Chapitre 2 : Le fragment
Le temps ne passait plus. Il n’y avait ni jour ni nuit, ni haut ni bas. Depuis que Null s’était dissous dans les tréfonds du monde, il n’existait plus comme les autres. Il n’était ni joueur, ni créature. Il n’avait pas de cœur, mais il ressentait. Trop fort. Trop douloureusement.
Les pixels qui formaient son corps étaient sombres, flous, comme effacés sur les bords. Il ne marchait pas. Il glissait, comme une pensée trop ancienne pour être claire. Sa présence ne déclenchait aucun son. Les animaux ne le fuyaient pas. Ils ne le voyaient même pas.
Il avait parcouru des dizaines de mondes. Certains étaient beaux, pleins de constructions immenses, de jardins soignés, de rivières chantantes. D'autres étaient des ruines, abandonnés, comme si les joueurs avaient fui quelque chose. Il ne restait dans aucun. Il passait, invisible, intangible, traversant les structures et les souvenirs comme un courant d’air froid.
Mais ce monde-ci… il était différent.
Il l’avait senti dès qu’il y était entré.
Quelqu’un pleurait.
Pas un son, non. Ce monde était vide de bruit. Mais lui, il entendait autrement. Il percevait la douleur comme des vibrations dans l’espace, comme une couleur trop sombre sur une toile trop claire.
Alors il chercha.
Ce monde était plat, presque stérile. Quelques arbres, une rivière lente, un ciel couvert. Et là, près d’un petit feu de camp mal allumé, un garçon. Seul. Mince, fragile. Le regard vide, les mains abîmées. Il essayait de construire quelque chose, une sorte d’abri, mais il n’y arrivait pas. Il cassait les blocs en les posant. Il faisait des erreurs. Beaucoup.
Et il ne semblait pas prêt à recommencer.
Null s’approcha, sans bruit. Il observa, longuement. Le garçon essayait encore, la main tremblante, le visage fermé. Puis il s’arrêta et murmura :
— Ils m’ont tous abandonné…
Null ressentit un frisson. Pas de peur. De reconnaissance. Ces mots… il les avait prononcés, autrefois, dans un autre monde. Avant les flammes.
Le garçon s’effondra sur ses genoux. Il ne pleurait pas. Il n’en avait plus la force.
Alors, pour la première fois depuis longtemps, Null sortit de l’ombre.
Le garçon sursauta en le voyant. Il voulut reculer, mais quelque chose dans le regard de cette entité le figea. Il n’y avait pas de menace. Pas de colère. Juste… un vide immense, plein d’un silence trop lourd pour un monde de blocs.
— Qui… qui es-tu ? demanda le garçon, la voix basse.
Null resta immobile. Puis il répondit, d’une voix rauque, usée par le temps.
— Je ne sais plus. Ils m’ont appelé Null. Parce qu’ils trouvaient que je ne valais rien.
Le garçon le fixa. Il n’avait jamais vu un skin comme ça. Ce n’était même pas un skin. C’était un être brisé, un mélange de pixels effacés, de noir pur et d’ombres mouvantes.
— Tu es un bug ? demanda-t-il.
— Non. Je suis… un souvenir. Un reste. Une erreur qu’on a créée. Comme toi.
Le garçon baissa les yeux. Il comprenait. Il n’avait pas besoin d’explication. Il avait vécu la même chose. Le rejet. La solitude. L’absence d’espoir. Il n’avait plus de vie. Et dans ce monde-là, comme dans celui de Null, la mort était définitive.
Quand tu tombais, tu ne revenais pas.
— Pourquoi tu es là ? demanda-t-il. Null mit du temps à répondre. Il regardait les flammes faibles du feu de camp.
— Parce que je cherche quelqu’un. Quelqu’un qui ne me fuira pas. Quelqu’un qui me verra encore comme un être, pas comme un monstre.
Le garçon ne dit rien. Il n’avait pas peur. Pas de ce genre de peur qui fait courir. Juste un mélange étrange de tristesse et de calme. Il regarda Null longuement, puis hocha la tête.
— Moi aussi… je veux pas rester seul.
Un silence les enveloppa, mais ce n’était pas un vide. C’était une pause. Une respiration. Puis Null s’assit, à côté du feu. Il ne produisait pas d’ombre. Il ne produisait pas de chaleur. Mais il était là.
Et pour la première fois, depuis l’incendie de l’orphelinat, il ne se sentit plus entièrement vide.
Le garçon et lui ne parlèrent plus cette nuit-là. Ils restèrent là, côte à côte, dans le calme du monde, dans une paix fragile.
Peut-être qu’un lien était né. Peut-être qu’il n’était plus totalement seul. Peut-être… qu’un fragment d’humanité venait de renaître dans l’ombre.
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