. D’autre part, il se fait tard et je suis fatiguée.
Lef se retint de grimacer en notant les cernes sous les yeux sombres de sa mère. Même si la maladie ne la frappait pas aussi durement que feu Trianna, elle n’avait plus la même vitalité.
— J’aimerais que tu voies ce voyage comme la première étape de ta succession, précisa sa mère d’un ton posé. Rencontrer les comtes et observer leur façon de gouverner te sera plus qu’utile. Il est temps que tu développes ta propre façon de considérer nos Terres et Oneiris. D’estimer les mesures qui protégeront notre peuple sans fragiliser les autres.
Devant l’air effaré de sa fille, la reine étira faiblement les lèvres.
— J’en ai discuté avec ton père et ton oncle. Ils s’accordent à dire que le trône devrait te revenir sans tarder. Autant pour ménager ma santé que pour te laisser grandir.
Lefkan ouvrit les lèvres, mais un ridicule geignement s’en échappa. Elle s’était attendue à des mises en garde, des remontrances, des reproches ou peut-être quelques encouragements. Sûrement pas à une annonce aussi abrupte et importante.
— Quand ?
— Pour ta succession ? Dès que tu t’en sentiras capable.
— Mère, je n’ai que quinze ans.
— Je suis devenue reine à dix-sept, lui rappela Alice d’un ton complice. Mais je n’avais pas le même écart d’âge avec ma mère que tu en as avec moi. Je ne suis plus jeune du tout, Lef.
Alice massa son poignet avec un rictus dépité. Ses articulations n’étaient pas aussi souples qu’autrefois. Manier les éléments en devenait plus difficile.
— Qui plus est, j’ai envie de prendre un peu de temps pour moi. (Comme les traits de Lefkan s’affaissaient à l’idée d’hériter d’un trône sans le soutien de sa famille, sa mère ajouta promptement :) Lef, tu ne seras pas seule. Jamais. Tu auras tes propres conseillers. Tu pourras garder certains des miens s’ils te conviennent. Tu auras ton oncle et ta tante, tes cousins et tes amis.
— Papa et toi ?
— Nous avons tous les deux besoin de prendre du temps. Autant pour nous-mêmes que pour notre mariage. Tu connais ton père, Lef. Il a fait tant d’efforts depuis toutes ces années. Je crois que le Nord commence à lui manquer terriblement. Je ne serais pas surprise qu’il m’annonce vouloir y finir sa vie.
La lèvre inférieure de Lef tremblota. C’était trop. Bien trop. Sa meute ne pouvait pas se disloquer ainsi. La passe entre cheffes ne s’était pas encore déroulée. Et, même après, Lef ne supporterait pas de voir les aînés s’en aller. Elle aurait besoin de leurs conseils pendant encore des années.
— Commence par accomplir ton voyage, tempéra Alice en remarquant son trouble. Observe, interroge, inspire-toi. Le système des représentants en place à Vasilias fait parler de lui dans tout l’Ouest. Tu devrais réfléchir aux tenants et aux aboutissants de cette mesure si elle était appliquée à l’ensemble du territoire.
— Je ne veux pas que tu partes, maman.
Son aveu cassa la façade imperturbable de la reine. Alice inspira nerveusement, se leva pour contourner la table basse entre les causeuses et s’installer à côté de sa fille. Même si Lef était plus grande et large d’épaules, elle se blottit sans un mot dans l’étreinte de sa mère. Les doigts fins de la reine glissant entre ses cheveux envoyèrent des ondes de chaleur dans son dos.
— Je te le redis, mon flocon, je ne partirai pas tant que tu ne te sentiras pas en mesure d’assumer ton trône. Une fois de retour de Vasilias, nous annoncerons officiellement ta succession. Donnons-nous deux ans pour t’y préparer. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Que je ne serai jamais à ta hauteur.
La reine se crispa avant de serrer plus fort sa fille contre elle.
— Tu te trompes, Lefkan. Tu seras l’une des plus grandes reines de l’Ouest. J’ai initié des changements et instauré des ententes entre les peuples d’Oneiris, mais c’est toi qui consolideras tout cela. J’en suis persuadée.
— Comment peux-tu être certaine que je ne détruirai pas tout ? (Lef quitta les bras de sa mère pour la dévisager d’un air honteux.) Je sème la discorde sur mon passage. L’Est craint mon pouvoir, le Nord m’estime trop policée pour entreprendre quoi que ce soit, le Sud me juge trop craintive et passive. Quant aux Occidentaux… ils me voient comme une sauvageonne qui ne pense qu’à se battre.
— Tu es à la fois tout cela et bien plus que cela, lui assura Alice en prenant son visage en coupe. Tu es l’Élémentaliste la plus douée de ta génération. Une jeune femme inspirante et courageuse. Et la preuve que ton esprit n’est pas uniquement focalisé sur l’action offensive : tu as organisé ce voyage diplomatique avec ta cousine.
Il y avait tant de ferveur et d’admiration dans les yeux indigo de la reine que Lef se sentit obligée d’y croire. À défaut d’y arriver par elle-même, elle pouvait tirer la force qui lui manquait de sa mère. Les paupières brûlantes, elle serra les doigts de la reine entre les siens.
— Merci, maman.
Vasilias baignait dans un soleil chaleureux qui annonçait l’été. Les façades claires à colombages luisaient sous les rayons tandis que les mouettes ricanaient au-dessus des toits de tuiles sombres. Dans le quartier marchand, qui surplombait le port et l’océan, on se pressait dans les rues pavées pour échanger les pièces de bronze contre les denrées de la semaine ou une tunique plus légère pour la saison chaude.
Lefkan et son escorte ne passaient pas inaperçues. Comme la rencontre était officielle, les comtes avaient fait placarder en ville l’annonce de la venue de la princesse Tharros. Aux portes de la ville, la garde vasilienne les avait accueillis avec les honneurs et des gourmandises locales. Le goût sucré de la brioche à la fleur de Vas changeait de l’amertume du sang qui avait teinté les dents de Lef la dernière fois qu’elle s’était trouvée dans la capitale. Elle était alors l’otage et la ravisseuse des Loren.
À dos de leurs montures, la princesse et ses proches avaient remonté la ville au pas jusqu’au domaine des Loren. Les habitants les avaient salués avec des fleurs et des appels enthousiastes. Savoir que la future reine faisait le déplacement pour s’entretenir avec les Nobles locaux rassurait. L’opposition entre Richard Loren et Alice Tharros qui avait secoué la ville quelques années plus tôt marquait encore les esprits. Quelque part, les Vasiliens se moquaient bien de savoir qui était assis sur le trône tant qu’on leur offrait ce qu’ils attendaient de leurs souverains. Et l’idée que la princesse Lefkan s’intéressât au système des représentants était bon signe. C’était l’espoir qu’une démarche développée et lancée à Vasilias s’étendît au reste du territoire. Pour la capitale qui se targuait d’innover chaque année, c’était une reconnaissance précieuse de ses dynamiques sociales et économiques.
Le manoir des Loren se dressait à l’est du quartier marchand, au milieu des demeures des riches familles de commerçants ou négociants. Les rues s’élargirent sur des pavés plus réguliers, les maisons s’agrandirent et se consolidèrent, les passants se raréfièrent.
Un mur en pierre calcaire ceignait le domaine. Lef et sa troupe le longèrent jusqu’à tomber sur les grilles en fer forgé. Des fleurs de vas sculptées s’étendaient sur le haut du portail. Lefkan s’apprêtait à descendre de cheval pour saluer les gardes quand l’un d’eux s’approcha en retirant son casque. À la vue des cheveux blond cendré ébouriffés, elle se détendit.
— Renn Ganton.
— Princesse Lefkan.
L’ancien soldat personnel des Loren devenu comte à son tour attendit que la princesse et son escorte eût mis pied à terre pour les saluer convenablement. Il frôla la main de Lef et celle de sa cousine avant d’échanger un hochement sec du menton à l’adresse des soldats qui les accompagnaient.
— Simeon vous attend dans le salon de réception, leur apprit-il après avoir ordonné aux garçons d’écurie d’emmener les chevaux. Nous prendrons ensuite le déjeuner. Et, après, des Représentants vont venir pour vous expliquer le système que nous avons mis en place.
Il avait parlé vite tout en menant Lefkan et son groupe sur le chemin pavé bordé de platanes. Face à eux, le manoir dressait ses trois étages ponctués de fenêtres et arches graciles. Si les colombages avaient été évités par les ancêtres de Simeon – ils rappelaient les maisons plus modestes des autres quartiers – la façade blanche et les tuiles sombres étaient de tradition vasilienne. Trois individus se tenaient sur le perron solide de la bâtisse. Lefkan reconnut sans mal le comte Loren à la cape lilas qui drapait l’une de ses épaules. Il était entouré d’une soldate et d’un homme à la tenue soignée. Sûrement le valet de maison.
Quand Renn réalisa qu’il marchait devant la princesse et lui parlait en lui montrant le dos, il se figea. Avec des excuses plus bredouillées qu’articulées, il s’inclina.
— P-Pardonnez-moi, princesse Lefkan. Je ne suis pas encore familier de tous les codes de respect au sein de la noblesse.
La jeune femme se contenta d’un sourire tranquille. À sa droite, Ethel était trop occupée à observer le manoir pour s’insurger de quoi que ce fût.
— Simeon vous accueillera mieux que moi, soupira l’ancien soldat après coup.
Ils reprirent la marche sans tarder. Une fois à quelques mètres du perron, Renn s’excusa en devançant la reine pour rejoindre son compagnon. Simeon s’inclina gracieusement face à ses invités, imité par la garde et le valet qui le secondaient.
— Princesse Lefkan, Dame Ethel, soldats de la Garde Royale, je vous souhaite la bienvenue à Vasilias.
Alors que Lef lui rendait les salutations, son ami s’agita dans son dos. Lef se tourna vers lui lorsqu’ils grimpèrent les marches du perron.
— Vann, ça ne va pas ?
Son compagnon fit la moue en agitant sa crinière auburn.
— Il a oublié de me saluer.
À côté, Soran ne put retenir un petit rire moqueur.
— Il t’a simplement pris pour un soldat. (Le capitaine lorgna la tenue légère du jeune homme et l’unique dague à sa ceinture.) Crois-moi, c’est un compliment.
Vann grommela dans sa barbe, vexé. Quand Lef lui avait appris, pour son voyage, il s’était spontanément proposé de l’accompagner. En tant qu’ami, que garde du corps et fils de conseillère. En définitive, il n’avait aucun rôle officiel au sein de l’escorte.
— Simeon est très élégant, souffla Ethel à sa cousine alors qu’ils passaient l’imposante porte de bois clair pour rejoindre le hall.
Le parquet n’avait pas changé depuis que Lefkan était venue au manoir. Ce constat lui amena un rictus crispé sur les lèvres. Elle ignorait pourquoi elle se rappelait ce détail en particulier. Avant de laisser les mauvais souvenirs alourdir sa conscience, Lefkan dépassa son groupe pour observer les lieux. Des portraits de plusieurs générations de Loren habillaient les murs hauts. Leurs yeux lilas ressortaient au milieu des aplats plus sombres de la peinture à l’huile.
En face d’eux, un large escalier partait du centre pour rejoindre une coursive qui ouvrait sur les ailes est et ouest du manoir. Les marches en pierre taillée étaient parées d’un tapis ocre.
Simeon et Renn s’étaient effacés sur le côté pour les laisser scruter le hall. Rapidement, Soran ordonna à la demi-douzaine de soldats qui l’accompagnaient de le suivre pour prendre leurs quartiers. Renn serra l’épaule de son compagnon avant de s’élancer après le capitaine pour les guider. Une fois seul avec Vann, Lefkan et sa cousine, Simeon s’éclaircit la gorge.
— J’imagine que Renn vous a déjà présenté le programme ? (Comme les adolescents acquiesçaient, le comte enchaîna avec un sourire agréable :) Dans ce cas, je peux vous inviter à me suivre au salon en attendant l’heure du déjeuner ?
Avant de pénétrer dans la salle de réception qui bruissait des murmures des invités, Lefkan se tourna vers sa cousine. Dans la pénombre, les yeux argentés d’Ethel luisaient moins que d’habitude. Pourtant, elle distinguait sans mal l’impatience qui agitait son visage mutin.
— Comment me trouves-tu ?
— Comment ? s’étonna sa cousine en lui accordant son attention.
— Mon apparence. (Lef indiqua son ensemble occidental avec une grimace.) Je n’ai pas l’air d’une sotte dans sa première tenue de sortie ?
Ethel la considéra bouche bée.
— Tu n’as jamais eu l’air d’une sotte, Lef. Bien au contraire. Tu as tellement de prestance ! Tu portes aussi bien le cuir des Nordistes que les tissus occidentaux.
Ses joues s’étaient colorées de rose alors qu’elle agitait les mains en tous sens. Lefkan se retint de rire – Ethel était un peu trop expansive – et inclina le cou.
— Merci. Je sais bien que je n’ai pas l’élégance de ma mère ou ta grâce.
— Peu importe, contra Ethel en fronçant les sourcils. Tu as ta propre façon de paraître. Tu attires l’attention parce que tu es grande et forte. Et nous avons besoin d’être grandes et fortes face aux Représentants !
Sans demander à sa cousine si elle était prête, Ethel fit signe au valet de porte de leur ouvrir. Il s’exécuta avec une révérence tout en les annonçant d’une voix distincte. Lefkan pinça les lèvres pour s’empêcher de geindre et s’avança. Simeon, Renn et les Représentants s’étaient levés pour les accueillir. Chacun s’inclina plus ou moins bas en fonction du respect qu’ils souhaitaient montrer à la famille royale. Au bout le plus éloigné, Soran et Vann adressèrent des sourires à Lefkan.
— Princesse Lefkan, Dame Ethel, je vous en prie.
Des domestiques tirèrent les lourdes chaises de bois pour les aider à s’installer. Souple malgré les pans de tissu qui encerclaient ses jambes, Lef s’assit dans un mouvement fluide. Ethel l’imita plus lentement, quoiqu’avec plus de délicatesse.
— Je vous remercie d’avoir accepté l’invitation, entama Lefkan en parcourant la table des yeux. Ethel et moi-même désirions ardemment vous rencontrer, Représentants de Vasilias.
Ils étaient au nombre de cinq. Il avait fallu des mois d’organisation et de récolte d’informations auprès de la population pour établir le système des Représentants. Quand enfin étaient venues les élections, la garde vasilienne avait dû être appelée en renfort dans les postes de votes répartis dans la ville pour maintenir l’ordre. Certains Vasiliens avaient exprimé leur mécontentement avant de passer aux urnes.
Un Représentant était élu par quartier. Celui du port était un docker aux bras musclés et à la moustache frémissante. Celle des riches négociants, une femme en habits occidentaux traditionnels et aux yeux d’un bleu scintillant. Un homme au visage fermé lui faisait face, lui-même secondé par une quarantenaire au sourire généreux. Lefkan supposa qu’ils représentaient les quartiers du centre et de l’est, réputés pour les maisons familiales qui s’y serraient et ses échoppes d’artisans. La dernière Représentante était une jeune femme de quelques années plus âgée que Lef. Ses yeux d’un violet lavande saisissant ne l’avaient pas quittée depuis son arrivée. Avec sa tenue aux vêtements rapiécés et son air farouche, elle devait sûrement se tenir pour le quartier sud, le moins réputé de tous.
Deux des trois femmes étaient Élémentalistes – leurs iris à la couleur surprenante ne mentaient pas. Les trois autres étaient dépourvus de pouvoirs. Lef les considéra un par un une nouvelle fois avant de reprendre la parole :
— Sire Ganton et Sire Loren m’ont tous deux expliqué votre rôle de Représentant dans les missives que nous échangeons régulièrement. J’aimerais quand même vous entendre parler de vos tâches, de vos responsabilités et de votre implication auprès des Vasiliens.
Comme personne ne prenait la parole dans l’immédiat, la Noble se redressa sur son siège.
— Princesse Lefkan, je suis la Représentante Amalia. En embrassant ce titre, j’ai renoncé à mon statut de Noble, précisa-t-elle alors que Lefkan attendait la suite de son nom.
— Je vois. J’imagine que vous représentez le quartier nord, celui-là même où nous nous trouvons ?
— C’est exact. (La femme esquissa un geste gracieux pour désigner ses homologues.) Nous sommes tous ravis de votre présence. Nous craignions que la couronne ne s’intéresse jamais à ce que Vasilias a mis en place depuis un an.
Avant que Lef pût ouvrir la bouche pour la rassurer, la plus jeune Représentante se leva subitement. Elle ne prononça pas un mot, n’esquissa pas un geste, mais sa colère raidissait sa silhouette et sa mâchoire. À l’autre bout de la table, Soran se pencha en avant, prêt à bondir si nécessaire. Lefkan elle-même s’était emparée du couteau en argent à côté de son assiette.
— Vous vous en moquez, hein ? attaqua sèchement la jeune femme avec un rictus.
Son accent sonnait âpre après le ton léger de la Vasilienne des hauts-quartiers.
— On vous a jamais vu à Vasilias, enchaîna-t-elle d’une voix mordante. Sauf quand le gros Richard vous a fait enlever.
Le gros Richard faillit tirer un sourire à la princesse. Elle se recomposa une façade à temps, même si Simeon grimaça ouvertement. Il avait beau avoir lui-même participé à la condamnation de son père, il n’appréciait pas ce surnom dégradant.
— Je suis en apprentissage, expliqua Lef en s’efforçant de calmer sa colère sous-jacente. Je ne peux pas m’absenter du Château à n’importe quelle occasion.
— En apprentissage, répéta la jeune femme en imitant son accent. Vous apprenez à vous coiffer et à boire le thé ?
— C’est tellement réducteur, soupira Ethel d’un air ennuyé sans même considérer son interlocutrice.
La Représentante la foudroya de son regard à la teinte fleurie. Comme elle se tenait toujours debout, Lefkan se redressa à son tour. En se rendant compte qu’elle la dépassait d’une tête, la Vasilienne pointa plus haut le menton.
— J’représente les pauvres et les abandonnés de Vasilias, siffla-t-elle en croisant les bras. Même avec le système des Représentants, mon quartier va pas mieux. Y’a des voleurs, des arnaqueurs et des ivrognes. Des gosses orphelins de partout. Des étrangers sans papiers. Personne veut de nous.
En face, la Vasilienne aux vêtements occidentaux s’assombrit. Ses lèvres pincées témoignaient un mélange de perplexité et de compassion. Pour autant, elles n’avaient pas de solution à souffler.
— Il faudra du temps pour équilibrer les ressources, nous en avons déjà discuté, Lallie.
Lef se tourna vers Simeon. Sa voix agréable avait traversé les murmures et les tintements des couverts. La princesse s’interrogea brièvement sur la familiarité avec laquelle ils s’observaient. En le remarquant, le jeune Loren sourit avec tendresse.
— Lallie est la fille bâtarde d’un Noble voisin. Elle a été abandonnée à Vasilias. Je lui avais proposé de la prendre sous la tutelle des Loren, mais elle a refusé.
— J’ai pris le contrôle de mon quartier, celui où j’ai été abandonnée, précisa-t-elle devant la moue surprise de Lef. Mon père est une ordure, mais il m’a laissé quelques trucs utiles.
Sur ces mots, sans se soucier des soldats qui l’entouraient, elle fit jaillir des étincelles de sa main. Soran bondit sur ses pieds en faisant racler sa chaise. À sa droite, Vann avait déjà une flamme au bout des doigts. Mais ils n’avaient pas été aussi rapides que Lefkan, qui pressait un pic de glace contre la gorge de la jeune femme.
— Les rumeurs mentent pas, pour ça au moins, ricana-t-elle en laissant mourir ses minuscules éclairs. L’Enfant des Tempêtes.
Les omoplates de Lef se contractèrent sous les voiles de son haut. Comme Lallie semblait s’être calmée, elle fit disparaître sa lame gelée et se rassit en silence. Quand tout le monde l’eût imitée, elle s’éclaircit la gorge et déclara :
— Comme je le disais, je suis là pour observer et apprendre. J’exige que chacun d’entre vous me raconte ses tâches et ses responsabilités.
Lef avait volontairement durci le ton. Lallie avait testé son courage, mais chaque Représentant était peut-être encore en train de l’évaluer. Si la princesse souhaitait sortir de cette rencontre avec les connaissances dont elle avait besoin, elle devait se montrer ferme.
Face à son regard implacable, les Représentants échangèrent quelques messes basses. Le docker finit par soupirer bruyamment. Après avoir avalé son verre de vin d’une traite, il grogna et annonça :
— Je suis le Représentant Ronan. Je gère le quartier ouest, celui du port et du marché.
— Je vous écoute, Représentant Ronan.
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