Naissance et Renaissance

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 Comme la plupart de ceux qui sont à la fois de ma race et de ma génération, je suis né esclave. Ma mère et mon père étaient de ceux que l’on appelait à l’époque, les « chaînons », des esclaves qui ne songeaient ni à la fuite ni à la révolte car ils avaient depuis longtemps accepté le sort qui était le leur. Pour ça je ne leur en ai jamais voulu : la résignation était un choix facile que je pouvais comprendre, même si jamais je n’aurais pu le faire moi-même.

 Les humains nous appelaient « bêtes », « créatures », « monstres » et sans doute de bien d’autres façons, dont certaines qui étaient sûrement plus courtoises. Nous-mêmes, nous nous nommions « Natura ». Selon les légendes anciennes c’est ainsi que Celle-qui-parcourt-les-forêts nous a nommés après nous avoir fait don de la vie. Je n’ai jamais été très porté sur la religion mais j’aime assez cette idée qu’une déesse ait prit le temps de créer tout un peuple sans penser à dire aux humains que nous méritions d’être aussi libres qu‘eux.

 D’un point de vue plus concret nous naissions juste avec une part animale en plus par rapport à nos maîtres et selon eux cela leur donnait le droit de nous posséder. J’ignore si l’on peut parler de chance mais mon héritage fut rapidement visible et également assez léger : aux jonctions de mes mâchoires supérieure et inférieure saillaient deux crocs qui se courbaient devant mes joues pour presque se rejoindre devant ma bouche. J’avais hérité du sang de l’araignée et même si cela était visible au premier coup d’œil mon héritage n’était pas le moins du monde handicapant, enfin tant que personne n‘essayait de jouer avec pour savoir si c‘était sensible - d‘ailleurs ça l‘est tout particulièrement. Le nouveau-né qui m’avait précédé de quelques jours avait été moins bien loti : à la place de mains il avait hérité de pattes d’ours, une particularité qui le destinait aux travaux rudes et qui était particulièrement handicapante au quotidien. Il est difficile d’imaginer à quel point un pouce peut être quelque chose d’utile !

 Notre maître possédait une petite exploitation en bordure de la forêt, nous devions principalement nous occuper du bétail et de l’approvisionnement en bois des scieries de la ville voisine. Notre maître n’était pas un tyran : les enfants en bas âge et leurs mères n’avaient pas à travailler et il était rare qu’un ouvrier meurt d’épuisement ou sous les coups des contremaîtres. Ceux qui travaillaient au service du propriétaire de la carrière avaient bien moins de chance…

Je m’égare.

 Ma mère était au service particulier de l’herboriste de notre maître, elle était sa seconde paire de mains et apprenait autant que possible pour alléger son travail qui devenait de plus en plus dur à mesure qu’elle prenait de l’âge. Tout naturellement dès que je fus assez grand pour comprendre des instructions je me mis à les aider toutes les deux. Je m’occupais principalement de faire des courses entre les différents membres de la maisonnée pour apporter un remède ou demander des informations. Je m’amusais beaucoup à courir partout dans cette grande demeure : je me sentais libre. Un autre moment de liberté que j’appréciais beaucoup était le grand marché : une fois par mois l’herboriste - et par extension ma mère et moi - se rendait à la ville voisine pour acheter les produits d’importation dont elle avait grand besoin pour s’occuper du maître. Il me fallu bien des années pour comprendre que ce dernier souffrait d’un mal qui, à défaut d’être réellement dangereux, était incurable et nécessitait un traitement régulier.

 C’est lors d’une de ces escapades mensuelles qu’eut lieu le premier événement qui allait marquer ma vie à jamais. J’avais échappé à la surveillance de ma mère et des gardes nous accompagnant pour aller sur la grande place où j’avais déjà repéré un attroupement et mon âme d’enfant avait envie d’en savoir plus. J’ai escaladé un chariot chargé de tonneaux et j’ai pu distinguer ce qui se passait : un esclave était en train d’être fouetté.

 L’attroupement s’était formé autour d’un homme maniant le fouet avec hargne, d’un natura aux poignets liés à un poteau et d’une troupe d’esclaves debout sur une estrade forcés de regarder ce sinistre spectacle.

 Je n’avais que cinq ans mais j’étais déjà bien assez vieux pour comprendre cette scène. Le maître n’était pas un monstre, mais son fils et certains contremaître eux en étaient et j’avais déjà vu des esclaves se faire battre, parfois pour des prétextes futiles et parfois jusqu’à la mort. Mon père en serait d’ailleurs victime quelques années plus tard. Mais je m’égare à nouveau.

 Cet homme, qui avait probablement « fait preuve d’insolence », était donc en train d’avoir le dos écorché par le fouet du tortionnaire qui semblait prendre beaucoup de plaisir à sa tâche malgré l’absence de cris de sa victime. À chaque claquement le visage du natura se tordait plus encore dans une grimace de douleur mais ses lèvres ne se desserraient pas. Mon instinct me disait que quelque chose de grave allait arriver, celui qui souffrait craignait ce qui allait se passer et ceux qui étaient sur l’estrade, forcés à regarder, savaient déjà tous que la suite était inéluctable.

 L’humain sembla se fatiguer et cessa de frapper, je pus voir le soulagement apparaître sur le visage du supplicié. Ce sentiment disparu lorsqu’il entendit le pas vif derrière lui. Il fut frappé violemment dans les reins et là, il laissa échapper un cri, pour le plus grand plaisir de celui qui était bien décidé à le frapper encore et encore et qui semblait être le seul à ne pas voir ce qui allait se passer.


 On appelle ça « être emporté par le sang », cela arrive lorsqu’un natura se laisse gagner par la fureur et abandonne toute volonté de survivre. Et même lorsque ces deux conditions sont réunis cela reste quelque chose d’assez rare. Aujourd’hui encore personne ne comprend vraiment tous les détails du phénomène, certains pensent que seuls certains naturas peuvent en être victime, que cela dépend du sang reçu en héritage. En revanche, même à l’époque, une chose était sûre : lorsque cela arrive les conséquences sont toujours funestes.


 Tout cela je n’en avais encore jamais entendu parler à l’époque, mais ce qui est arrivé je ne l’ai jamais oublié. Tout s’est passé en quelques secondes : la peau du natura s’est déchirée de toutes parts laissant apparaître des plaques de chitine ainsi que des excroissances au niveau de ses côtes, ses mains ont paru se disloquer et de son dos a jailli une longue queue se terminant par un dard acéré. Ce dard avait transpercé l’abdomen de l’homme placé derrière lui, le laissant incrédule en regardant ce qui saillait à présent de son corps. N’étant plus retenu par ses liens l’héritier du sang du scorpion se redressa, son corps continuant de changer alors que des cris d’horreur et d’alarme résonnaient dans la foule. Il poussa un hurlement vers le ciel et sa queue se courba dans son dos de telle sorte que l’homme qu’il avait embroché se retrouve dans les airs, la tête en bas, face à lui. L’humain n’était pas encore mort et il a eu le temps de voir le visage de l’homme que peu de temps auparavant il prenait plaisir à torturer, il a vu la rage, la douleur et sans doute la mort. Puis il a pu sentir les crocs d’un scorpion lui déchirer la gorge, le sang a giclé et pendant un instant j’ai cru que sa tête allait tomber sur les pavés. D’un mouvement fluide le natura s’est débarrassé du cadavre qui s’est écrasé et a rebondi deux fois sur les pavés, puis il s’est retourné vers les miliciens qui couraient vers lui. Juste avant de les charger comme l’aurait fait un fauve, il laissa ses yeux glisser tout autour de lui et, brièvement, nos regards se sont croisés et j’ai pu alors lire toute la folie qui l’habitait : il n’était plus qu’un animal enragé, dépourvu de raison et incapable de contrôler la fureur qui tonnait en lui. J’ai quitté mon perchoir sans voir le final du scorpion et ai couru pour retrouver ma mère. Dans un contexte pareil il ne valait mieux pas qu’un esclave, aussi jeune soit-il, soit trouvé à errer seul.


 Ce fut le premier jour de ma vie d’esclave qui me marqua réellement, le premier dont je peux me souvenir en détails : j’avais été témoin de la sauvagerie et de la puissance qui sommeillaient dans tous ceux de ma race y compris en moi-même.

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