Chapitre 11

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Les petites gouttes se cognent contre la vitre, et c’est tout ce qu’Agathe, voit, avec son reflet. Elle se considère chanceuse d’avoir été placée en bord de table, juste devant la porte vitrée dont les rideaux jaunes à motifs n’ont pas encore été tirés. Les discussions sont vives au centre de la table, auxquelles participent Monsieur Ford et plusieurs membres de sa famille. Agathe ne connaît la plupart de ces gens que de très loin, des oncles et des tantes éloignés qu’elle n’a vu qu’une ou deux fois au cours de sa vie, et elle n’avait probablement pas plus de quatre ans.
 Ce soir l’ennuie.
 Elle n’a rien de spécialement intéressant à raconter, n’a personne de son âge avec qui discuter, rien à partager... Agathe pense à Mercure, elle envie parfois sa solitude, et adorerait pourquoi pas, avoir elle aussi son propre terrier où se cacher pour éviter le monde qui ne la divertie franchement pas.
 Devant les restes de son dessert qu’elle ne parvient pas à terminer, l’appétit englouti par la chaleur, Agathe se demande où a décidé de dormir Mercure cette nuit. Il jouit du village tout entier pour lui depuis le départ de tous les habitants, il n’a que l’embarras du choix. Pas sûr que ceci lui fasse plaisir pour autant.
 La jeune femme soupire silencieusement et ferme les yeux. Elle préférerait se trouver avec lui, même si le sommeil les séparerait strictement. Juste à côté de lui, et attendre l’aurore. Tout ceci est désolant, elle attend impatiemment le Printemps et l’Été pour se retrouver avec lui, tout ce temps est gâché. Quand elle reviendra il ne restera que quelques mois avant que Mercure n’hiberne, et ils ne se verront pas non plus. Au moins, ce qu’il y a de bien avec l’Hiver, c’est que Mercure dort à la maison, Agathe peut de temps à autre discrètement ouvrir la porte de la chambre qu’elle et son père lui ont donnée, et s’assurer qu’il dort paisiblement.
 « Ça va ma chérie ? » Demande Monsieur Ford en passant délicatement sa main sur l’épaule de sa fille, la voyant somnoler dans son coin. Il est assis juste à côté d’elle, la séparant, ou bien la protégeant, des autres invités de ce soir.
 Monsieur Ford et sa fille ont trouvé refuge chez la sœur aînée de la fratrie de Monsieur Ford, habitant dans le nord du pays où l’été est plus supportable. La maison borde même un petit lac tranquille où Agathe a pris l’habitude d’aller s’y tremper les pieds. Elle aime particulièrement les petits poissons jaunes qui s’y baladent entre la végétation débordante. Comme ils ne s’éloignent que très rarement de Dryade, leur petit village, c’était l’occasion parfaite pour rassembler toute la famille.
 « Je suis fatiguée. » Monsieur Ford lui conseille d’aller se coucher, l’aiguille vient de pointer sur le Douze, le lendemain a déjà commencé. Agathe se lève de table, salue brièvement les membres et surtout embrasse son père, puis se dirige dans le couloir. La première chambre d’ami qui est celle de la jeune fille pour cet été se trouve à l’étage, tout au fond, à côté de la salle de bain, ce qui est un bon avantage. En haut elle entend moins les conversations et les éclats de rire des plus vifs des invités.
 Dans sa chambre, elle allume la lumière la plus faible possible en laissant les rideaux ouverts pour entendre la pluie sur la vitre, se déshabille pour un tee-shirt noir beaucoup trop grand et ample, puis se glisse dans son lit chaud avec son petit carnet de bord. La surface du carnet est complètement lisse, bien qu’un peu jaunie, il lui arrive très rarement de s’en servir à son bureau ou à l’extérieur, elle le consulte quasiment uniquement dans son lit le soir, ou en plein milieu de la nuit si elle ne parvient pas à retrouver le sommeil.
 Son contenu est strictement personnel, peut-être même que son père n’a pas connaissance de cet ouvrage. Chez elle, Agathe le range dans le fond du tiroir de sa table de chevet, il n’y a pas de deuxième fond secret, seulement le plus loin possible de l’ouverture, derrière un paquet en aluminium de chocolat qu’elle n’ose plus ouvrir depuis le premier été avec Mercure. Quelques stylos de couleurs différentes, une ou deux enveloppes qui lui sont précieuses, une petite figurine de chat en vinyle...
 Pour écrire dedans, il est absolument nécessaire d’utiliser le même code couleur, les mêmes crayons, la même organisation, c’est obsessionnel. Ce fonctionnement est curieux, Agathe est une artiste, elle pourrait utiliser la couleur comme elle l’entend et créer tout ce qui lui passe par la tête, ça paraîtrait cohérent. Impossible, elle n’a pas d’explication à cela. Cette envie irrésistible de propreté lui vient de nulle part. Elle a pourtant bien d’autres carnets, plus petits, avec différents grammages de papier dans lesquels elle dessine avec toutes les techniques possibles, et où rien ne la retient. Avec ceux-ci, elle ne ressent pas la même proximité.
 Celui-ci, c’est LE Carnet.
 Agathe ouvre le Carnet, sur les premières pages, il y a énormément de paragraphes de journaux collés proprement, sur d’autres, des esquisses avec un stylo fin noir. Beaucoup de ses dessins sont des portraits.

Des portraits de Mercure.

5 Juillet 1768, un incendie engloutit la chapelle rose d’Ephice. Aucun mort n’est à déplorer. Parmi les survivants se trouvent les étudiants de l’école la plus proche sur place dans l’objectif de préparer un exposé pour leur classe. L’efficace réaction de deux adolescents permet de sauver les passants, Thomas et Mercure.


Explique l’un des paragraphes découpés dans un très ancien journal d’un pays voisin. Parmi tout ce qu’elle a collé, aucune chronologie n’est possible à suivre. Il est particulièrement difficile de trouver ces extraits.



14 Juin 1967,

Journal Quotidien LE LIÈVRE ; Un jeune garçon vainc le champion régional des Échecs de l’état D’Ingrid, ses cheveux d’un roux flamboyant et ses taches de rousseurs semblables à des étoiles ne laissent personne indifférent ! Le public émerveillé attend avec impatience la participation nationale de Mercure, notre nouveau jeune talent.


18 Septembre 1943, Revue de Presse AUJOURD’HUI, la Guerre de L’OUEST; la riposte de l’opposition échoue après l’assaut d’une des jeunes équipes de Glorya, la capitale est sauvée. Le lieutenant chef de la dix-huitième division récompense les chefs d’escouade, Basile, Mercure et Valentin.


29 Mai 1856, Journal Hebdomadaire CONSCIENCE ; la chaleur soudaine et prématurée sur Femir effraie les agriculteurs. Doit-on s’attendre à la mort totale des récoltes ? Ou bien à un approvisionnement compliqué des commerces ?


9 Juin 1941, registre de l’état civil. Passage à la majorité d’Astre.


Sur ce dernier, Agathe n’a découpé qu’un seul nom, les vingt-quatre autres, elle s’en fichait pas mal.


Mercure.


Plusieurs textes sont en langues étrangères, et même si elle ne comprenait pas tout, un seul nom lui a suffi pour arracher la page de l’ancien journal et le plaquer contre les pages jaunes de son carnet. Mercure, Mercure, Mercure...
 Agathe n’a à ce jour, trouvé qu’une seule et unique photographie en noir et blanc du garçon, elle accompagnait l’article sur la partie d’échecs contre un grand maître d’Ingrid, un pays nordique à plusieurs jours en train de Dryade. Mercure, c’était bien lui, assis en face d’un homme de dos sur la photo, qui déplaçait une pièce sur l’échiquier, entouré d’un public adulte debout. La qualité était assez piteuse, mais la clarté de ses cheveux et ses dizaines de petits points sur le visage ne tromperaient personne.
 La jeune femme a beaucoup cherché après avoir trouvé cet article, elle n’a jamais retrouvé le moindre tournoi d’échecs où Mercure se serait inscrit, c’était peut-être son unique partie publique. Et des petits faits divers comme celui-ci, il y en a des tonnes, de tous pays, de toutes époques, sans que cela ne gêne personne, qu’un garçon sans nom de famille et d’une flagrante ressemblance à chaque fois, ait assisté à des événements qui s’étalent sur plusieurs centaines d’années de différence. Personne.
 C’est la vie de Mercure que l’on peut lire au travers de ces journaux, une sorte de coup de vent qu’on ne ressent qu’une seule fois. Et parmi toutes ces dates évidemment, aucune d’elles ne se déroule en hiver.
 Agathe en est persuadée, c’est lui, à chaque fois c’est lui.
 La jeune femme se penche du lit pour fouiller dans son sac affalé contre les pieds, et attrape une feuille repliée sur elle même qui contient une page de journal, la dernière qu’elle a trouvée. Cette page date du 16 Février 2004. Elle découpe soigneusement les morceaux qu’elle souhaite conserver avec sa paire de ciseaux toujours rangée dans la poche avant de son sac à dos. Avec la colle presque vide, elle dépose soigneusement le texte sur la page déjà griffonnée, en dessous d’un dessin de Mercure qu’elle a réalisé de mémoire.

Un garçon retrouvé en dessous d’un pont dans un profond coma en plein hiver. Les médecins d’Ephice se retrouvent face au patient le plus mystérieux de leur vie. Un sofa usé était installé contre le muret de pierres, l’eau débordait sur la partie bancale de l’assise. Le jeune homme d’une rousseur éclatante y était allongé et se retrouvait régulièrement submergé par le fleuve coulant à ses pieds. Les spécialistes n’estiment pas cependant que son état de santé soit alarmant.

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