Le Commencement
Le dernier jour marquant de ma vie d’esclave ne fut pas ma libération contrairement à ce que l’on pourrait croire. Quoique, à bien y réfléchir, je pense que c’est ce jour-là que j’ai décidé que, peu importe les chaînes, les ordres, ou les coups, j’étais libre. Au bout du compte je suppose que l’on pourrait dire que c’est en ce jour qu’eut lieu ma libération spirituelle.
J’avais alors dix-huit ans, malgré mon physique robuste, j’étais exempté des rudes travaux d’extérieures et ce pour la triste raison que ma mère et l’herboriste attitrée étaient toutes deux mortes, à cause d’un cheval qui s’était emballé lors d’une visite au grand marché moins d’un an auparavant. Faute de pouvoir rapidement trouver un remplaçant humain, j’étais chargé de m’occuper de l’officine, avec bien sûr la priorité aux remèdes du maître dont la santé déclinait de plus en plus.
Le fait de passer la quasi-totalité de mon temps à l’intérieur me permettait, ironiquement, d’apprendre beaucoup de choses sur ce qui se passait en dehors du domaine. À cette époque la plupart des serviteurs et des gardes parlaient des soulèvements qui avaient lieu à l’est : des esclaves se révoltaient en masse et massacraient leurs maîtres. Certains parlaient de citées entières, d’autres de quelques groupes de mineurs. À force de recoupements, en diminuant les histoires de ceux qui avaient peur et en augmentant celles de ceux qui transpiraient le mépris j’avais finis par comprendre les grandes lignes des événements de notre époque.
À l’est se trouvaient bon nombre d’arènes où des esclaves étaient entraînés pour s’entre-tuer sur le sable pour le plaisir du peuple et de leurs riches propriétaires. Deux mois auparavant absolument tous ces gladiateurs avaient retourné leur furie guerrière contre les esclavagistes, les milices locales avaient été vaincues, les arènes détruites et la quasi-totalité des maîtres massacrés par les guerriers sur lesquels ils pariaient encore la veille. Tout avait apparemment été organisé par un natura héritier du sang de l’aigle qui menait à présent une marche à travers tout le pays pour libérer tous les esclaves qui s‘y trouvaient.
Plus j’en entendais parler et plus cette idée me séduisait, imaginer mon peuple pouvant enfin vivre sans chaînes était exaltant. Néanmoins dans les faits je sentais que cela allait être un peu compliqué : une armée de gladiateurs soutenue par une légion d’esclaves aux talents variés disposait, à n’en pas douter, d’un énorme potentiel, mais de là à ce que ce soit suffisant pour renverser un pays entier… Cela faisait longtemps que je réfléchissais à ce que nous, les naturas qui étions toujours des esclaves, pouvions faire et l’idée qui m’était venue était simple : une seconde révolte, afin de faciliter l’avancée de l’aigle. Mais de là où j’étais c’était irréalisable, mes camarades d’infortunes envisageaient déjà difficilement de s’enfuir, leur demander de se battre était utopique. Il fallait donc briser le statu quo pour les pousser à relever la tête et à ressentir la force qu’ils avaient en eux. J’avais trouvé comment faire depuis un certain temps mais j’avais préféré attendre par prudence, y aller trop tôt aurait pu être extrêmement dangereux.
En ce jour, comme tous les jours, je devais préparer et administrer le remède du maître, mais aujourd’hui cela n’allait pas l’aider à aller mieux.
Comme chaque fois, je préparais le remède, le goûtais pour assurer qu’il n’était pas empoisonné, puis le confiait au serviteur attitré du maître de maison qui allait s’occuper personnellement de l’administration. Je n’avais pas besoin de poison pour rendre ce remède mortel, en théorie il m’aurait suffit de le rendre inefficace pour le condamner. Mais cela aurait été trop long, le traitement que je lui avais prescrit en ce jour allait aggraver ses problèmes, trois jours à ce régime et il serait mort avant la semaine suivante. Cet homme aura été un bon maître, je dirais même que c’était réellement quelqu’un de bien, autant qu’il le pouvait avec sa naissance. Il était né dans une société d’esclavagistes et il était sans aucun doute celui qui avait le plus d’empathie envers les autres quels que soient leurs statuts.
C’est pour ça que je l’ai tué.
Quand les rebelles arrivaient ils tuaient les maîtres et libéraient les esclaves qui, en toute logique, rejoignaient les rangs des guerriers, mais si ce maître, si bienveillant et si faible, était assassiné dans son lit bien peu s’en réjouiraient. Je connaissais mes frères bien mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, ils auraient été horrifiés par un tel acte, c’est pourquoi il était impératif que le maître change avant l‘arrivée des rebelles. Jamais je n’ai pu comprendre comment un être aussi compatissant pouvait avoir un fils aussi cruel et méprisant. Je savais que lorsqu’il aurait hérité du domaine de son père, l’atmosphère qui y régnait changerait du tout au tout. Par les dieux, jamais je n’avais imaginé que j’aurais à ce point raison !
Comme je l’avais imaginé le maître était mort avant la fin de la semaine, il s’était éteint pendant la nuit, durant une de ses plus graves crises. J’avais aussitôt été appelé par son valet de chambre, quand bien même j’aurais voulu le sauver je n’en aurais pas été capable : mes décoctions avaient rempli leur office, il était condamné. Je lui ai fait boire du pavot en quantité afin de soulager sa douleur et pour qu’il trépasse plus rapidement et sereinement. Moins d’une heure après mon arrivée à son chevet il rendait son dernier soupir, son serviteur pleurait à chaudes larmes et je faisais mine d’être abattu. Je n’éprouvais alors en réalité ni joie ni tristesse, cet homme avait été un produit de cette société qui n’avait aucun sens et il était mourant depuis des années : je n’avais fait qu’accélérer les rouages du temps pour que la mort vienne plus vite. Que ce soit la sienne ou celle de la société.
En parlant de mort, en y repensant, si je suis parvenu à survivre à cette nuit je pense que c’est uniquement parce que notre nouveau maître était alors en pleine virée à la ville voisine. S’il avait été présent alors qu’un esclave échouait à sauver la vie de son pauvre père, nul doute qu’il m’aurait battu à mort, comme mon père des années auparavant. La mentalité du serviteur due également m’aider, j’ignore si ce fut par bonté d’âme ou par fierté, mais il ne dit rien de ma vaine intervention lorsque le fils prodigue revint au matin à la demeure et apprit la triste nouvelle.
Avant même de se rendre au chevet de son père il donna l’ordre de mettre à mort trois de mes camarades, incluant mon ancien partenaire de jeux aux pattes d’ours. Quelques années auparavant ils avaient commis la « faute impardonnable » d’être pris en grippe par ce jeune blanc-bec. Comment ? Je ne pense pas qu’ils le savaient eux-mêmes. S’ils n’avaient pas tous les trois été d’excellents ouvriers ils auraient été exécutés séance tenante, mais cela aurait contrarié notre maître et ses affaires et rares sont les fils à vouloir faire perdre de l’argent à leur père.
Lorsque je vis les gardes saisir ces trois naturas - le plus vieux ayant tout juste vingt ans - et rapidement les pendre à une branche pour les laisser se balancer en gesticulant et battant l’air de leurs pieds nus, je fus pris d’un réel doute quant au choix que j‘avais fait quelques jours auparavant. Peut-être que simplement rendre les remèdes inefficaces aurait été plus judicieux. Je n’avais pas anticipé une telle furie meurtrière.
Cette phrase resta ancrée dans mon esprit pendant plusieurs jours tant notre nouveau maître laissait éclater sa haine pour mon peuple. Ce fut cela qui me perturba le plus, ce n’était pas du mépris ou un sentiment de supériorité cruel qui l’animait, c’était une pure haine envers la race des naturas. Je n’arrivais pas à comprendre ce sentiment, moi-même qui avait vécu dix-huit ans d’esclavage et qui avais vu souffrir voir mourir nombre des miens, incluant mon propre père, je n’éprouvais aucune haine pour les esclavagistes. J’éprouvais de la pitié pour ceux qui vivaient de cette triste situation qu’ils imposaient à mon peuple et du mépris pour ceux qui s’en délectaient, mais je ne leur en voulais pas : les choses étaient ainsi bien avant qu‘ils ne naissent, ils ne faisaient qu‘accepter l‘état de ce monde.
Je ne suis jamais parvenu à comprendre d’où lui venait cette haine pour ma race, mais il est vrai que j’ai rapidement cessé d’essayer. C’est une question à laquelle je n’ai jamais eu de réponse et j’ai très bien réussi à vivre sans.
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