Chapitre 06
Impossible de dormir avant au moins Vingt-Trois Heures. La chaleur est écrasante jusqu'à tard dans la soirée et obtenir le moindre courant d'air grâce aux fenêtres est un casse-tête. A la place, le Docteur Willem s'installe au secrétaire de la chambre qu'il a choisi, et ouvre un carnet en cuir, soigneusement attaché par une ficelle noire. Il décide de raconter l'étrange journée d'hier, avec le plus de détails possible, comme les taches de rousseur de Mercure, la voile de bateau usée et presque jaune de son terrier, les bougies décoratives de la chambre, toutes complètement fondues sous la chaleur...
Il se pose des questions quant à ce que lui raconte le jeune rouquin, à ses propos étranges et incohérents, et il se dit que s'il devait raconter ceci à quelqu'un, et bien, personne ne le croirait.
Cependant, c'est vrai, il n'avait jamais vu pareille chaleur parmi tous les pays qu'il a visités au cours de sa vie, le Docteur Willem n'est plus tout jeune.
Le vieil homme s'essuie le front avec le dos de sa main, puis frotte celle-ci dans un mouchoir en papier. L'encre de son cahier a beaucoup de mal à sécher malgré la température, les pages sont humides et à chaque fois que le docteur pose sa main, son écriture bave sur la droite.
« C'est insupportable... » Souffle-t-il avec fatigue. L'abandon de son récit est la meilleure solution pour se libérer des taches d'encre sur sa peau, il essaiera de dormir, et demain, il questionnera plus sérieusement ce jeune homme qui prétend s'appeler Mercure, un prénom que le Docteur n'avait encore jamais rencontré.
Le Docteur pourrait tout simplement passer son chemin, repartir demain matin et laisser Mercure seul, après tout, tout ceci ne le concerne pas.
La curiosité le pousse à rester, il est persuadé qu'il y a bien des choses intéressantes à vivre ici, avec Mercure.
***
Sans attendre le retour du jeune garçon, ni celui du soleil, le Docteur s'est levé de bonne heure pour faire le tour du village à pied. Il longe le port tout en observant les quelques chalutiers qui y sont stationnés, traverse des quartiers commerçants du centre-ville, franchit le chemin de fer rougi par le temps. Il semble qu'aucun train n'y soit passé depuis plusieurs années, les rails ne sont pas entretenus et la végétation re- prend ses droits.
A tout ceci il n'y voit rien d'anormal.
Le Docteur revient sur ses pas, le ramenant sur le chantier naval, dans la partie de Monsieur Ford, un petit panneau indique sa propriété. D'ici il voit la mer évidemment, mais aussi la falaise rocheuse contre laquelle les vagues viennent de cogner. Puis c'est aussi ici qu'il voit Mercure, allongé sur un énorme rocher gris, tourné vers l'horizon.
Le Docteur Willem se rapproche d'un pas décidé en levant la main et appelle:
« Ah vous voilà ! Mercure, mon garçon ! »
Mercure tourne sa colonne vertébrale et offre un radieux sourire à son invité. Évidemment, le Docteur ne montera pas jusqu'en haut, il prendrait le risque de blesser, hors c'est bien le seul médecin ici.
Ils se retrouvent sur le ponton en bois, près d'un petit bateau de pêche qui se nomme Marguerite.
L'excitation du voyageur au village est retombée, Mercure adopte un comportement davantage mélancolique, plus distant et introverti. Le Docteur le voit comme le jeune lecteur qu'on laisse rêver paisiblement dans son coin, qui n'a manifestement besoin de personne pour exister, ou bien qui n'en a plus besoin. Mercure à l'air triste...
— J'aimerais que ça cesse.
Le thé gentiment proposé n'a pas de goût, le sachet flotte mollement à la surface.
Aujourd'hui comme tous les autres jours, le soleil tape durement sur la vitre du grand salon, ils ont choisi de s'installer dans l’auberge du vieil ami de Monsieur Ford pour discuter. Même si tout est très joli et confortable, l'étrange silence ne plaît pas spécialement au docteur, il a le sentiment d'être arrivé dans un monde qui ne lui convient pas, dans lequel il serait incapable de vivre plus d'une ou deux semaines avant de devenir fou. Peut-être que la chaleur joue un rôle important, mais il y a aussi tout ce vide, et l’absence de mouvement. Mercure semble n'être qu'un simple vestige de son village, dont personne ne se soucie.
« Mercure je ne comprends pas... Pourquoi être resté seul ici ? La chaleur n'est pas vivable, c'est une évidence. Tous ces gens ont eu raison de partir.
— Oui, c'est bien la chaleur le problème. »
Le bleu de ses yeux est plein de lumière, son visage est baigné à l’intérieur, Mercure regarde le soleil droit dans les yeux.
« Quand je suis arrivé ici, à Dryade, les gens ont commencé à se plaindre de la chaleur, ils assuraient qu'ils n'avaient jamais connu un pareil été.
— Est-ce une raison pour t'exclure ? Rit le Docteur comme si c'était une aberration tellement énorme que ça ne peut être qu'une blague. Mercure ne rit pas.
— Ça s'est passé comme ça aussi la fois d'avant. On ne pouvait pas marcher sur le même trottoir que moi au début. On ne pouvait pas dormir dans la même pièce que moi. »
Mercure finit par baisser le regard quelques instants, songeant à plusieurs journées pourtant toutes identiques qu’il a vécues par le passé. Il se souvient même avoir lu son nom dans le journal que les gens tenaient avec des mains moites et luisantes. Des doigts accusateurs le pointaient avec violence. Il se rappelle aussi la phrase la plus blessante jamais dite à son égard.
« Tu dois partir Mercure. »
« Mercure je ne comprends pas, comment pourrais-tu te retrouver à l’origine de cette chaleur étouffante? C’est parfaitement absurde. »
Le Docteur Willem abandonne définitivement la tasse de thé qui ne refroidira pas avant cette nuit, la poussant sur le côté du revers de la main. Le jeune homme relève les yeux de façon soudaine et dévisage le Docteur, un regard scandalisé et luisant de soleil. Un regard que le Docteur aura en guise de réponse.
« Ho... J’imagine qu’on t’a posé cette question souvent, excuse-moi Mercure.
— On me demandait d’arrêter, gentiment au début, mais personne ne comprenait que je n’y peux rien, pas la moindre explication. Ça ne se décide pas, ça ne se pense pas ! C’est comme ça. »
Mercure pose son visage dans sa main, tournant le dos au Docteur Willem et observant le paysage par la fenêtre. Un silence compliqué s’installe entre eux, le voyageur ne trouve plus de mot pour relancer la conversation tranquillement. Il aimerait s’excuser encore, jusqu’à ce qu’une petite voix faiblarde émane du jeune rouquin.
« Parfois, je discute avec le soleil. »
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