La fin d'un rêve
Il fallu une semaine à peine pour que tous les esclaves regrettent, sincèrement et avec arguments à l’appui, notre ancien maître. Il y avait eu une véritable hécatombe parmi les esclaves et plus encore de maltraitance. Les contremaîtres étaient encouragés à utiliser leurs fouets avec zèle et presque chaque apparition du nouveau maître à un endroit ou un autre du domaine entraînait une exécution qui était rarement aussi douce qu’une simple pendaison. À croire que plus personne ne se souciait de la rentabilité de l’exploitation. Les esclaves étaient perpétuellement terrorisés, le changement était bien trop brusque pour les chaînons qu’ils étaient, la peur avait remplacé l‘acceptation et les clouait sur place plus fort encore. Nous étions très mal partis.
Un jour une dizaine d’esclaves, moi inclus, furent réunis sous la grande arche située quelques mètres devant l’entrée de la demeure. Quand les gardes sont venus me chercher dans mon officine, j’avoue que j’ai bien cru que mon heure avait sonné. Pourtant j’ai avancé sans peur, j’avais fait une erreur tactique, il fallait que j’en paye le prix. D’ailleurs s’il m’est déjà arrivé d’avoir peur d’un éventuel échec, jamais, au grand jamais je n’ai eu peur daller au-devant de la mort, aussi certaine qu‘elle ait pu paraître.
Je me suis aligné avec les autres, en attendant de voir quel était le sort que l‘on nous réservait. Celui que je voyais déjà comme mon bourreau se tenait dans la lumière de l’aube, au pied de la colline surplombant le domaine, une arbalète à la main et un serviteur à ses côtés qui en portait une seconde. Il avait un sourire mauvais plaqué sur le visage pendant que ses gardes s’assuraient que nous étions suffisamment espacés. Je commençais à réfléchir à toute allure, pas sur ce qui allait se passer cela me paraissait tristement évident, je m’intéressais plus à ce que je pouvais faire en cet instant. La réponse vint rapidement et tout aussi tristement : rien. J’étais au beau milieu de la ligne, il y avait des gardes un peu partout et certains portaient des arcs - et je savais d’expérience qu’ils les maniaient bien - quant à l’autre fou sanguinaire il était à plus d’une trentaine de mètres.
J’étais résigné à l’idée de mourir lorsqu’un long hurlement de loup se fit entendre. Cela peut paraître un détail anodin mais c’est en fait assez rare qu’un loup hurle à l’aube comme le ferait un coq.
La suite fut assez chaotique.
Une silhouette sombre dévala la colline si vite que notre jeune maître eut juste le temps de se retourner avant de sentir la froide morsure de l’acier. De là où j’étais ma vue perçante me permit de distinguer qu’il avait été coupé en deux par le passage d’une vouge au niveau de son abdomen : la partie supérieure de son corps alla s’écraser quelque mètres plus loin ainsi que quelques pièces de son arbalète.
Esclaves, gardes et serviteurs, tous furent trop choqués par la soudaineté de la scène pour réagir, ou pour voir la suite se profiler depuis le sommet de la colline. Moi-même, comme tous les autres, je la découvris lorsqu’elle arriva : une pluie de flammes, dansant au rythme d’une litanie de fureur. En cet instant alors que tous mes frères autour moi tremblaient de peur je sentis une profonde vague d’allégresse déferler en moi. Les flammes qui tombaient ne nous approchaient pas : elles ne touchaient que les humains à nos côtés qui s’embrasaient tous en hurlant dès qu’un projectile les atteignait. Ils couraient dans tous les sens en cherchant à échapper à cette incompréhensible et infernale tourmente.
En vain, chacun des hommes présents près de l’arche mourut brûlé vif par le feu qui pleuvait du haut de la colline. Le dernier garde n’avait pas encore finit de crier que le loup hurla à nouveau et qu’une vague déferla sur le domaine, une vague de guerriers naturas en arme, bien décidés à tuer tous ceux qui leur feraient obstacle dans la libération de leurs frères. C’est alors que je vis le loup qui avait hurlé. Un natura avec un des héritages les plus impressionnants que j’ai vus de toute mon existence : sa tête était celle d‘un loup, son cou, son torse, ses bras et ses mains étaient couverts d’une fourrure aussi noire que la nuit. Mais plus que son visage, qui était tout de même réellement marquant, ce furent ses mains qui m’impressionnèrent : couvertes de fourrures et pourvues de griffes mais possédant les cinq doigts qui lui permettaient de manier sa redoutable vouge avec une incroyable maîtrise, comme j’en serais témoin par la suite à de multiples reprises.
Le Loup nous contourna, moi et les autres, et mena les guerriers au sein du domaine, traquant gardes et contremaîtres avec hargne. J’entendis de nombreux cris ce jour-là, beaucoup étaient dus à la peur, à la douleur ou à l’agonie du trépas. Malgré tout, mon attention n’était pas portée vers l’action qui se déroulait derrière moi, ni sur mes camarades qui commençaient à réaliser ce qui était en train d’avoir lieu tout autour d’eux, non, je regardais la colline. Au sommet de ce monticule qui pendant des années m’avait caché le soleil levant se tenait celui qui avait tout commencé, celui que des années plus tard j’appellerais « mon roi ». L’Aigle se tenait majestueusement sur la colline, éclairé par la lumière de l’aube et entouré de guerriers à l’allure féroce mais pleine de dignité. Je me mis à courir à toute allure vers lui, gravissant la pente pour parvenir à l’approcher et me jetant presque à ses pieds.
De près je pus réellement distinguer à quoi ressemblait le messager de la liberté. Son héritage était à peine moins conséquent que celui du Loup : sa tête, son cou et ses épaules étaient ceux d’un aigle au plumage doré et dans son dos étaient déployées deux magnifiques ailes d’or.
Toute ma vie, à chaque fois que je voyais un natura pour la première fois je prêtais une attention toute particulière à son héritage, parfois au détriment de la politesse et toujours au détriment de l’attention. J’ai beau me souvenir de chaque reflet de la lumière matinale sur les plumes de mon souverain je suis fondamentalement incapable de me souvenir de ce qu’il portait alors qu’il venait libérer les miens, et c’est la même chose pour le Loup. Portaient-ils déjà leurs armures ornementées en ce temps ? Ou bien combattaient-ils toujours avec leurs modestes tenues d’esclaves ? Se distinguaient-ils déjà de leurs semblables comme le roi et le général qu’ils allaient devenir ou étaient-ils encore vêtus comme des rebelles ? Je ne peux le dire et après tout, quelle importance ?
En revanche je me souviens parfaitement de ce que j’ai demandé et de ce qui m’a été annoncé en retour, le choc qui en a résulté a été… Rude.
- Laissez-moi vous suivre dans cette révolte ! Laissez-moi me battre pour la liberté de nos frères !
Les mots m’étaient venus spontanément et représentaient l’étendue de mes désirs de l’époque : je voulais me battre, mais plus que ça, je voulais une raison de le faire. Cet homme qui pour moi à l’époque était un véritable symbole s’est approché de moi et m’a relevé avec douceur pour me fixer de ses yeux d’oiseau.
- La révolte est terminée.
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