Chapitre 1 — L'obscurité de la noirceur
Qu'est donc la mort sinon l'absence de vie ?
Qu'est donc la douleur sinon une simple souffrance ?
Araknida méditait à toutes ces préoccupations hautement philosophiques tout en contemplant la cité de Luxurya s'embraser comme chaque soir. Aujourd'hui, c'étaient les docks nord qui brûlaient ; et demain ? Peut-être sa chambre de bonne minuscule où elle s'entassait avec quinze congénères tels les étudiants d'un autre pan du Multivers. Sa dépression ne la quittait pas : elle s'était habillée tout en noir. Comme chaque soir, elle montait sur les toits regarder la cité la plus mal famée à avoir jamais été construite, et il fallait bien le dire aussi celle qui se faisait incendier la plus souvent.
L'incendie... Le feu... À vrai dire, la vie n'était guère autre chose qu'un vaste brasier où se consumaient les existences, humide de millions de larmes et glacial comme toutes les flammes de l'enfer. Qu'attendait-elle donc pour se suicider en bonne et due forme ? La fin du chapitre ? Un espoir inespéré ?
Pourtant, elle continuait de se battre, chaque jour s'éraflant davantage ses poings manucurés tandis que des larmes coulaient de ses yeux impeccablement fardés. Jeune ribaude saltimbanque, elle s'était faite violer une quinzaine de fois dans son enfance avant de fuir sous les coups de son premier mari à onze ans. Ici, elle subissait chaque jour les avances de mâles repoussants en espérant obtenir le quignon de pain rassis que lui promettait son maquereau à la fin de chaque journée. Mais naturellement, comme elle était l'héroïne d'un roman relevant d'un genre voué comme chacun le sait exclusivement au divertissement des masses populaires, il lui arrivait de temps à autres de vivre des moments d'évasion et de merveilleux.
Non, la vie n'était pas rose à Luxurya... Et pourtant...
Pourtant, l'on racontait encore parfois dans les chaumières qu'avant la venue et la domination du Sidhe Veyyash, la Luxurye avait été un royaume heureux et prospère... Un royaume qui n'était pas dirigé par de sombres ténèbres mais par la joie, l'amour et la foi en un système économique permettant à chacun de bâtir une entreprise jouissant de l'absence d'entraves dans les flux de son libre-échange tout en optant pour un comportement responsable vis-à-vis de l'environnement... Le royaume de Nanarnya.
Ici pourtant à Luxurya se tramaient les débauches orgiaques des puissants dans une décadence pesante et mâtinée de sueur virile, tandis que le peuple se noyait dans la fange qui se déversait chaque jour un peu plus dans les rues, et où flottaient à la surface des brins de fumier qui vous refilaient le choléra noir, une maladie qui vous clouait des années au lit et vous faisait mourir à petit feu dans d'atroces souffrances jusqu'à ce que tous vos organes internes se dessèchent et vous sortent de la peau par des trous gorgés de sang. Côté pègre, ils étaient bien rares les voleurs qui ne finissaient pas pendus avant de reprendre leurs larcins dès le lendemain. La prostitution était telle qu'Araknida avait déjà vu des femmes se faire avorter deux fois la même journée.
Pourquoi donc continuer à vivre ? Non, elle n'avait pas le droit de dire cela ! La vie valait la peine d'être vécue, même si elle ne méritait pas d'exister... La mort ne la sauverait de rien, elle lui permettrait juste d'échapper à tout... Non, tout cela était faux ! Si, tout cela était vrai !
Désarçonnée face à un débat aussi complexe et argumenté, elle finit par se lever avant que l'obscurité ne la rattrape. Son amie Kadavera devait la retrouver quelques mètres plus loin. C'est alors qu'elle fut saisie par un spasme qui lui aurait fait vomir du sang si seulement elle avait pu manger depuis trois jours : Kadavera gisait devant elle, un œil roulant vers le caniveau, la gorge éventrée de part et d'autres tandis que ses entrailles se répendaient dix mètres aux alentours dans un sang noir comme la bile d'une goule archimillénaire. Un larron se penchait au-dessus d'elle, son monosourcil hirsute rejoignant chacune de ses oreilles percées de multiples bagues et anneaux d'une facturation barbare. Retroussant son énorme nez tuberculeux, il dévisagea la jeune femme d'un simple regard et un filet de bave vint se superposer à celui de morve qui dégoulinait déjà le long de son faciès.
« Tiens, tiens..., se pourlécha le vilain bougre en plissant ses deux yeux de fouine profondément enfoncés dans son crâne difforme. On dirait bien que j'ai trouvé avec qui passer la soirée !
— De grâce, ayez pitié, noble seigneur ! Je ne suis rien d'autre qu'une jeune femme sans défense au beau milieu d'une ruelle déserte et dont la mort ne vous causera aucune représaille ! »
Mais déjà l'inconnu la saisissait et arrachait ses vêtements de ses dents taillées en pointe de barbare du nord. Il la plaqua contre le mur le plus proche et la tabassa avec un poignard jusqu'à ce qu'elle n'ait plus la force de résister. Puis, tel un bouc en rut, il s'apprêta à déverser sa semence quand un poignard l'interrompit dans son geste.
« Hud-jadja... Touche pas à cette femme ou tu vas me le payer.
— De quoi te mêles-tu, mystérieux inconnu au charme oriental certain ?
— Peu importent mon nom et mes origines, car tu vas mourir. »
Là-dessus, l'homme leva son petit doigt et l'agita dans un étrange geste incantatoire. Aussitôt le crâne du brigand se mit à enfler, jusqu'à éclater dans une gerbe de pus et d'asticots. Le corps finit par s'effondrer dans la pluie de cervelle qui s'abattait désormais sur les maisons avoisinantes.
« Judjud-jul ! s'écria l'homme dans son étrange sabir. Cet homme ne vous a pas fait mal, au moins ?
— Oh, ne vous en faites pas, il m'a juste un peu enquiquinée.
— Je vous raccompagne chez vous. Les rues ne sont pas sûres à cette heure-ci, vous savez. »
Araknida contempla le bel inconnu. Sa peau sombre et son accent lointain lui évoquaient des terres lointaines peuplées de voleurs et de tapis volants. Il s'agissait très certainement d'un marchand d'Orientie ; un marchand magique, qui plus est, vu ce qu'il avait fait subir à son agresseur*.
« Que venez-vous faire dans cette ville abandonnée par les dieux et seulement habitée par les pires âmes perdues qu'ait jamais engendré ce que nous appelons en vain humanité ?
— Kashle'raliss ! Je suis venu en vos contrées lointaines vendre le Retcoin, un superbe navire volant que vous pouvez voir au-dessus des faubourgs ! On raconte qu'il servit, il y a bien longtemps de cela, à la guerre des Ténèbres contre Tenebror ! »
Araknida eut soudain une idée brillante d'intelligence et de perspicacité. Et si elle volait à l'homme qui venait de lui sauver la vie son bien le plus précieux ? Mais oui, ainsi elle pourrait fuir cette horrible ville, même si elle ne savait absolument pas où aller ni même quels bagages prendre !
« Et votre navire volant... Est-il gardé par des soldats armés jusqu'aux dents ?
— Blablap'huki ! Bien sûr que non ! Dans le pays d'où je viens, on ne vole pas les navires volants car ce serait commettre une faute d'honneur ! »
Araknida serra les poings dans la pénombre. Enfin elle allait pouvoir se venger de tout ce que le monde lui avait fait subir...
* Le chapitre est resté inachevé neuf mois en raison du fait que l'auteur ne parvenait pas à se remettre de l'idée d'avoir réussi à émettre un raisonnement logique. (NdE)
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