Chapitre 12
Je perds du temps, indéniablement, ce temps s’effrite et s’envole comme de la poussière. J’en suis persuadée, et les jours qui passent me rendent folle. Je préférerais suer dans la chaleur et la transpiration, la lumière aveuglante et le temps écrasant avec Mercure plutôt que de rester ici.
Parce que ce vent chaud et écrasant, j’ai compris qu’il fallait le saisir rapidement.
C’est ce que pense Agathe cette nuit alors qu’il lui est impossible de dormir. Il fait trop noir, et son corps ressent un étrange froid. Demain matin, elle ira immédiatement demander à son père de rentrer. Plusieurs semaines sont déjà passées, il doit faire moins chaud à Dryade maintenant, ils pourront bien se débrouiller avec les ressources qu’il leur reste à la maison. Et puis comme ça, Monsieur Ford pourrait reprendre la construction de ses bateaux, il prendrait de l’avance sur son planning et ses commandes. Quant à Agathe, elle pourra peindre de nouveau, la chaleur fera sécher ses toiles plus rapidement, et surtout, Mercure s’ennuiera beaucoup moins.
Elle passe son temps à se demander ce qu’il peut bien faire au village tout seul, est-ce qu’il essaie au moins de s’alimenter, de se laver, de seulement se lever.
Le temps devient trop long, Agathe se redresse, les mains posées sur le matelas de part et d’autre, et observe le vide en face d’elle. Comme une sorte de corps possédé, elle reste parfaitement immobile et ses yeux ne clignent pas une seule fois.
« Je rêve de dormir à tes côtés.
— Tu auras trop chaud. » Agathe hausse les épaules face à cette réponse. Il n’y a personne en face d’elle. La jeune femme penche la tête sur le côté, ses cheveux regroupés en une épaisse et emmêlée queue de cheval, tombent sur son épaule.
« Qu’importe.
— Tu sueras toute la nuit, ton visage sera rouge et tes poumons se sentiront affreusement comprimés, comme enfermés dans une boîte trop étroite, qu’on ferait cuire pendant des heures.
— Une nuit ne dure pas si longtemps que ça.
— Une seule nuit est un calvaire. »
Le silence se répand dans la chambre. Mercure est assis sur une chaise à côté de la commode contre le mur. Il n’y a pas de chaise. Le garçon baisse la tête, Agathe n’a toujours pas cligné des yeux. Une vague déferle lentement sur le sol de la chambre, les mains de la jeune femme trempent dedans. L’écume procure un son agréable, celui qu’on retrouve lors d’une chaude après-midi au bord de la plage, celle où Agathe s’endort toujours avec son livre entre les mains.
« Est-ce que le noir te fait peur, Mercure ?
— Oui. » Les vagues ramènent petit à petit une multitude d’étoiles aux pieds de Mercure, elles illuminent la surface de l’eau, ils se trouvent tous les deux au beau milieu de la mer, dans cette chambre qui se met à tanguer tranquillement. Mercure observe les étoiles mouvantes qui brillent dans l’eau, la mer est devenue complètement noire, sans fond.
« Je suis fou de tes techniques pour me rassurer, Agathe. Avant de te rencontrer je n’avais jamais vu les étoiles, j’arrivais à peine à les imaginer. Ce soir je n’ai ni peur du noir, ni de la mer, ni des vagues froides et de la nuit.
— Laisse-moi dormir avec toi. »
Agathe se met à sourire radieusement, elle se sent bien, tellement bien, incroyablement bien même. A tel point...
A tel point que lorsqu’elle se réveille en sursaut, un courant puissant lui submerge le bas du ventre et ses cuisses se contractent quelques secondes.
Il fait déjà jour, la lumière envahit la pièce et Agathe baigne complètement dedans. Pour l’instant elle ne se lève pas, un oisillon tapote le coin inférieur droit de la fenêtre, il s’enfuit quand la jeune femme ramène ses jambes contre elle. Ses yeux se redirigent entre ses cuisses, elle a un peu peur de bouger et de se salir, heureusement les toilettes ne sont pas loin.
Son père et les hôtes de la maison sont en plein petit déjeuner, ils lui ont bien sûr réservé une place et une assiette de plusieurs petites viennoiseries venant de la boulangerie la plus proche, encore chaudes. La porte vitrée est grande ouverte pour capturer le reste de fraîcheur de la nuit, bientôt il vaudra mieux fermer les rideaux et se plonger dans une atmosphère un peu plus sombre pour ne pas faire entrer davantage la chaleur. Agathe n’aime pas vivre dans le noir comme ça, ça la déprime.
« Tu as bien dormi ma chérie? » Demande son père en remplissant un verre de jus de pomme. Agathe vient lui embrasser la joue et prend place à table. La jeune fille lui explique qu’elle a très bien dormi, attrape un croissant et croque dedans à pleines dents. Puis, avec la bouche pleine, elle dit à son père.
« Je veux rentrer à Dryade.
Plus personne ne parle. Monsieur Ford se sent quant à lui, gêné face à ses hôtes qui les accueillent gentiment pour l’été. Monsieur Ford n’est pas du genre à s’énerver, alors il tente de comprendre.
« Quelque chose ne va pas ?
— Nous avons laissé Mercure tout seul. » Il aurait dû s’en douter, après un petit soupir, il va essayer de faire changer d’avis sa fille. Un autre malaise le recouvre.
« Agathe... je sais que tu penses à lui et c’est ton ami, tu as envie d’être avec lui, mais l’été est trop compliqué, nous en aurions souffert.
— Mercure est tout seul, personne pour lui parler, tout le monde a préféré l’abandonner. C’est bien pire que d’avoir chaud.
— Agathe...
— Il est tout seul l’été, tout seul l’hiver. » Sans rien ajouter, Agathe se lève de table, emporte son croissant en bouche et retourne dans le couloir. Un froid est lancé dans la salle à manger, Monsieur Ford semble en pleine réflexion, la faim l’a quittée. La femme qui se trouve en face de lui est une cousine assez éloignée, ils s’entendent pourtant très bien depuis toujours. Elle se risque à poser quelques questions.
« Ce garçon... n’y a-t-il pas un moyen de régler le problème ? Si c’est un Homme après tout... » Monsieur Ford hausse les épaules. Mercure possède trop de mystères et il ne perd pas son temps à se questionner dessus.
« Agathe a raison, nous n’aurions pas dû le laisser tout seul, même à cause des problèmes qu’il engendre. Au fond, c’est un garçon comme un autre. Agathe y est très attachée, elle à raison de s’inquiéter.
— Mais une fois rentrés, qu’allez vous faire ? Vous serez loin de tout, pas de commerce, pas de ressources accessibles, pas de terres cultivables. » Monsieur Ford reste silencieux encore une fois, il pèse le pour et le contre, en passant sa main sur son visage.
Dans sa chambre, Agathe est assise sur son lit, les jambes croisées, son carnet sur les genoux. Cette position n’est pas du tout agréable pour dessiner, le dos courbé et les cheveux qui lui tombent sur le visage. Qu’importe, elle est très concentrée sur les traits qu’elle trace. Beaucoup de vagues, à perte de vue, pas un seul bateau à l’horizon. Des vagues très très noires, et elle finira bien par trouver un moyen pour rajouter des étoiles dedans, se rapprochant le plus possible de ce qu’elle a vu cette nuit. Peut-être en ajoutant des points de peinture blanche. Elle n’a cependant amené aucun pinceau avec elle, ni aucun tube de peinture, trop encombrant. Et puis elle ne dessine jamais comme ça d’habitude, elle aurait très bien pu laisser des zones blanches et colorier autour.
Monsieur Ford ouvre la porte, pas violemment mais avec entrain. Agathe relève la tête, et l’observe, son crayon toujours en main, attendant de savoir ce qu’il a à lui dire. Le regard qu’elle porte est presque sévère, ou accusateur, ça ne lui ressemble pas. En revanche ce qui lui ressemble c’est de constamment être sûre d’elle et de ne jamais lâcher pour avoir ce qu’elle veut.
« Prépare tes affaires, nous allons rentrer. » Ce n’était pas une bataille, alors il n’y a pas de victoire, mais Agathe devint toute joyeuse d’un coup. Elle saute du lit pour embrasser son père qui est obligé de se baisser un peu pour recevoir l’étreinte.
« Merci beaucoup !
— C’est toi qui avais raison, c’était très égoïste de notre part. » Dans la foulée, ils préparent tous deux leurs sacs, remercient chaleureusement la famille de Monsieur Ford, et se mettent en chemin immédiatement. Sur la route Monsieur Ford fait les comptes de ce que leur coûtera le train pour le retour, en plein été, et dans une petite campagne perdue. Aucun autocar ne conduit directement jusqu’à Dryade, il faudra marcher quelques kilomètres après le train, sous le soleil de plomb et sur des petits chemins de pierres et de poussière. Agathe n’est pas du tout gênée, elle marche vite dans la rue jusqu’à la gare, appelant sans cesse son père qui traîne un peu trop à son goût.
La gare n’est pas du tout pleine, et le trafic ferroviaire semble amoindri, un agent est accoudé sur le comptoir derrière une vitre teintée de noir, il semble lire un journal pour faire passer le temps, n’ayant sans doute pu renseigner personne de la matinée. Une vieille femme de l’autre côté, est assise sur un des bancs en bois, son billet entre ses deux mains, et regarde obsessionnellement la grande horloge blanche au-dessus de la gigantesque porte d’accès aux quais. Si son train est le prochain, il ne part que dans une heure. Exactement en face d’eux, plusieurs pigeons se baladent à l’extérieur, un voyageur a laissé derrière lui plusieurs miettes de pain de son sandwich, c’est un véritable festin que l’inconnu a laissé derrière lui.
Agathe et Monsieur Ford patientent une cinquantaine de minutes sur d’autres bancs à l’opposé de la vieille dame, plusieurs annonces au micro retentissent dans la gare d’une voix épuisée et ennuyée, c’est l’homme du comptoir qui lit exactement les lignes qui sont inscrites sur la feuille qu’il prend de temps à autre, et qui remplace son journal.
Un train vient de rentrer bruyamment en gare, suivit d’une nouvelle annonce de l’agent ennuyé. Le trajet durera trois heures trente environ.
« C’est le nôtre. » Indique Monsieur Ford en invitant sa fille à se lever et rejoindre les portes d’accès. La jeune femme est excitée exactement comme un enfant quand elle gagne son siège près de la vitre. La lumière s’étale superbement sur ses genoux.
Cette excitation retombera rapidement quand elle retrouvera Mercure allongé sur un lit d’hôpital.
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