Partie XV
Les yeux levés vers le ciel, Eddy constatait que les branches des arbres étaient presque entièrement dénudées. Il ne leur restait que quelques feuilles d'un orange terni par le froid et les pluies ; feuilles qui n'attendaient qu'un dernier coup de vent pour rejoindre leurs milliers de consœurs au sol. L'impasse n'avait plus rien d'éclatant, les feuilles mortes au sol étant devenues d'un marron foncé des moins lumineux et la verdure ayant perdu tout son éclat estival. L’hiver approchait, et on le sentait à l'humidité constante et glacée qui s'installait insidieusement.
Les jardins n'avaient plus rien de convivial et les bestioles en tous genres les avaient déserté. Seuls quelques escargots et quelques limaces se manifestaient encore, osant ramper aux yeux de tous contre un mur blanc ou sur des allées caillouteuses.
Le bois avait perdu tout son côté féerique et profond qu'il pouvait avoir lorsque l’automne venait à peine de commencer. Les innombrables branches noires et acérées pointant vers le ciel lui conféraient une ambiance glauque de paysage malsain — parfait pour la sorcière du fond du bois.
Eddy se les caillait comme pas permis.
Passant d'un pied sur l'autre pour se réchauffer, il avait les mains autour du col de sa veste, le remontant pour le serrer autour de son cou. Son problème ? Il s'habillait toujours bien trop léger pour l'époque, mais il fallait bien rester à la mode et en ce moment, celle-ci n'autorisait pas tellement les manteaux et autres vêtements épais. Peu lui importait donc le temps ; qu'il grêle ou qu'il vente, Eddy n'abandonnait pas ses petites vestes.
De la buée se formait à chaque souffle qu'il laissait échapper. Le châtain devait avouer que depuis l’hiver dernier, c'était là le premier jour de grand froid qui se pointait. Il se frotta alors piteusement les mains, comme s'il allait pouvoir les réchauffer de cette manière.
Il avait eu cours dans la matinée. L'après-midi était libre, et Eddy voulait en profiter, comme tout adolescent. Cependant, avec ce temps de merde, ça semblait mal parti pour traîner la rue. D'autant plus que des souvenirs quelque peu oubliés lui étaient revenus en tête la nuit dernière. Depuis, il rongeait son frein, retournant moult pensées en tête. Il avait vraiment été stupide. Obnubilé par tout autre chose, il en avait oublié l'essence même de son action, le pourquoi du comment. Heureusement, ça lui était revenu et il espérait bien qu'il ne soit pas trop tard pour obtenir réponse à toutes ses questions.
Consultant sa montre, Eddy grogna. Isidore avait déjà deux minutes de retard.
Début décembre, et le temps s'écoulait réellement à une vitesse folle. Cela faisait déjà un peu plus d'un mois que le châtain fréquentait le brun. Six semaines à vue d'œil, dirait-il.
Les prémices de leur relation avaient été fort houleux. Prises de bec pour des broutilles, insultes gratuites et Eddy en passait des meilleures. Ils avaient néanmoins appris à se connaître un peu, sous divers aspects, et les choses semblaient naturellement s’apaiser entre eux. Le châtain avait même l'impression de connaître le brun depuis toujours. Peut-être parce qu'il avait passé ces dernières semaines à le voir aussi discrètement et régulièrement que possible.
Cependant, la situation n'était pas simple à gérer pour Eddy. Il devait impérativement composer et jongler entre sa famille, ses potes, Anthony — qui resterait toujours son meilleur ami — et Isidore. Sa famille, ses potes et Anthony ignorant tout de sa relation et de ses moments passés en compagnie du joyeux drille. Il mentait et inventait bien des choses pour justifier ses trop nombreuses absences. Il sentait bien qu'il s'enfonçait et qu'il serait tôt ou tard contraint d'en dire plus, mais il aviserai au moment venu. En attendant, tout allait bien, il s'était presque fait à l'idée que de sombres rumeurs couraient sur lui. Il s'employait à les défaire en racontant des conneries aussi subtilement qu'il savait le faire ; c'est-à-dire sans délicatesse.
Dans tous les cas, il avait pu constater que la rumeur n'avait pas vagabondé bien loin, tous ses proches — ou presque — ne semblant pas au courant. Les sœurs d'Anthony avaient sans aucun doute été mises au parfum, il le sentait, mais elles n'en avaient parlé en aucun cas à leur frère. Probablement parce qu'il lui aurait passé le message.
Tout à ses réflexions en plein milieu du bois, Eddy n'entendit pas les pas qui venaient en sa direction, et il sursauta lorsqu'une main s'abattit brusquement sur son épaule.
— Babin ! T'es trop con ! Tu m’as fait flipper ! s’écria alors le châtain en se tournant vers Isidore qui riait bêtement, fier de lui.
— J’ai pas pu m'en empêcher. Pas ma faute, t'avais l'air à l'ouest ! répliqua le brun, malicieux.
Eddy secoua la tête et embrassa son petit ami, avant de poser les yeux sur son habillement de mauvais goût qui avait cependant cet avantage de ne pas le faire souffrir du froid. Il soupira mentalement et laissa l'aîné lui transmettre un peu de sa chaleur.
— Désolé du retard, j'avais quelques trucs à arranger avant de venir, marmonna Isidore, tout contre le plus jeune.
— Pas grave, ça m'a fait penser à des choses et j'voudrais t'en parler, répondit Eddy en se détachant du brun.
L'aîné lui jeta un regard perplexe tout en s'adossant à un tronc d'arbre.
— Tu m'as bien niqué, faut dire. À cause de toi, j’ai complètement zappé ce qui me préoccupait quand je t’ai rencontré : les rumeurs de l’impasse ! Je comptais sur toi pour tout me dire ! affirma le châtain, très sérieux.
À ces mots, Isidore éclata de rire puis fixa Eddy de ses yeux pétillants.
— D’accord. Je te dis tout ce que tu veux, mais pas ici. J'ai pas envie que tu meures de froid, expliqua le brun.
Le plus jeune lui adressa un sourire et se contenta de hocher la tête.
— On va chez-toi alors ? demanda-t-il une fois qu'ils eurent esquissé quelques pas entre les arbres nus.
— Ben ouais, pour changer, ironisa Isidore.
Confus de ne pas être en mesure d'emmener le brun à la maison en pleine journée — sous peine d'être surpris par sa famille —, Eddy lui attrapa le poignet et l'attira tout contre lui.
— On pourra commencer par taper une discussion à poil sous tes couvertures, et je jure que je me plierai en quatre pour exaucer tous tes désirs, murmura Eddy, passant sa langue sur les lèvres du brun.
— Chouette ! Je veux qu'on fasse un plouf-plouf pour savoir qui branle qui, qui suce qui, qui encule qui, qui fait quoi à qui, en gros. Je choisirai les gages en fonction de l'envie du moment ! ronronna Isidore, aux anges, sans se départir de son air coquin et moqueur.
— Ouais, voilà, t’as toujours la connerie au corps, toi, répliqua le plus jeune en se bidonnant.
— Vite alors, fait froid ici et c'est pas du tout stimulant, dit l'aîné en se dirigeant vers son humble demeure, talonné par un Eddy hâtif mais songeur.
Dans le fond, le châtain avait déjà eu la réponse à la plupart de ses questions. Il avait rapidement appris les rumeurs le concernant, immondes et atrocement véridiques. Puis quelques jours plus tard, Isidore avait levé le voile sur les rumeurs qui les entouraient, lui et sa famille. Eddy avait ainsi appris qu'ils ne roulaient pas sur l'or, ce qui validait aussi la rumeur ; qu'ils étaient pourtant d'honnêtes gens qui tentaient de s'en sortir, ce qui pour le coup infirmait ces dernières.
Leur malheur avait commencé quelques années auparavant, avant même qu'ils n'emménagent dans l'impasse. Hortense, la petite sœur d'Isidore, s'était avérée être atteinte d'une démence — très — précoce. Elle n'était pas entièrement délirante ni complètement lucide, ses parents avaient donc pris le parti de s'en occuper tant bien que mal. Suite à divers problèmes occasionnés par la petite avec leur voisinage, ils avaient dû déménager et avaient atterri dans l'impasse. Ils avaient alors tous repris leur rôle : Isidore allait à l'école, la mère s'occupait de la petite Hortense et le père travaillait, subvenant comme il le pouvait aux besoins de sa famille. Des malheurs arrivant rarement seuls, le père n'avait pas supporté la situation et avait commencé à noyer son chagrin dans l'alcool. Il avait la biture calme et ceci lui permettait de s'endormir paisiblement chaque soir. Ivrogne et emploi stable ne faisant pas bon ménage, il avait dès lors fini par perdre le sien, enfonçant un peu plus sa petite famille.
Malgré tout courageux, il allait de petit boulot en petit boulot, tentant vainement d'étouffer son vice. Pour pallier au manque d'argent, son épouse avait elle aussi trouvé des emplois précaires, faisant le ménage pour des pauvres vieilles par-ci, faisant leurs courses par-là. Face à ça, il avait alors fallu que quelqu'un s'occupe d'Hortense lorsqu'elle était à la maison et pas dans un endroit spécialisé qui ruinait ses parents malgré les aides de l'État. Isidore n'eut d'autre choix que de s'y coller, abandonnant — d’abord partiellement puis totalement — l’université qu'il venait d'intégrer. La vie avait poursuivi son bout de chemin et eux avec, s'en sortant tant bien que mal, entre deux crises de la petite.
Toute cette histoire avait rendu Isidore amer. Condamné pour le moment à garder sa sœur au lieu de continuer les études de ses rêves, il ne s'en portait pas spécialement bien. À l'heure actuelle, le brun avait repris des recherches pour ses études, cherchant à cumuler travail et cours. Il sortait se renseigner sur des formations quand il pouvait, espérant prendre la place d'un de ses parents pour que l'un deux prenne la sienne. Pas que la pauvre Hortense soit un calvaire et un fardeau aux yeux d'Isidore, mais il voulait aussi réussir sa vie, et pour lui, ça passait par décrocher le boulot de ses rêves.
Eddy devait avouer qu'il n'avait pas tout bien saisi à cette affaire — la maladie de la petite, il ne la saisissait pas encore —, hormis le fait que les rumeurs se plantaient royalement et que ces gens n'avaient rien de criminel ou d'occulte.
— Bon, par contre, on casse pas la baraque, hein. Ma mère et ma sœur sont à la maison, chuchota Isidore en faisant entrer un Eddy pensif chez lui.
Le châtain acquiesça et suivit silencieusement l'aîné. La maison était beaucoup mieux tenue que la première fois qu'il y était entré. Au fil des jours, il avait eu l'occasion de voir tout le monde et de parler un peu avec le reste de la famille d’Isidore. Il connaissait leurs mœurs et avait appris qu'il valait mieux ne pas faire trop de bruit dans l'après-midi, Hortense faisant de longues siestes. Une fois à l'étage, les deux garçons s'enfermèrent dans la chambre et entreprirent de s'envoyer en l'air, avec tendresse et sensualité, mais le plus silencieusement possible.
Un long moment plus tard, ils jugèrent avoir besoin d’un peu de repos. Nus l'un contre l'autre sous les couvertures, ils regardaient par la fenêtre de la chambre la pluie et le vent qui battaient leur plein.
— Qu'est-ce qu'on est bien ici au chaud, surtout quand on pense aux imbéciles habillés comme toi qui se sont laissés piéger dehors, murmura Isidore en embrassant l'épaule d'Eddy.
— Je t'emmerde, grogna le plus jeune en lui mettant un léger coup sur la tête.
Le brun gloussa de bon cœur — comme il le faisait souvent —, faisant aussi rire son petit ami.
— Tu crois qu'on a pas fait trop de bruit ? demanda Eddy après un énième baiser.
— Trop je pense pas, mais si quelqu'un avait l'oreille collée à la porte, sûr qu'on devinait aisément ce qu’on faisait, répliqua Isidore, rieur.
— Merde ! s’exclama le châtain. Tu crois pas qu'ils vont finir par s'en douter ?
L'aîné haussa les épaules, fataliste.
— Je leur ai déjà dit, avoua-t-il.
Eddy se plaça immédiatement en position assise et fixa sévèrement son petit ami.
— Wesh gros, c’est quoi le bail ? Quand ça ? Tu dis rien ? Putain ! Et tu fous quoi de mon besoin de cacher ça à tout le monde ? grommela-t-il, les sourcils froncés.
— T’emballe pas, abruti... j’ai le droit de parler à mes parents ! Ils se doutaient de quelque chose, alors la semaine dernière je leur ai avoué que j'aimais les garçons, et ils en ont conclu qu'on était ensemble, soupira le brun.
— Tu sais que t'as le droit d'inventer d'autres excuses, fouleck ? pesta Eddy, rageur.
— Pas envie... Je suis honnête, moi... Je voulais pas t'inquiéter avec ça, je pensais que tu me harcèlerais pour savoir s'ils le prenaient bien et que tu insisterais des heures parce que je t'aurais sans cesse répondu que ça allait... acheva Isidore, refroidi.
— Disquette ! Arrête de faire ta pauvre victime comme à chaque fois que je réagis pas comme tu veux ! ronchonna Eddy, sentant déjà la culpabilité l'envahir.
— En tout cas... commença le brun, comme si de rien était, tout en s'asseyant lui aussi et en se plaquant contre son petit ami — qui malgré la colère lui rendit la pareille. En tout cas, ils l'ont pas trop mal pris. Sur le coup, avec l'alcool, mon père s'est mis à pleurer en disant que c'était horrible, qu'il avait mis au monde deux tarés.
Eddy secoua la tête en déposant un baiser sur la joue d’Isidore, qui parlait toujours.
— Ma mère — qui était troublée par ce que j'ai dit — a crié après lui et ils se sont disputés. Puis le lendemain, mon père est venu présenter des excuses en me disant qu'il s'était emporté et qu'il pensait rien de ça, et ma mère m'a dit que tant que j'étais heureux, c'était bien. Les trucs de base, on va dire.
Le plus jeune lui sourit, un très léger sourire.
— Elle a ajouté, en plus, que t'avais l'air d'un mec gentil et que t'étais charmant, qu'elle était contente pour moi. En vrai, je crois que ça les a un peu déçu, mais ils s'y font, ils le prennent pas mal. Hier soir on a même parlé un peu de toi à table : tout le monde t'apprécie, même Hortense — qui comprend rien à l'histoire — a mis son grain de sel...
Eddy embrassa Isidore. Se rallongeant, le châtain attira le brun tout contre lui et l'enlaça tendrement, le réconfortant par les gestes.
— C’est frais, si ça se passe bien pour toi, murmura-t-il à son petit ami. Je sais très bien pour moi que ça passerait pas comme ça du tout. Ils auraient grave la haine et seraient pas sympa. Je pense même que mon frère pourrait me cogner dessus en pensant que ça me remettrait les idées en place.
Isidore le regarda longuement et sérieusement.
— Dis pas ça. T’en sais rien. Tu peux pas savoir tant que t’as pas parlé. Tu connais pas tes parents. À Faux-cul-ville on peut même pas se fier aux membres de sa famille. On peut déjà que moyennement ailleurs, mais chez-toi, moins encore, dit le brun.
— J’ai quand même pas envie d'essayer, baragouina Eddy.
— Je sais, je te pousse à rien et je te comprends, c'est délicat, répondit simplement l'aîné.
Le châtain lui caressa doucement la joue. Ils restèrent dans cette position des minutes durant, en silence, s'observant, s'offrant des sourires complices, chargés de désir et d’affection. Jusqu'à ce qu'Eddy décide de briser le calme.
— Faut que tu me racontes, maintenant.
— De quoi ? questionna Isidore, la tête enfouie dans son oreiller, les mains sur le corps de son petit ami.
— Les rumeurs, tout ça... je veux savoir. Et surtout, je veux savoir d’où tu tiens ça, toi… marmonna Eddy.
— Ouh... tu veux que je commence par quoi ? Parce que tu sais, je ne sais pas grand chose. J'ai juste des rumeurs totalement différentes des tiennes. Quelle version est vraie ? Peut-être aucune ? Faut pas s'y fier, tu sais...
Edouard haussa les épaules : il se fichait des mises en garde, il voulait savoir.
— Faut distinguer la rumeur de l'histoire. Pour toi, j'y suis allé au feeling, en me disant qu'il y avait de fortes probabilités que ce soit faux. Ton attitude m'a vraiment fait passer du coq à l'âne. À des moments, j'ai cru que la rumeur n’était basée sur rien. Mais finalement, c'était pas tant que ça une rumeur, c'était plus une supposition qui était facilement vérifiable. Tu me suis ? tenta d'expliquer le brun.
— J’crois... en tout cas, tu m'as toujours pas dit ce que tu foutais dehors à ces heures-là, c’était quand même louche, chuchota le plus jeune, caressant le dos d'Isidore.
— Je prenais un peu l'air après des journées difficiles. Rien d'extraordinaire, je t'assure. Puis je t'ai vu, j'ai senti ce besoin d'avoir quelqu'un avec moi et je me suis jeté à l'eau sans trop cogiter, répondit l'aîné.
Eddy hocha la tête, songeant à quel point il avait pris le garçon pour un demeuré.
— Et t'as entendu parler des rumeurs sur les deux sadomasochistes, toi ? demanda poliment Eddy.
C’était surtout ça, qui le taraudait depuis des plombes. Qui pouvait savoir ? Comment ? Il craignait intérieurement que ce soit ses parents ou ceux d’Anthony, qui soient à l’origine de ça.
— Les quoi ? hallucina Isidore.
— Ben... commença le plus jeune, avant d'être interrompu par le brun.
— J’espère que tu me parles pas de mes voisins de gauche, les petits vieux, c'est franchement une image mentale dont je me passerais bien...
Eddy éclata de rire, embrassant son petit ami qui tirait une drôle de tête — un semblant d'air horrifié et d'air stupide mixés.
— Je parle de mes voisins de droite, l’informa-t-il ensuite.
— Tu déconnes ? fit Isidore, perplexe.
Le châtain secoua vivement la tête, hilare. Le brun le rejoignit rapidement dans son fou rire. Sans pour autant retrouver son sérieux, Isidore reprit la parole.
— Non ! Ça, je savais pas du tout ! C'est quoi ces conneries ? demanda-t-il en ricanant.
— J’sais plus d'où j'ai entendu ça, c’est ça qui me dérange. De pas savoir d’où ça vient, et pourquoi ça vient… répondit Eddy en calmant son rire.
— C’est n'importe quoi, sérieux... tout ce que je sais d'eux, c'est que ce sont des gens qui apparemment se tuent à la tâche pour faire un gosse, mais y aurait des problèmes plutôt graves. Ma mère discute avec la nana. Ils auraient déjà eu un gosse qui serait mort suite à des complications après la naissance. Ce serait génétique donc ils sont sous traitement tous les deux, je te passe les détails.
Isidore fit une pause pour se gratter le nez, puis reprit.
— Ça, c'est simplement la version que j’ai. Moins drôle que la tienne, c'est clair, mais je sais pas pour autant si c'est vrai ou pas, même si la mienne paraît honnêtement plus plausible, soupira-t-il.
— C’est fou, on entend pas du tout les mêmes histoires... murmura le châtain, mortifié à l'idée qu'on raconte des sottises sur sa propre famille.
— Évidemment. Tu sais, parfois suffit d'aller demander clairement aux gens. Tu vois, mon voisin de droite — ton voisin de gauche —, ben pendant que tout le monde spécule sur ce qu'il a fait de sa vie, j'ai discuté avec lui, et il m'a dit que dans le temps, il avait été un grand jardinier et il s'était occupé de l'entretien des plantes d'immenses jardins dans les parcs de certains châteaux. Pas eu le temps pour une femme, ni pour une famille. Ce sont ses seuls regrets, mais il m'a dit que dès qu'il humait l'odeur de ses chères fleurs, il n'en éprouvait plus aucun, chuchota le brun, passant une main sur le bras d'Eddy et le caressant.
— C’est presque poétique, affirma le plus jeune.
Il sourit à Isidore, n'évoquant pas ses propres élucubrations à propos du vieillard, comme quoi selon lui il aurait épousé la sorcière vivant au cœur du bois. Son petit ami le trouverait plus que ridicule, à n'en pas douter.
— Et t'as demandé comme ça à plein de gens ? questionna-t-il, étonné par le culot du brun.
Lui, il ne parlait pas aux inconnus, ni aux grandes personnes.
— Carrément pas. Après, comme tout le monde, j'ai entendu certains bruits courir, mais je m'y fie pas du tout, répondit l'aîné.
— Comme quoi ? demanda Eddy, curieux.
— Me demande pas ça, Edouard. Je t'assure que t'as vraiment pas envie de savoir ! répliqua Isidore, se serrant plus fort contre son petit ami, bien au chaud sous les couvertures.
— Allez, raconte ! supplia le châtain en secouant son hôte.
— Bon, mais je veux que tu me jures que tu vas pas faire ton effarouché et que tu vas pas me tanner avec ça. Ce ne sont que des « on dit », d'accord ? prévint le brun, le doigt en l'air.
— Mmh… grogna Eddy, toujours souriant mais légèrement angoissé par ce qu'Isidore promettait de lui conter.
L'aîné hocha la tête et ouvrit la bouche, prêt à dévoiler nombre de petits ragots croustillants.
— Bon. T'es peut-être au courant qu'entre les parents de ton ex, il y a de l'eau dans le gaz, non ? demanda-t-il.
— Ouais, grave. Pourquoi ? répliqua Eddy.
— Le cher mari irait voir ailleurs, et pas n'importe où ailleurs puisque ce serait avec la mère de ton meilleure pote là, Alexandre...
— Anthony, le coupa le châtain. Comment ça ? J'crois j'ai pas tout capté.
— C’est pas compliqué. La mère d’Anthony se fait troncher par le père de ton ex copine. Ce serait pour ça que ta mère et la sienne fréquentent plus la mère de ton ex copine. Ça, on le tient des vieux qui passent leur journée à espionner, et comme ma mère fait des fois le ménage pour eux, ben la vieille lui parle et lui a raconté ça.
Eddy plisse les yeux, dans un intense effort de concentration.
— Il semblerait que les deux en question se voient en dehors et que personne n'est au courant, sauf la mère de ton ex qui se méfie à fond — mais a priori pas de quelqu'un de l'impasse —, et qui en a parlé à ses filles qui sont des championnes de la rumeur, comme tu l'avais compris. C'est pas super passionnant, tenta d'expliquer Isidore, nonchalant.
— Rah, le bail de merde ! Faut que j'en parle à Anthony ! protesta Eddy, indigné.
— Minute, trouduc ! Je t'ai pas dit que c'était valable à cent pour cent, alors va pas foutre la merde chez les gens en colportant peut-être des bêtises, dit le brun.
Le châtain fronça les sourcils, se retint de lui coller une bonne tape sur la tête et songea à son meilleur ami. Il lui vint subitement en tête qu'Anthony avait pu amener le sujet sur la table avec lui tout simplement parce qu'il avait entendu certaines rumeurs pas nettes. Il soupira et se ravisa. Isidore avait certainement raison. Mieux valait fermer les yeux et adopter cette attitude d'éternel hypocrite qu'il gardait sans cesse, même s'il était extrêmement touché par ce qui pouvait atteindre son meilleur ami, qui à ses yeux était comme un frère.
— T’as d'autres trucs dans le genre ? demanda Eddy après un long moment de silence durant lequel il était plongé dans ses pensées.
— Oui, certainement. Je t'assure que c'est pas intéressant... marmonna Isidore.
— Y en a sur ma famille ? questionna le châtain, très — trop — sérieux.
Le brun l'embrassa doucement et l’enlaça.
— On s'en fout, arrête de te faire du mal avec ces bêtises et contente-toi de me prendre dans tes bras. Je veux des câlins, ronronna-t-il en s'accrochant à son petit ami.
Eddy soupira mais lui rendit la pareille.
— T’as ce que tu veux. Maintenant, parle, ordonna-t-il d'une voix douce.
— Oh, s'il te plait Edouard, y a rien de bien fameux et puis tu sais, faut pas prendre les ragots pour argent comptant. Sache seulement que plus on essaie d'avoir l'air tout blanc, moins on l'est, murmura le brun en bâillant.
— C’est pas du tout rassurant, répliqua le châtain, livide.
— Laisse les limaces envahir ton jardin, rien ne sert de les exterminer. Elles reviendront toujours et tout le monde verra qu’elles sont passées. Oublie ça. Ce qui compte, c'est qu'on soit là tous les deux malgré tout, déclama Isidore pour clore la session, posant deux doigts sur la bouche de son petit ami, ne l’autorisant pas à rétorquer quoi que ce soit.
Inquiet et perplexe, le plus jeune accentua la force de son étreinte, et la chaleur accompagnée de bien-être que le brun lui offrait lui fit de nouveau zapper les affreuses rumeurs, aussi bien vraies que fausses, qui couraient sur leur compte et sur celui de leurs proches.
Peut-être qu’il l’aurait à l’usure, mais peut-être qu’il valait mieux qu’il passe à autre chose. La vie était déjà bien assez compliquée comme ça.
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