Chapitre 8 : Le couronnement
An 529 après le Grand Désastre, 2e mois de l’hiver, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.
Lefkan reconnut son ami au bruit de ses pas avant même que sa voix s’élevât au seuil de sa chambre :
— Lef ? Tu es là ?
L’intéressée ne répondit pas dans l’immédiat, concentrée sur le trait sombre qu’elle appliquait sur sa paupière. À son grand soulagement, Vann patienta le temps qu’elle eût assombri ses deux yeux. C’était suffisamment compliqué pour elle de se maquiller pour que des distractions extérieures vinssent la perturber.
— Qu’est-ce que c’est ?
Lef croisa le regard doré de son compagnon dans le miroir avant de lui tendre le flacon en verre qu’elle pinçait entre deux doigts blanchis de légères cicatrices. Vann s’en empara pour renifler le contenu. Après avoir plissé le nez et tâté la substance du bout de l’ongle, il dévisagea son amie.
— Du khôl ? Comment tu te l’es procuré ?
— Ta mère. Elle m’en a ramené un flacon du Sud. Il paraît que c’est à la mode à la cour impériale. Ethel m’a conseillée d’en trouver et d’en appliquer moi-même. Elle affirme que le khôl me rendra plus impressionnante. À défaut d’avoir du courage par moi-même, si je peux en aspirer aux autres pour ce qui arrive…
Circonspect, Vann rendit le maquillage à son amie.
— Tu écoutes tout ce que te dit Ethel ? Tu sais que ta cousine a des idées bien à elle.
— C’est ma conseillère en relations étrangères, répliqua Lefkan d’un ton ferme. Bien entendu que je l’écoute. Comme ma mère a écouté la tienne autrefois.
Vann se contenta de hausser les épaules.
— La reine dit que tu as encore le droit de changer de conseillers. Comme tu es en période de transition, tu pourr…
— Je suis la reine, Vann. Je ne suis plus en période de transition.
Lef plissa les paupières en se tournant vers le portant où était suspendu son manteau d’un turquoise sombre à la capuche bordé de fourrure. Elle s’en drapa sans quitter son ami des yeux.
— Ma mère s’apprête à me céder le trône.
Malgré son teint halé, Vann avait pâli. Lef avait toujours été un peu rude dans sa façon de parler. Mais, depuis qu’Alice avait annoncé préparer sa fille pour la succession, la princesse s’était endurcie. Elle n’avait pas trouvé d’autre moyen pour contrer le feu qui lui brûlait les entrailles à l’idée d’hériter.
— B-Bien entendu, bredouilla Vann en basculant son poids d’un pied à l’autre. En fait, je voulais simplement te prévenir que les Représentants sont arrivés.
— Si tôt ? grommela-t-elle d’une voix agacée. Ils ne devaient pas arriver avant une heure.
Avec un soupir, elle vérifia sa tenue et son maquillage dans son miroir sur pieds. Le khôl faisait ressortir le gris teinté de violet qui colorait ses iris. Pour l’événement qui l’attendait, elle avait opté pour une tunique occidentale en coton doublé de laine. Elle avait délaissé le cuir et les tresses, qui auraient été trop représentatifs de son héritage nordiste. Aujourd’hui, Lefkan était une Occidentale. Une fière et imposante Occidentale, éloignée de l’image réservée que se faisaient les autres peuples du sien. C’était pourtant exactement l’image qu’elle souhaitait renvoyer : l’Ouest avait grandi, mûri, changé.
Comme à son habitude depuis des années, elle adressa un rictus farouche au miroir. La princesse-louve n’avait jamais disparu.
Vann l’accompagna jusqu’à la Gran’Salle. Les battants entrouverts laissaient le bruissement des conversations glisser jusque dans l’antichambre. En les apercevant, le valet de porte gonfla la poitrine et les annonça à l’ensemble des convives. Lef essuya discrètement la moiteur de ses paumes sur les pans de son manteau. Elle ne regrettait pas d’en être vêtue, alors que l’hiver s’était infiltré dans les moindres interstices des pierres du Château.
Lefkan dressa le menton avant de pénétrer dans la Gran’Salle. Vann sur ses talons, elle embrassa la petite foule du regard et grimpa l’estrade. Ses parents lui sourirent tranquillement tandis qu’elle rejoignait son trône. Sa mère était déjà assise sur celui de gauche, inférieur en taille. Son père se tenait debout à côté d’elle, les épaules toujours droites malgré les années qui avaient parsemé de gris ses cheveux et grignoté la peau lisse de son visage. Quant à l’ancienne reine, elle n’avait guère repris de poids depuis le mal de poumons qui l’avait taraudée deux ans plus tôt. Les amples vêtements chauds d’hiver masquaient difficilement sa silhouette décharnée.
Il était plus que temps que Lef succédât afin de laisser à ses parents le répit qu’ils méritaient depuis des années.
Les murmures cessèrent quand Lefkan surplomba la foule. Ils étaient une quarantaine. Les dix Représentants des faubourgs et des terres alentours étaient venus accompagnés de leurs proches et soutiens. Une dizaine de Nobles avec lesquels Lef avait déjà établi des contacts était également présente.
Lefkan avala sa salive avant de se lancer. Elle avait comme de la glace cisaillée au fond de la gorge.
— Mesdames et messieurs, je vous remercie d’être présents en ce jour. Comme l’ont déjà indiqué les missives que nous vous avons envoyées, ce rassemblement n’est pas anodin.
Sa mère profita d’une pause dans son discours pour se lever. Elle prit appui sans honte sur le bras que son mari lui proposait pour compenser ses jambes incertaines. Une fois proche de Lef, elle posa sa main gracile sur celle calleuse de sa fille. Après l’avoir remerciée en silence de ses grands yeux indigo, elle se tourna vers son peuple.
— Ce n’est plus un secret pour l’Ouest : cela fait déjà des mois que je cède de plus en plus mes responsabilités et mes décisions à ma fille.
Un frisson parcourut le dos de Lef. Elle était impressionnée par la voix claire et modulée que sa mère possédait encore après tant d’années. Sa toux chronique n’avait pu l’en dépouiller.
— C’est Lefkan qui a initié le système des Représentants à l’échelle du royaume. Sa première grande initiative en tant que reine.
Les expressions inquisitrices se muèrent en approbation, mais aussi en anticipation. Ce genre de discours ne pouvait que déboucher sur des annonces de grand changement. Bien qu’Alice l’eût dit elle-même, une véritable transition de pouvoir impliquerait du mouvement dans l’ensemble des Terres de l’Ouest. Des festivités et des réjouissements pour ce règne à venir, bien entendu, mais aussi des soupirs et des larmes en mémoire de l’ancienne souveraine.
— Pour que Lefkan puisse au mieux gérer le royaume, j’ai pris la décision de me retirer et de lui céder le trône.
Alice serra la main de sa fille en prononçant ces mots. Profitant du silence respectueux de l’assemblée, elle se tourna vers Lef, recula d’un pas et porta les doigts à sa tiare. La couronne d’argent aux pierres précieuses bleutées renvoya les lueurs des candélabres et des feux de cheminée. Gorge nouée, entrailles brûlantes, Lefkan s’agenouilla face à sa mère, sa souveraine et sa cheffe de meute. La passation était en place.
La couronne pesa soudainement sur son crâne. De nouveaux frissons remontèrent sa colonne vertébrale, lui raidirent les épaules. Ses parents l’avaient prévenue depuis des semaines de l’événement, mais savoir et vivre étaient deux choses bien distinctes. Lef ne s’était jamais sentie prête pour l’instant. Et, alors qu’elle le vivait, elle eut l’impression d’être hors de son corps et de son esprit. Elle aurait aimé être une jeune louve libre et tempétueuse.
— Relève-toi, Lef.
Sa mère avait murmuré les mots d’un ton amusé. Lefkan se redressa en rougissant lorsqu’elle comprit qu’elle s’était perdue dans ses pensées. Elle s’empara des poignets fins de l’ancienne reine et en profita pour presser le front contre le sien. Un courant tiède glissa entre elles au contact de leurs peaux.
— Merci, mère.
Elles se tournèrent de concert vers l’assemblée, qui profita que le moment solennel fût passé pour applaudir généreusement. Choisir les Représentants et quelques Nobles pour la remise de couronne officielle était un premier geste politique fort. Lefkan affirmait sa volonté que le système des Représentants pesât aussi lourd que la gouvernance des Nobles.
Dans la foule, Lefkan repéra la silhouette svelte de sa cousine, celles enlacées des comtes Loren et Ganton, les sourires fiers de Vann et Soraya, celui plus mesuré de son oncle. Parmi les Représentants, on souriait, car la princesse devenue reine avait tenu ses engagements jusqu’ici. Les Nobles n’étaient pas non plus avares d’applaudissements. C’étaient des Occidentaux spécialement invités par Lefkan, car ils avaient accepté volontiers l’aide accordée par le système des Représentants. Malgré tout, Lef n’était pas dupe : la majorité des Nobles était encore perplexe et méfiante de ce mode de gouvernance complémentaire. Son seul règne ne serait peut-être même pas suffisant pour trouver un équilibre à l’échelle du royaume.
Désireuse de laisser ces pensées anxiogènes de côté, Lefkan s’avança pour descendre une marche. Plantée au-dessus de la foule, ses parents en toile de fond, elle inclina le buste en avant.
— Peuple de l’Ouest, je vous remercie pour votre confiance et votre loyauté. (Lef attendit de s’être redressée et d’avoir inspiré à pleins poumons avant de continuer d’un ton assuré :) Je suis jeune, j’ai encore beaucoup à apprendre, mais je compte sur l’ensemble de mes conseillers, de mes Nobles et des Représentants pour me guider.
À quelques mètres d’elle, les visages se plissèrent de reconnaissance. La modestie attirait plus facilement la sympathie que l’arrogance. Et Lefkan comblait la vulnérabilité que ça aurait pu lui apporter par ses talents de combattante et son esprit entêté.
Ethel fut la première à faire claquer une chappe d’air au-dessus d’elle pour attirer l’attention et acclamer :
— Vive la reine ! Vive Lefkan !
L’intéressée adressa un regard embarrassé à sa cousine, mais n’empêcha pas les autres enthousiastes de l’imiter. Bientôt, la Gran’Salle fut envahie d’éclairs et de vents joyeux qui soufflèrent quelques mèches de candélabres et agitèrent les feux de cheminée. L’odeur d’ozone, de la cire et du feu de bois chatouilla les narines de la jeune reine.
Finalement amusée par le spectacle qui s’offrait à elle, Lef leva les bras vers le plafond vouté. En se concentrant suffisamment, elle parvint à y rassembler des cristaux de glace. Une fois certaine que les nez étaient dressés, elle les fragmenta avec délicatesse. Lefkan y associa un courant d’air épais qui fit glisser doucement les éclats scintillants vers la foule.
Des murmures appréciateurs ponctués d’éclats de voix plus enjoués accompagnèrent la danse des paillettes glacées. Même si Lef s’était laissé entraîner par la légèreté ambiante, cette démonstration était aussi un rappel de ses capacités. Jamais une Élémentaliste comme elle n’avait été à la tête de l’une des contrées d’Oneiris. Si on avait autrefois craint ses pouvoirs imprévisibles, on saluait aujourd’hui l’adresse avec laquelle elle maniait l’eau, la foudre ou le vent. Par plus d’une fois ces derniers mois, Lefkan s’était rendue dans des villes côtières et portuaires pour repousser des tempêtes. L’automne avait été capricieux, encore bousculé par les changements climatiques qu’avait impliqué le rassemblement des cinq Dieux Primordiaux.
Une délégation de Nordistes avait même fait le déplacement pour requérir son aide. L’enfant autrefois mal-aimée par le Nord, repoussée à cause de son sang-mêlé d’Occidentale, était aujourd’hui un murmure grandissant. Avec l’adoucissement des hivers nordistes, leurs côtes s’étaient libérées de leur écrin de glace. Ce peuple jadis essentiellement nomade découvrait les avantages de terres arables et de mers praticables. Pour autant, les blocs de glace qui chaviraient au gré des flots encore tumultueux empêchaient l’établissement de voies navigables. Bien qu’eux-mêmes manieurs de l’élément aquatique sous toutes ses formes, certains Nordistes voyaient en Lefkan et ses pouvoirs inégalés une solution miracle. Divine.
Lef cligna confusément des yeux en se rendant compte qu’elle s’était de nouveau plongée dans les pensées qui tapissaient constamment son esprit. Elle comprenait mieux l’air songeur qu’avait souvent adopté sa mère. Même lors de son couronnement, alors qu’elle aurait dû apprécier l’instant présent, elle revenait à ses préoccupations. Se projetait dans des solutions.
Oh, Lefkan n’était sûrement pas une Déesse. Ses pouvoirs relevaient peut-être d’un don divin, mais son lien avec le monde était purement humain. Parfois même animal, quand elle se prenait à rêver d’être une louve.
— Lef ?
Son père venait de poser une main sur son épaule. La jeune reine se tourna vers lui, le rassura d’un sourire complice. Son sang nordiste lui brûlait parfois les veines, l’enjoignait à prendre son envol, à avaler les lieues en humant l’odeur des bois et des étoiles.
Pas aujourd’hui.
— Raccompagne maman à votre chambre, souffla Lefkan en se penchant vers son père. Je la trouve bien pâle.
L’époux de l’ancienne souveraine étira faiblement les lèvres. Lui-même semblait vieilli prématurément.
— Voir notre petit louveteau avec sa couronne sur le crâne nous a éprouvé tous les deux.
Le cœur de Lefkan rapetissa dans sa poitrine alors que l’habituelle tempête des yeux gris de son père virait à l’accalmie. En dehors de leur petite bulle d’intimité, les Nobles, les Représentants et leur famille s’étaient dirigés vers les buffets que les domestiques avaient dressé au petit matin.
— Alors reposez-vous tous les deux, murmura Lef en empoignant la nuque de son père pour serrer son front contre le sien.
— On ne va quand même pas manquer le banquet de couronnement de notre propre fille, contra Achalmy avec un sourire mordant.
Sans attendre sa réponse, il se tourna pour prendre le bras de son épouse et l’aider à descendre les marches. Lef sourit à cette image : son père lui-même n’était plus aussi vaillant sur ses appuis. Ses genoux le faisaient souffrir, surtout en cette période hivernale.
Lefkan se résolut pourtant à les laisser rejoindre les buffets pour bavarder et apprécier la bonne chair et le bon vin. Depuis les années, elle avait accepté que ses parents fussent aussi butés l’un que l’autre.
Les tourtes à la volaille côtoyaient des lamelles de courge grillée et des tranches de pain recouvertes de beurre persillé et d’oignons caramélisés. Lefkan lorgna les plats sans y toucher pour autant. Elle avait le ventre encore trop noué pour ressentir la faim. Pour éviter d’attirer l’attention sur ses mains vides, elle s’empara d’une coupe de vin et en avala plusieurs gorgées. Son estomac vide protesta aussitôt. En proie à un vertige, elle prit appui sur la table.
— L’alcool vous monte à la tête, Reine Lefkan ?
La concernée cligna des yeux pour en chasser le flou. Le jeune homme qui s’était penché vers elle avait les doigts couverts du gras de la tourte. La jeune reine s’efforça de lever le nez de cette vision. Les Représentants n’avaient pas les manières de la noblesse. Pour autant, elle ne voulait pas mettre son interlocuteur mal à l’aise.
— Représentant Ezra.
Le jeune Occidental lui adressa un sourire sans s’arrêter de mastiquer. Le faisait-il exprès ou n’avait-il donc aucune éducation ? Faisant fi de son agacement, Lefkan agita doucement sa coupe de vin.
— J’ai simplement bu un peu vite.
Ezra mâchouilla sa part de tourte sans la quitter des yeux avant de déglutir. Lef ne put s’empêcher de reculer d’un pas. Ses vêtements de laine, quoiqu’apparemment propres, portaient l’odeur de la graisse dont il se servait tous les jours. Fils des principaux fournisseurs d’armes de la Garde Royale, il avait succédé à sa mère lorsque celle-ci s’était brutalement éteinte plus tôt dans l’hiver. En même temps que leur armurerie, il avait récupéré son titre de Représentant – avec l’accord des habitants des faubourgs. Il n’avait eu que quelques semaines pour apprendre son nouveau rôle.
Lefkan s’obligea à se le rappeler tandis qu’il s’emparait d’une lamelle de courge à même les doigts pour croquer dedans.
— C’était joli. Votre p’tit tour.
Il pointait l’index de sa main libre vers le plafond voûté.
— Merci.
— Complètement inutile, mais joli.
Lefkan se crispa, perdit son sourire de circonstance. Ezra s’était calé contre la table du buffet, les bras croisés sur la poitrine. Son attitude nonchalante aurait mis Lef en rogne si elle n’avait pas été focalisée sur ses paroles.
— Pardon ?
— J’espère que vous mettrez autant de soin à développer le système des Représentants sur tout le territoire.
Sa voix avait changé, son regard aussi. Lefkan comprit avec un sursaut de colère honteuse qu’il s’était payé sa tête depuis le début de la conversation. Sa coupe déborda du peu de vin qu’elle contenait quand elle la reposa brutalement. Comme il était plus grand qu’elle, Ezra inclina la tête avec un sourire tranquille. Ses longs cils frôlèrent ses joues mangées de barbe brune.
— N’avez-vous donc pas prêté attention à mes discours ces derniers mois ? J’ai promis au peuple que ce serait l’une de mes premières initiatives une fois sur le trône.
— Reine Lefkan, depuis des années que vous assistez Dame Alice, vous devez savoir que promettre et entreprendre sont deux tâches distinctes.
Le louve en elle montra les crocs. La jeune reine se recomposa rapidement, mais Ezra avait eu le temps de se décaler d’un demi-pas. Malgré son air flegmatique, il était sur le qui-vive.
— Le système des Représentants me tient à cœur, ajouta Lefkan d’un ton moins mordant. Vous devez savoir que je suis à moitié Nordiste. Là-bas, il n’y a personne pour dicter vos actes ou s’approprier vos terres. Mais, si vous avez le malheur de craindre le sang, les armes, ou d’être simplement dépourvu de pouvoirs, vous passerez votre vie sous le joug des autres. La loi du plus fort. (Curieux, Ezra avait détendu sa silhouette provocatrice pour l’écouter docilement.) Dans le Sud, c’est l’argent de l’un qui fait sa gloire. Peu importe qu’il en exploite d’autres. Il n’y a pas de titres comme chez nous, mais les richesses ne sont pas redistribuées autant qu’elles le sont dans l’Ouest.
Lefkan se tourna vers l’un des convives, un Sage envoyé par l’Épine, gouvernement de l’Est, afin d’assister au couronnement de la nouvelle reine occidentale. L’Oriental n’était pas spécialement proche de Lef ou sa famille. Son rôle était avant tout celui d’un observateur. Le trône n’avait pu refuser sa venue quand l’Épine en avait exprimé le souhait. Ça aurait un geste diplomatique très indélicat.
— Quant à l’Est, acheva Lefkan en se détournant du Sage pour confronter Ezra, je pense que nous les admirons tous un peu. Il n’y a pas d’argent ni de hiérarchie. Les Sages sont élus par Galadriel elle-même. C’est un peuple en paix avec lui-même et avec ses voisins.
Lefkan soupira en s’emparant de nouveau de sa coupe de vin. D’une pensée, elle en gela la partie aqueuse. Le reste se perdit au fond de la coupe.
— Si je suis née ainsi, avec ces capacités, c’est sûrement parce que mes parents ont été en contact avec les Dieux. Un contact qui les a mis en danger. Nos divinités existent pour nous protéger et vous accompagner au long de notre vie, mais s’il y a bien une chose que les Oneirians auraient dû retenir des événements passés, c’est que les Dieux ne devraient pas être notre unique vision du monde.
Ezra n’avait toujours pas prononcé la moindre parole. Il se demandait sûrement où la jeune reine souhaitait en venir, après ce monologue.
— Alors être sous les ordres d’un gouvernement choisi par une Déesse, je ne pense pas que ça me plairait non plus, ajouta Lef en dégelant sa coupe de vin. C’est pourquoi je veux faire de l’Ouest un nouveau modèle. Pour notre peuple et pour Oneiris tout entier.
— Avec les Représentants ?
— Avec les Représentants.
Un sourire s’épanouit de nouveau au milieu de la barbe mal taillée de l’armurier.
— Je crois qu’on a finalement réussi à briser la glace, déclara-t-il avec légèreté en s’emparant d’un bock rempli de bière. C’était un plaisir et un honneur, Reine Lefkan.
Avec des gestes plus gracieux qu’elle ne l’en aurait cru capable, il s’empara de ses doigts pour lui faire un baise-main. En se redressant, il avait repris son air canaille.
— Je suis le Représentant le plus proche géographiquement. Les habitants des faubourgs comptent sur moi, Reine Lefkan. Attendez-vous à me voir souvent lors des séances et des doléances. Je ne compte pas délaisser mon armurerie, mais je ne compte pas vous laisser trahir votre promesse non plus.
Lef lâcha un petit rire pour contrer l’énergie nerveuse qui s’était emparée d’elle face à ce défi ouvertement lancé. Même si l’étiquette de la noblesse occidentale lissait son comportement et ses gestes, sa tempête intérieur n’était jamais loin.
— Je vous attendrai, Représentant Ezra.
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