Crâne d'œuf

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Au commissariat de Tarse, l’interrogatoire se passait mal. Déjà, la brigade avait eu la mauvaise surprise de découvrir sa mascotte – Mouf-Mouf de son nom – chauve comme le crâne du brigadier-chef Nœud-Neuf, ainsi appelé à cause de sa calvitie et de dysorthographie. Ensuite ça coinçait. Le suspect, un étudiant de la section littéraire de l’université de Tarse, sentait la mort au-delà du raisonnable. Mouf-Mouf tirait la langue, l’œil vitreux, la queue basse. Ses glandes à sérum étaient essentiellement vidées. Elle était surmenée, quoi. Le première classe Edmond avait équipé son appendice nasal d’une pince à linge pour supporter l’odeur, ce qui lui donnait une voix délicieusement nasillarde quand il beuglait : « Pour la dernière fois, petit margoulin, combien font deux plus deux ?
– Ben, euh, quatre ? » Et l’étudiant se prit une rasade de sérum de vérité, directement servie dans la truffe par les glandes anales de Mouf-Mouf. « Ça ne fait pas quatre ! » éructa Nœud-Neuf, niant quarante siècles d’algèbre. Ah, un bon ouvrier a confiance dans ses outils, et pour avoir confiance dans Mouf-Mouf, ça, Nœud-Neuf avait confiance dans Mouf-Mouf. Mais malgré cette confiance inébranlable, le brigadier se prit lui aussi une rasade de sérum de vérité. Dans la confusion qui s’installa, une bonne âme prit sur elle de mettre Mouf-Mouf au repos dans la cellule de dégrisement, car la situation méritait une analyse au calme : « Bon, il faudrait savoir. Deux et deux, ça ne peut pas ne pas faire quatre et pas quatre.
– Hein, chef ?
– Mouf-Mouf nous a dit que ça ne faisait pas quatre. Mais, vous le sentez bien, elle nous a aussi dit que « ça ne fait pas quatre » est faux.
– Je ne sais pas, chef, j’ai une pince à linge sur le nez.
– Il faut pourtant bien que l’un ou l’autre soit vrai. », raisonna Nœud-Neuf.

Les condés étaient donc plongés dans une grande perplexité, de celles dont sortent les pires théories foireuses. Heureusement, la deuxième classe Lepetit, dite « la rousse illustrée » à cause de ses traces de vérole, prit la parole :
« Moi chef, j’ai une idée. Ça s’appelle le principe du tiers exclu.
– Hein ?
– Oui, alors c’est très simple. Nous, n’est-ce pas, on raisonne généralement selon ce principe, c’est notre façon naturelle de penser.
– Euh… Si vous le dites… Moi mon principe, c’est plutôt de taper jusqu’à ce que je sache quoi faire.
– On n’est pas aidés non plus, ici. Le principe du tiers exclu, c’est qu’il n’y a pas de troisième valeur de vérité possible.
– Hein ?
– Le contraire d’une chose vraie est fausse. Il n’y a que vrai ou faux de possible, il n’y a pas de « vufu » par exemple.
– Évidemment.
– Ce n’est pas si évident que cela. Le tertium non datur, bien que non réfutable, n’est pas démontré.
– Vous êtes en service, deuxième classe. Surveillez votre langage, doucement sur les insultes.
– Oui chef. Mais constructivement parlant, il est possible que les deux propositions soient fausses.
– Mais alors, quelle est la vraie ?
– Je vais me renseigner, chef.
– Hé bien allez vous renseigner sur la voie publique ! Vous allez au carrefour de l’Aorte jusqu’à la fin de votre service, ça vous apprendra à ne pas répondre. Un policier doit avoir la science infuse. »

Lepetit ne releva pas l’incohérence et disparut prestement : elle avait appris aux dépens de son cuir fessier que la hiérarchie n’aimait pas les délais dans l’exécution des ordres.

Dans l’atelier de Gaëtan, l’heure était à la victoire. Un verre de mirabelle à la main, il contemplait son petit carré de toile blanche avec bonheur. Oui, il y avait autour de lui des rouleaux de Damas, des draps de satin et des monceaux de sergé, mais ce sont parfois les petites choses qui font les grandes fiertés. Il dit : « six fois sept font cinquante six » et quelques fils de la toile passèrent du blanc au bleu. Formidable. Il ne restait qu’à y trouver une utilité. Marine, qui ne connaissait rien à la teinture, passa derrière lui en faisait une moue réprobatrice : « Est-ce que ce malheureux azur va nous expédier les huissiers aux cieux ?
– Ma chérie, je constate que tu ne prends pas la pleine mesure du potentiel commercial d’un tel coloris. Figure-toi que la fibre de moufette peut générer un petit champ électrique d’un potentiel suffisant pour faire migrer différemment les pigments des chromatophores. Ainsi, il suffit de dire une absurdité pour que ça change de couleu…
– J’ai rien compris et je m’en fous. Ma seule question est : est-ce que ça paye les factures ?
– Sans vouloir te manquer de respect, mais en ce qui concerne et la technique et le commerce, je trouve que tu es un bleu, Marine.
– Sans vouloir te commander, mais en ce qui concerne la vie quotidienne, t’as intérêt à arrêter les badineries et à t’y remettre. »

Aucun humour. Et penaud, le victorieux mari alla s’asseoir à son banc.

Le bruit lancinant des cadres, le passage régulier de la navette, tout cela porte l’esprit à la rêverie. Il n’en fallait pas tant à Gaëtan pour se remettre à gamberger. En comptant sa séquence de pédalage, il en vint à la conclusion qu’il devait aller voir les paladins.

Les paladins étaient établis à Carpe, une bourgade un peu au Nord de Tarse. Gaëtan cousit, cousa, cousut son bout de toile sur un bonnet, ficha ce foutu fichu sur sa tête et partit par là, baluchon sur l’épaule, en quête de reconnaissance, d’argent facile et de vie de luxure. Évidemment. On ne sue pas sang et eau à tondre les moufettes dans un simple but ludique. On espère un retour sur investissement.

La route fut à la hauteur de sa réputation : longue, ennuyeuse et cabossée. Le désavantage d’être piéton est de ne pas avancer très vite, l’avantage est de ne pas être incommodé par les nids de poule, effondrements et autres divertissements offerts au voyageur en quête de sensations fortes. Pour améliorer cet ordinaire morne, le ciel lui fit don de grosses gouttes de flotte froide qui chutaient inintéressamment mais qui mouillaient drôlement. Comme ce n’était pas suffisant, un peu avant la pause déjeuner, il fut arrêté par deux bandits de grands chemins – en devenir, pour l’instant c’étaient des bandits de départementale (le bonjour d’Alfred). Ils lui extorquèrent ses biens, et devant la maigreur de leur butin, lui rendirent son casse-croûte, tant notre ouvrier était pauvrement équipé. Casse-croûte qui se trouvait ainsi copieusement trempé. « Un mal pour un bien, le pain était trop sec », philosopha le tisseur en l’avalant.

Il arriva à Carpe, dégoulinant comme un boudoir de tiramisu, devant le guichet de l’ordre des paladins émérites. Il était frigorifié, fatigué, couvert de boue, il avait mal partout. Il toqua. Rien. Il toqua encore. Toujours rien. Sur la porte était un écriteau :

Paladins émérites
Ouvert du lundi au jeudi de 9:15 à 11:35 et de 14:50 à 16:15
Le mercredi nocturne jusqu’à 17:00
Le vendredi ouvert le matin uniquement aux horaires habituels
Fermé le samedi matin
Ouvert le dimanche après la cérémonie
Pour toute information contacter le presbytère : adresse au dos.

Mais il n’était pas d’usage, pour un tisserand, de savoir lire. Aussi, constatant l’obstination de l’huis à rester clos, Gaëtan se mit en quête d’un lit pas trop punaiseux. Lit qu’il trouva au presbytère, où parmi d’autres services, on accueillait les infortunés visiteurs détroussés avant d’arriver. Il faut remarquer que les détrousseurs, vivant une vie assez dangereuse, étaient souvent fort croyants, et venaient régulièrement mettre une obole conséquente pour éviter la colère divine. Comme cette obole était issue de leurs rapines, on pouvait considérer que Gaëtan s’était effectivement payé le gîte.

Le lendemain, Gaëtan s’enquit de la façon de contacter l’ordre des paladins. Le gérant de l’hôtel des pèlerins lui dit : « Kêk’vous leur voulez, aux paladins ?
– Hé bien, j’ai une aide à leur proposer. »
Le gérant le toisa du regard. Effectivement, Gaëtan ne payait pas de mine. Il n’avait que ses frusques sur lui et n’était même pas armé. Que pouvait-il bien apporter à un ordre guerrier ? L’hôte grommela : « Mm. Dans un quart d’heure, ça sera ouvert là-bas. À moins que vous ne traîniez ici.
– Non non, je m’en vais.
– Merci. » Et il ferma la porte derrière Gaëtan, qui prit la route de la bâtisse des paladins. En compagnie de son hôte, curieusement. Il ne put s’empêcher de lui demander : « Vous y allez aussi ?
– Meumbeul. » Son compagnon de route étant aussi agréable qu’une porte de prison, il n’insista pas et le trajet continua dan un silence religieux.
Arrivé devant la porte, Gaëtan toqua. L’hôte eut un mouvement d’humeur : « Ouais ben deux minutes, hein, on n’est pas aux pièces ! » Et devant le regard interloqué du tisserand, il fit jouer une clef dans la serrure, ouvrit la porte, entra, et la referma prestement. Quelques instants plus tard, le guichet s’ouvrit : « C’est pour quoi ? ». Gaëtan tomba des nues : « Je… Mais… Enfin… Je… Vous le savez bien, non ? On a fait le chemin ensemble ?!? Je voudrais contacter l’ordre des paladins, j’ai ici quelque chose qui pourrait fort les intéresser.
– Pas possible. Pour tout rendez-vous, adressez votre demande par voie postale, l’ordre vous fixera rendez-vous par retour de courrier.
– Mais c’est aberrant ! Vous ne pouviez pas me le dire au presbytère ?
– Le presbytère, c’est le presbytère et l’ordre, c’est l’ordre. Rien à voir. On ne mélange pas. Maintenant, si vous voulez bien m’excusez, je dois retourner préparer la soupe populaire de ce midi. »
Et le guichet ferma.

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