Partie IV

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Eddy ouvrit péniblement les yeux, la lumière en provenance de l'extérieur l'aveuglant de manière fort désagréable. Il eut un moment de flottement pendant lequel il ne sut plus très bien dans quelles conditions il s'était endormi la nuit précédente, puis tout lui revint en tête d'un bloc. Il sursauta dans son lit et éjecta ses couvertures. Il s'était bel et bien laissé berner par Isidore. Par ailleurs, ce dernier n'était même plus présent dans le secteur. Il jeta un coup d'œil à ce qui l'entourait, se demandant ce que ce fieffé voleur avait bien pu lui dérober. Aux premières vues, rien. Il avait même oublié d'emporter le sac plastique contenant ses vêtements. Alors quoi ? Quels méfaits avait-il bien pu commettre avant de s'en être allé ? Est-ce qu’il avait pillé la garde-robe de bon goût de son hôte ?

Posant un pied à terre et se levant sans plus attendre, question d'aller vérifier partout que rien ne manquait à l'appel, Eddy hurla en sentant qu'il s'enfonçait dans une texture plus molle que le sol, mais aussi plus vivante. La chose qui bougea poussa le même type de cri que lui. Eddy se cacha prestement sous ses couvertures en tremblant, tandis qu'à ses pieds, le monstre dévoreur d'enfants se relevait calmement.

— Espèce d'abruti ! Parfois ça t'arrive de regarder où tu fous les pieds ? grogna la voix déformée — et donc bizarrement nasillarde — d’Isidore.

La tête du plus jeune s'extirpa de sous la couette pour lancer un regard noir à celui qu'il avait cru parti.

— Y a pas idée aussi de pioncer à moitié sous le lit de quelqu'un ! s’exclama-t-il en tentant de calmer les battements de son cœur.

Isidore secoua la tête en se tenant le nez, prenant vraisemblablement Eddy pour le dernier des imbéciles.

— Bon ben j'attends que tu me ramènes de quoi réparer les dégâts, tu m'as écrabouillé le nez, commenta-t-il en voyant qu'Eddy ne bougeait pas d'un poil.

— Rien à foutre. De toutes façons, ça changera rien à ta sale gueule, grommela le plus jeune, fâché.

— C’est sûr, tant que je n'en viens pas à te ressembler ça va encore, répliqua Isidore en secouant sa main ensanglantée en l'air, laissant quelques petites gouttes s'écraser au sol.

— Tu fous quoi, espèce de grosse merde ? Arrête de secouer ta putain de main partout dans la chambre ! Babin ! T’es en train de foutre du sang sur tous mes trucs ! Dégage ! s’écria Eddy en se levant d'un bond, attrapant Isidore par le bras et le traînant sans ménagements hors de sa chambre.

— Merde l'est quelle heure ? Si mes vieux sont encore là c'est la misère ! Bouge pas ! reprit Eddy en pointant Isidore du doigt et en allant consulter son téléphone.

Fort heureusement pour les deux zouaves, la onzième heure de la matinée avait déjà sonné et les parents d'Edouard avaient quitté le domicile depuis longtemps. C'est donc soulagé qu'Eddy revint à l'entrée de sa chambre, un air boudeur accaparant ses lèvres lorsqu'il croisa la mine rieuse d'Isidore.

— Disquette... Tu le fais exprès ou quoi ? grogna-t-il en jetant un coup d'œil au plancher, vérifiant que son intenable invité n'avait pas encore agité son nez plein de sang, ou bien la main qui le tenait, partout.

— Salle… de… bain... claironna l'aîné avec ce petit air qu'il affectait lorsqu'il se foutait royalement de la gueule du monde.

— Cevi d'merde. J'vais t'en donner moi d'la salle de bain, connard ! râla Eddy en attrapant de nouveau le jeune homme par le bras et en le forçant sans trop de mal à descendre les escaliers en direction de la porte d'entrée.

En chemin, il reprit la parole.

— Pourquoi t’as dormi au pied du lit, fouleck ? T’avais rien de mieux à foutre ? T’as pas de piaule dans ton taudis ? Tes vieux s’en pètent de ce que tu fais ? questionna-t-il, plus curieux que jamais.

— Je suis majeur et vacciné, je n’ai aucun compte à rendre, répondit simplement Isidore.

Le jeune homme le tira de plus belle à sa suite. Finalement, il n'avait pas méjugé la force corporelle de son adversaire. Bien que possédant une certaine robustesse, Isidore ne faisait pas le poids face au physique bien entraîné d'Eddy, qui malgré toutes les résistances de ce dernier, parvenait — sans peine — à tirer l'aîné vers le bas.

Une fois arrivé devant la porte, Isidore, fatigué de tenter vainement de dissuader son hôte de le mettre dehors, plaqua sa main — rouge du sang s'écoulant de son nez — sur le visage concentré d'Eddy, qui vociféra de rage en sentant le liquide chaud sur sa peau. Ce dernier répliqua alors d'un coup de poing dans le ventre de son adversaire qui se plia en deux en toussant, agitant son corps de soubresauts et plaquant sa main rougie sur son nez.

Eddy laissa Isidore reprendre légèrement ses esprits avant d'ouvrir la bouche pour parler.

— T’as capté ? Maintenant tu dégages.

— Je suis à moitié à poil... souffla Isidore, la voix hachée.

— M’en branle, rétorqua Eddy en lui lançant un regard encore plus féroce ; puisque désormais il n'avait plus aucune crainte du garçon qui se trouvait en face de lui, sachant très bien qu'en cas de problème, il avait un très net avantage sur lui.

— J’ai oublié mes vêtements dans ta chambre en plus, poursuivit l'aîné.

— Rien à foutre, je te les balancerai par la fenêtre, répliqua le plus jeune, agacé, en tapant du pied.

— T’imagines la réaction des voisins, s'ils me voient sortir de chez-toi presque à poil et en saignant ? marmonna Isidore, sachant très bien qu'il prenait le pauvre Edouard par les sentiments.

Eddy se figea, la panique le gagnant. Un sourire goguenard fleurit discrètement sur les lèvres du brun tandis que l'autre se sentit brusquement bien moins malin. Ce que disait Isidore n'était pas faux. Qu'en serait-il de l'avis des gens en voyant cet horrible type quitter sa chaumière à cette heure-là, une serviette autour de la taille alors que seul lui-même se trouvait à la maison ? D'atroces images lui vinrent en tête. C'était tout bonnement indécent. Il devait faire sortir Isidore de l’autre côté de la maison, d'où personne ne le verrait. Seulement accepterait-il de jouer le jeu ? S'il le jetait de force dehors, ne risquait-il pas de sortir en fanfaronnant et ne camperait-il pas dans son jardin pendant des lustres ? Eddy n'en savait rien, mais il avait la certitude qu'Isidore était clairement capable de lui nuire.

— Bah... alors tu nettoies ton pif, tu t'habilles et tu te casses. C'est bon ? dit-il après moult réflexions.

— Oui, ça me va. Ta salle de bain ? répliqua l'invité surprise.

Eddy pointa du doigt la pièce en question, évitant d'approcher Isidore. Savait-on si cet odieux personnage ne le contaminerait pas de ses affreuses manières. Dans le fond, il était bel et bien en train de le faire chanter — songeait-il. Pour vrai qu’il était dangereux : il le menaçait de lancer une rumeur, ni plus ni moins.

Certain de ce qu'il avançait, le jeune homme fronça les sourcils. Les paroles prononcées la veille par Anthony lui revinrent en mémoire. Dans cette rue, quelqu'un était en mesure de s'amuser à propager des rumeurs. Peut-être même que cette famille s'amusait comme ça et qu'Isidore et les siens avaient d'ores et déjà propagé tout un tas de ragots concernant ses amis et ses proches. Et, dans son cas, on ne pouvait relater que des bêtises, et ça, c'était une des choses qui fichait le plus la trouille à Eddy. Le fait que les gens puissent supposer des abominations le concernant était de ce qui le perturbait le plus au quotidien. Néanmoins, à bien y réfléchir, qui pouvait croire une famille comme celle d'Isidore ? Ces gens-là fleuraient bon la déchéance et la vilenie à plein nez. Si le voisinage ou qui que ce soit d'autre venait à voir le brun quitter sa maison à moitié nu et camper dans son jardin, on ne pouvait que penser à une intrusion forcée dans son domicile, et son nez ensanglanté démontrerait plutôt qu'il avait pris une bonne raclée et qu’il se retrouvait dehors dans cette position parce qu'il l'avait bien mérité.

Rassuré par son raisonnement d'une logique implacable, Eddy jeta un coup d'œil en direction de la porte grande ouverte de la salle de bain, observant à la dérobée Isidore qui se rinçait le nez et réparait les fuites avec du coton qu'il avait trouvé — minute ! —, du coton qu'il avait forcément trouvé dans un placard. Cet idiot avait donc fouillé dans les placards de sa salle de bain pour se servir ; ce qui fit soupirer Eddy, qui s'approcha lentement de la pièce, s'arrêtant à mi-chemin lorsque le regard d'Isidore croisa le sien.

— Viens ici petit Edouard, tu as bien besoin de te démaquiller un peu ! railla le brun d'un air mesquin.

— Va te faire enculer, grogna Eddy, avant de reprendre. Je t'ai pas permis de foutre tes sales pattes dans les affaires de ma famille, bouffon. T'avais pas à fouiller.

— Désolé, j'allais pas attendre que tu me rejoignes en me vidant de mon sang dans ton lavabo, asséna Isidore, tortillant un morceau de coton avant de le caler dans une de ses narines.

— Ouais, ben crève en silence… chuchota le plus jeune, se tenant toujours à bonne distance de l'entrée de la salle de bain.

— T’attends le déluge ? Allez, viens ! dit le brun sans fixer — et sans entendre — le plus jeune, observant son reflet dans le miroir de la pièce et se massant le nez ; qui avait pris une teinte entre le violet et le jaune et dont le volume avait augmenté.

Eddy soupira de désespoir. Que lui voulait encore ce crétin ? Pourquoi insistait-il ?

— Tu veux quoi encore, crétin ? demanda-t-il par ailleurs à Isidore, renforçant sa pensée par la parole.

Ce dernier lui lança un regard éteint, secoua la tête puis répondit.

— Rien du tout, espèce de débile. T'as une bonne tête de vainqueur là, surtout, ne change rien.

Perplexe, Eddy entra dans la salle de bain en bousculant le brun qui tâtait toujours son nez, guettant une éventuelle fracture. Contemplant son propre reflet, Edouard sentit la honte et la colère l'envahir. Il avait effectivement oublié que son visage portait une belle marque de la main d'Isidore imprimée du sang contenant probablement des microbes, ainsi que des résidus de morve de ce dernier. Hors de question pour Eddy de remercier l'abruti qui lui avait ravalé la face, même si c'était lui qui lui avait fort aimablement rappelé son crime.

Tout occupé à se débarbouiller, Eddy jetait des regards courroucés au reflet d'Isidore, qui vaquait à renouer correctement la serviette autour de sa taille — au moins pour la vingtième fois depuis le début de son séjour ici.

— Faut que je m'habille quand même. Il a l'air de faire vachement froid dehors, dit ce dernier, tout en observant avec intérêt les gestes du plus jeune.

— Ouais, ben ton sac il a pas bougé, t'as qu'à aller enfiler tes trucs, grommela Eddy, grattouillant un dernier bout de sang séché qui paradait encore sur son visage.

— Mes vêtements sont encore mouillés... T'as qu'à me prêter un pantalon et un teeshirt bien secs. Je te les ramènerai un peu plus tard dans la journée, rétorqua Isidore avec un aplomb et un naturel qui sidéraient Eddy.

— En gros, tu veux me chourer des sapes, bougonna le plus jeune.

L'aîné soupira, quittant sans un mot la pièce et se dirigeant rapidement à l'étage, ce qui effraya immodérément Eddy. Abandonnant son reflet désormais propre et qu'il adorait pourtant analyser sous toutes les coutures, le châtain se lança à la poursuite de son invité qui n'en faisait décidément qu'à sa tête.

C'est désespéré par l'attitude de ce dernier qu'Eddy débarqua dans sa chambre quelques secondes après le brun, souhaitant avant tout surveiller s'il ne piquait rien.

— Tu cherches quoi à la fin ? questionna l'hôte, de son français irréprochable.

— Des habits... secs, de préférence. J'ai froid comme ça, répliqua Isidore en pointant son maigre et pâle torse du doigt.

Agacé, Eddy — magnanime — ouvrit son armoire sans plus un mot, cherchant un vieux pantalon de survêtement vert foncé extrêmement laid qu'il n'avait pas mis depuis près de trois ans ainsi que le teeshirt le plus vieux de sa collection. Il les lança à l'autre sans un mot. Le brun ne rattrapa que le pantalon et laissa le teeshirt tomber à terre, se baissant maladroitement — serviette obligeait — pour l'enserrer de ses doigts. Se redressant, Isidore observa une dernière fois l'intérieur de la garde-robe bien fournie d'Eddy avant que ce dernier n'en rabatte les grandes portes.

— Dis donc, ça en jette là dedans ! Il y a de la couleur partout et t'as dévalisé un magasin entier ou quoi ? C'est le cirque, y a du peuple, commenta Isidore.

— Ouais, heureusement qu'y a des gens qu'ont du goût, le toisa Eddy en s'appuyant contre le meuble.

Tout le contraire de son invité, qui avait naturellement encore moins de style que s’il se fût pointé habillé d’un sac-poubelle.

— Chez-toi vous mettez pas de sous-vêtements en vous habillant ? demanda le brun, sans prendre le temps de relever la remarque.

— Ben si bouffon, dit le plus jeune en secouant la tête comme s'il s'agissait-là d'une évidence.

— Dans ce cas, j'aimerai bien en bénéficier aussi, clama Isidore en observant de nouveau Eddy d'un regard signifiant clairement qu'il le trouvait d'une bêtise accablante.

— Casse-toi ! T'as craqué ton slip ou quoi hier ? râla Eddy.

— Il était tout trempé, et comprends moi, je voulais pas risquer d'attraper une testiculose glacialis, donc je l'ai enlevé. Tu m'en prêtes un ? Avec des chaussettes s'il te plait... dit Isidore, armé d’un grand sourire.

Légèrement désabusé, et ne comprenant pas tout ce dont il était question, y compris le nom bizarre de ce truc dont il n'avait jamais entendu parler — il se fit la réflexion qu'il devrait un peu mieux suivre les cours à l'avenir, dans le doute —, Eddy ouvrit à nouveau l'armoire et en extirpa les sous-vêtements les plus ancestraux qu'elle contenait, les jetant comme précédemment à Isidore.

— Grouille maintenant, je veux que tu te tires et surtout pas qu'on te voie, ordonna le plus jeune en quittant la pièce, laissant le brun se vêtir avec décence.

Guettant le moindre mouvement suspect à l'intérieur de sa chambre, Eddy se fia à son instinct concernant ce que faisait Isidore, et il ouvrit donc sans hésitations la porte de sa chambre à l'instant qu'il jugea être le plus propice, c'est-à-dire lorsque le brun en était à enfiler la dernière chaussette.

— Me voilà tout prêt pour le grand départ, dit l’aîné en se mettant debout dès qu’Eddy pénétra dans la pièce.

— Cool, répliqua son hôte sans lui accorder un regard, avant de reprendre quelques secondes plus tard. Tu prends tes trucs et tu me suis. Tu vas te tirer par la porte-fenêtre qui donne sur l'arrière du jardin et tu passeras par le bois pour rentrer chez-toi. C'est bon ?

— C’est plutôt folklorique comme plan mais bon, pourquoi pas... soupira Isidore en haussant les épaules.

L'aîné suivit alors le plus jeune tandis qu'ils descendaient les escaliers à vive allure, se dirigeant sans attendre vers l'arrière de la maison. Eddy ne voulait absolument pas que qui que ce soit le voie en si mauvaise compagnie. Il hâta donc le pas et ouvrit la porte d'un geste brusque, se prenant une sacrée bourrasque de vent dans la figure qui le congela entièrement, lui qui était encore en pyjama.

— Maintenant, sors ! dit-il simplement à Isidore, ne souhaitant pas laisser l’ouverture béante plus longtemps.

— Ouais. On se dit « à bientôt » alors, je ne tarderai pas à venir te rendre tes vêtements, répliqua le brun avant de sauter à l'extérieur, serrant son sac plastique contre lui.

Eddy ferma la fenêtre sans attendre, ignorant royalement les quelques mots de son indésirable visiteur. Il devait impérativement nettoyer tout ce que cet importun avait sali.

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