Gros blaireau

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Les artistes parlent à leur œuvre. Toujours. Ils l’insultent, la caressent de mots doux, voire lui demandent son propre avis. Michel-Ange remplissait des carnets entiers de ses souffrances terribles à réaliser ce qu’il s’était lui-même imposé. Ainsi, en ce moment, Gaëtan parlait à un bout de fil :
« S’il te plaît, soit cool, reste en place. Arrête de te tordre. Tu vas voir tu vas être bien. »

Pour ajouter au ridicule de la situation, il était penché sur un ouvrage d’une banalité sans nom. Sur un métier d’une simplicité extraordinaire, il s’évertuait à faire passer un fil de chaîne dans une toile blanchâtre des plus quelconques.

Sa femme entra, un énorme pot d’eau sur la tête. Gaëtan releva le menton, les yeux écarquillés, et lui chuchota avec effroi : « Attention ! Super méga attention ! Ça n’aime pas l’eau, ces trucs-là ! » Sa femme, aussi noire de peau que lui l’était de poil, jeta un regard condescendant sur son minuscule ouvrage : « C’est pas avec un machin comme ça que tu feras avancer une galère ».

Ce qui est méconnaître le gréement d’une galère, mais on ne va pas demander à quelqu’un qui a la tête sous l’eau de disserter sur comment rester au-dessus. Pourtant elle avait raison sur un point : Gaëtan avait reçu une commande de voiles, et devait tisser de gigantesques lés le plus rapidement possible. Et ce n’était pas avec son petit métier de table qu’il allait fournir les résultats escomptés.

Pour bien mettre en exergue l’incongruité de la scène, il y avait pourtant, dans l’atelier, un métier à lisses idoine à une production abondante et calibrée. Le fait que le tisserand ne soit pas à ce poste, mais attablé sur ce qui tenait plus d’une maquette que d’un métier professionnel était incompréhensible.

Sauf pour Gaëtan, heureusement. Car il lui était venue une idée tellement farfelue qu’elle en était géniale. Enfin, il était persuadé qu’elle était géniale. Elle lui était venue la semaine précédente, au soir, pendant un de ces moments d’intimité conjugale où au moins l’un des deux s’ennuie profondément. Il était celui qui s’ennuyait, et son esprit s’était mis à battre la campagne avec la fougue qu’on met à battre un tapis. Il avait donc remarqué, entre deux considérations sur l’état du plafond, que le poil de la moufette à pied plat se gonflait avant l’expulsion du sérum de vérité. Et non après.

Une petite explication s’impose. La moufette à pied plat est l’animal préféré de la police judiciaire du parlement de Tarse. En effet, elle dispose de la faculté innée de percevoir la véracité d’une proposition quelconque. Et si cette proposition est fausse, la moufette à pied plat a le poil qui se hérisse, et relâche sur la source de cette proposition, comme toutes les espèces de moufettes, un liquide huileux et fort malodorant, qu’on a donc appelé « sérum de vérité », puisque sa présence est un signe de la non-véracité de la proposition.

Ainsi nantis d’une connaissance zoologique utile, les enquêteurs de Tarse avaient adopté comme mascotte cet animal, bien sympathique pourvu qu’on ne dise pas trop de conneries. Ceci, historiquement, explique en partie l’odeur particulière des cellules de garde à vue. Et Gaëtan avait eu affaire à la joyeuse mascotte un jour où il lui avait fallu expliquer, au nom de son atelier, certains écarts entre le chiffre d’affaires reporté à la banque et celui déclaré au fisc. Ses réponses étaient tellement innocentes que sa femme n’avait pas pu l’approcher pendant une semaine, et l’eau de son bassin de lessive avait été rendue impropre au lavage des cotons. Il avait donc pu comprendre de lui-même cet adage des avocats : « Cette affaire pue ».

Et dans un moment d’inattention, entre deux halètements et trois araignées au plafond, son cerveau lui faisait voir que la probable cause de ce comportement résidait dans le poil de la bête. Toujours au sens littéral.

Le lendemain, il s’était équipé d’une force et était allé tondre la mascotte. Il avait passé ensuite une journée à proférer scientifiquement des inepties : le satrape de Tarse est intelligent, l’homme descend du singe, la planète est un donut, ce genre de choses, avec des résultats plus ou moins étonnants selon, notamment, son bord politique. Toujours est-il qu’après maints trémoussements de la toison, son affaire était entendue : le poil de moufette à pied plat était apomimisophobe. Pour les non hellénisants, ça veut dire qu’il a peur du mensonge.

Le surlendemain, il s’était équipé d’un poil et d’un… nous on appelle ça un voltmètre, mais pour des gens qui ne sont pas encore dans l’ère nucléaire, ça s’appelle un galvanomètre à impédance quasi-infinie. On va faire court et on va prendre voltmètre. Et là encore, il avait récité une litanie de vérités bonnes à écrire dans une profession de foi électorale. Le galvatruc – c’est bien aussi, galvatruc, comme synonyme de voltmètre, non ? – s’était mis à danser la gigue avec fougue au gré des contractions pileuses.

Le jour suivant, il mit la toison dans un bain d’extraits de chromatophores – on peut être tisserand et avoir du vocabulaire. La veille du week-end (parce qu’on en est arrivés là et le cours du synonyme a brutalement augmenté sur une fenêtre glissante de sept jours), il passa au rouet et fila cette foutue perruque puante qui embarque le dictionnaire des mots rares et précieux.

Et aujourd’hui, il essayait donc de la tisser. Las, le fil était retors, et même double retors, et refusait avec une obstination toute animale de se laisser enchaîner par une trame, fût-elle de satin. Gaëtan avait usé de la menace, mais la fibre magique, sachant la vérité, s’était contractée de toute sa force, à en péter un câble. Bon, à en péter quelques fils tout au plus, mais l’idée est là. Il avait ensuite essayé de la cajoler. Malheureusement elle était pire qu’un conjoint trompé et se défilait derechef devant ses fourbes paroles. De désespoir, Gaëtan s’était servi un verre d’un alcool de poire qu’il tenait, à cet instant, en main.

L’eau, le projet récalcitrant, l’épouse goguenarde, le vocabulaire imbitable, l’alcool : les ingrédients étaient réunis pour que la sorcellerie de la sérendipité opère. En haussant les épaules, Marine fit vaciller son amphore céphalique. Gaëtan réagit en paniquant de voir la cruche se vider sur son ouvrage, si bien que son bras alcoolisé se porta en défense de sa toile. Ainsi, il renversa l’essentiel de son verre sur son ouvrage, et la fibre s’imbiba d’alcool. En pestant, Gaëtan manœuvra son fil humide. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’ainsi traité, son fil récalcitrant n’opposait plus guère qu’une résistance molle et patapouffe. Fort de cette constatation et à destination d’un apprenti qu’il n’avait pas, il nota alors dans son cahier : « Le poil de moufette à pied plat se tisse bourré. Pas le tisserand. Le poil. »

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