VI. II
Il n’y avait pas de sens à cette forêt.
Si l’on pouvait imaginer mille-et-une toiles dans une tablette de couleurs exquise, il fallait se rendre à l’évidence que la mort attendait au tournant.
Pieds nus, Élodie avançait, encore confuse de la conversation avec Cléopâtre. L’étrangeté qu’un animal autre que l’humain puisse parler l’une des langues des Hommes s’effaçait peu à peu dans le vacarme des souvenirs noirs. Il n’y avait rien à manger alors elle se rabattait sur les quelques baies et les champignons comestibles. Elle errait n’ayant qu’un seul but ; trouver des amanites printanières. C’était en obtenant ces dernières qu’elle pourrait peut-être revoir les nuancées soyeuses du Carnaval Ambulant.
Cléopâtre ne lui avait pas dit quelles variétés prendre alors l’adolescente s’était tournée vers son propre savoir concernant la nature. Aussi étrange que cela pouvait paraître, Élodie n’était qu’une citadine, casanière sans passion, qui possédait une vaste bibliothèque mentale à propos de la faune, la flore et les diverses autres choses. Elle n’avait aucun souvenir de là où elle les avait appris. Néanmoins, cela n’importait pas à Élodie ; ces informations lui servaient toujours.
Soudain, quelque chose attira son œil. Au pied d’un chêne se trouvait un sac à dos beige posé délicatement sur une couche de feuilles. Il contenait une tenue propre — un tee-shirt mauve avec une douzaine d’inscriptions blanches, un pantalon de randonnée noir et une veste coupe-vent marron foncé — une carte, une gourde et une mystérieuse enveloppe. En fouillant les petites poches, Élodie avait mis la main sur un couteau et un petit mot.
Il faut que tu te souviennes. Ne te laisses pas submerger par les fabulations. Tu ne te connais pas encore ; il faut que ça change pour que tu puisses embrasser ta véritable identité.
Débauche-toi du semblant de vie que tu as mené jusqu’ici.
Pose-toi les bonnes questions.
Cette arme te servira. Tu comprendras pourquoi bientôt.
Te souviens-tu de Bloody Mary ?
Élodie resta impavide pendant de longues minutes.
— Qui suis-je ? se demanda-t-elle à voix haute dans l’immensité de la forêt.
— À toi de me le dire, répondit une voix grave et familière.
Son sang ne fit qu’un tour. Fébrile, l’adolescente se tourna vers celle-ci, serrant dans son dos sa nouvelle arme. Il y avait un homme habillé d’un manteau de pluie aussi jaune que celui de Georgie dans Ça. Il était coiffé d’une casquette blanche.
— Je dois dire que je m’attendais pas à ce que tu sois là, chez les cinglés. Je pensais que j’avais réussi mon coup, que Maria avait réussi à te lancer sur une voie autre que celle que tu allais prendre. Évidemment, ce n’est pas le cas. En fait, t’as pas l’air de savoir de quoi je parle. C’est bien ; ça veut dire que je t’empêchais. Remercie-moi. Je t’ai épargné toutes ces années et…
— Vous êtes qui, au juste ? interrompit Élodie.
— Rachid est vraiment fort. Tu ne te souviens de rien, ricana son interlocuteur en s’adossant à un arbre.
Pourquoi tout le monde lui parlait constamment de ses souvenirs ? L’homme lui adressa un regard moqueur avant de continuer :
— Élodie Maria Dabrosn, née le 4 janvier 1998 à Auxerre. A vécu avec ses parents Maria Dabrosn et Philippe Butar jusqu’à leur divorce à sa dixième année de vie. A vécu avec sa mère Maria Dabrosn à Luisac jusqu’à l’accident de voiture à cause d’un chauffard ivre. Est en dernière année au lycée St—
— Stop ! tonna Élodie.
— Oh, tu crois pouvoir me donner des ordres, petite sotte ?
— Qui êtes-vous ?
— Moi, c’est Philippe, se présenta-t-il, confirmant les suspicions de la jeune fille. Et je suis accessoirement l’une des personnes qui t’a enlevé à ta véritable famille quand tu n’avais que 5 ans. Rachid s’est occupé de tes souvenirs. Maria était censée s’occuper de toi, tout comme moi d’ailleurs, mais nous n’avons jamais été de bons parents jusqu’au « divorce ». Ah… Tu savais que Maria est encore vivante ?
— Quoi ? bafouilla-t-elle, doutant de la véracité des paroles de son supposé père.
Philippe gloussa sans même répondre. Soudain, Élodie sentit un lourd regard dans son dos et se retourna vivement surprenant ainsi la personne qui s’apprêtait à l’attaquer par derrière.
— Ma.. man ?
— Je ne suis pas ta mère, p’tit monstre ! siffla cette dernière. Pauvre abruti, t’avais pas à me mentionner !
— Hah ? fit Philippe. J’ai toujours voulu me vanter de mes méfaits envers quelqu'un que j’allais tuer.
— T’aurais pu faire ça quand elle serait morte !
Élodie ne comprenait plus rien. D’une oreille distraite, elle écouta les deux individus se hurler dessus. Le petit mot lui revenait en mémoire. Il la hantait et semblait lui raconter une toute autre histoire que ses « parents » confirmaient.
Et si… tout était vrai ?
Ses « géniteurs » ne prêtaient plus aucune attention à elle comme durant ses plus jeunes années. Quelque chose se brisa en elle. Quelques souvenirs se dessinèrent dans son esprit. Les images d’un homme rondelet vêtu d’une salopette bleue, d’un homme habillé d’un saurel et d’une chemise noire et d’une femme coiffé d’un grand chapeau apparurent amenant une montagne de questions. Qui étaient ces gens ? Élodie pâlit quand elle se vit poser la même question à Maria quelques semaines avant sa supposée mort. Était-ce… encore une hallucination ? Un frisson parcourut son échine l’interrompant dans sa tourmente. Son regard se porta sur la créature qui se tenait à quelques mètres de Philippe dans son dos.
Cherche encore.
Parfois, les recherches passent par le sang.
Le message glaçant pétrifia pendant quelques minutes l’adolescente. Elle baissa ses yeux vers le couteau dans ses mains. Le charivari continuait en arrière-plan.
Finalement, Élodie prit sa décision. Si tout ce qu’elle avait connu n’était qu’une toile de mensonges qu’un groupe d’individus avait tissée, alors il fallait qu’elle découvre à tout prix l’ampleur des dégâts, et pour cela, il fallait trouver la vérité.
En écoutant ses « parents » discutaient — si l’on pouvait appeler leurs hurlements stridents ainsi — la lycéenne apprenait les grandes lignes de son adoption ; ils l’avaient capturé lors de son cinquième anniversaire dans un festival et l’avaient caché sous une autre identité voulant lui donner une chance de ne pas « finir comme sa famille ». Un certain Rachid, un ami à eux, ainsi qu’une Inès leur avaient prêté main forte s’occupant respectivement de ses souvenirs — la notion d’effacer la mémoire échappait à Élodie — et de l'administratif pour Élodie légaliser. Ils ne cessaient de la mentionner comme « p’tit monstre » ou « fille du diable », cela faisait remonter des moments qu’elle avait enfouis depuis des années.
Élodie commençait tout juste à souvenir d’une enfance ponctuée par une demi ignorance et d’une violence verbale. Maman ne m’a jamais aimé et m’a toujours menti, réalisa-t-elle en s’avançant vers la femme qui fut autrefois une figure de respect dans sa vie.
Une chaîne venait de se briser.
Maria n’eut pas le temps de réagir à la brusque attaque. Le couteau s’enfonça une première fois dans son cou, se retira et repartit à l’assaut une dizaine de fois. Élodie esquissa un sourire. Sa main gauche pénétra avec violence par le biais de l’ouverture sous les cris étouffés de la femme. Ses doigts s’enroulèrent autour de quelque chose et d’un geste brusque, elle le tira dessus. Un crac se fit entendre.
Maria rendit son dernier souffle de vie sous l’air horrifié de son mari.
— Tu aurais mieux fait restée morte, commenta la jeune fille en voyant le corps s’affaisser.
— Espèce de cinglée !
— Dans l’histoire, c’est moi la victime, répliqua Élodie, portant ses yeux sur la puissante silhouette derrière son ravisseur.
Il est à moi.
— Mais je pense que tu as d’autres chats à fouetter, moi j’ai des champignons à trouver.
Impavide, Élodie saisit le sac à dos et s’en alla sous le regard hébété de Philippe. Quand ce dernier voulut se ressaisir, des appendices jaillirent de nulle part et l’envoyèrent valser contre un arbre.
— Bloody Mary… se mit à chanter Élodie en s’éloignant progressivement de son kidnappeur.
Où trouver des amanites printanières ?
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