5.3. Casanova

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Penchée sur son bureau, Léna examinait les plans de Karinovsky, d’un œil dépité. Elle avait beau y réfléchir depuis des jours, elle ne trouvait aucune solution qui n’impliquerait pas de faire intervenir un nouvel architecte, et donc de prévenir son père.

Cela faisait près d’un mois qu’elle travaillait d’arrache-pied sur ce dossier. Elle ne s’octroyait que de très rares pause, pour se rendre au Petit Dupleix et rejoindre les quatre hommes. Matthias était toujours aussi renfrogné quand elle arrivait, elle avait décidé de ne pas y faire attention et de se concentrer sur les trois autres. Ils apportaient un peu de légèreté dans sa vie bien remplie. Plus particulièrement Ben. Ils avaient même fini par échanger leurs numéros. Souvent, quand ils ne se voyaient pas, ils échangeaient des dizaines de textos dans la soirée.

Sa solitude s’évaporait grâce à lui, même si elle se rappelait toujours à elle quand elle allait se coucher dans son appartement silencieux. Lorsque Jules était encore là, elle l’entendait toujours jouer de la musique dans sa chambre. Ça la berçait. Alors, elle écoutait les morceaux qu’il avait eus le temps d’enregistrer et souriait tristement, avant de sombrer dans le sommeil.

La jeune femme jeta son crayon sur son bureau et soupira. Il était temps pour elle de sortir retrouver ses nouveaux amis. Lorsqu’elle arriva dans le petit café, elle les chercha à leur table habituelle, mais ne les y trouva pas. Déçue, elle s’apprêtait à faire demi-tour, quand la voix grave de Ben couvrit le brouhaha, alors qu’il lui faisait signe. Les sourcils froncés, Léna les rejoignit.

— Vous vous êtes fait piquer votre table habituelle ? remarqua-t-elle, en les trouvant entassés dans un recoin du bar, près des toilettes.

— Tout ça, c’est de la faute de Casanova, railla Ilyes.

— Tu fais chier, Ben, rajouta Matthias, sans même relever les yeux vers la nouvelle venue.

Léna s’assit sur la dernière chaise libre et jeta un œil interrogateur à son ami. Ce dernier fuit aussitôt son regard, comme un enfant prit en flagrant délit de bêtise. Il n’avait aucune envie qu’Ilyes raconte l’histoire, persuadé que cela le mettrait en mauvaise posture vis-à-vis de la jolie petite blonde. Il ne s’était jamais caché de son intérêt pour elle, mais ce qu’il s’était passé pourrait lui faire penser qu’il était passé à autre chose.

— Ben a commencé à baratiner trois ados en chaleur, parce que bah… c’est Ben... du coup on a préféré migrer avant qu’il finisse en taule pour détournement de mineures, ironisa Ilyes.

— J’ai juste répondu à leur question, se défendit le séducteur. J’avais pas l’intention de…

Léna pouffa de rire devant son air désespéré. Elle tapota doucement son épaule, un sourire moqueur aux lèvres. Ben soupira. Tout tombait à l’eau.Après ça, il en était certain, il n’aurait plus aucune chance avec elle. S’il en avait eu une un jour. Il préféra alors détourner le sujet, pour s’éviter d’autres remarques de ses amis, qui prenaient un malin plaisir à le discréditer devant elle.

— T’as trouvé une solution pour ton chantier ? s’enquit-il.

— Toujours pas… Je vais devoir appeler mon père. Il va me tuer, geignit-elle. On a perdu trop d’argent à cause de mon inattention.

— Ton père ? s’étonna Anis.

— Oui, on est associé.

— C’est quand même ouf, pensa Ben, à haute voix. J’aurais jamais imaginé que Jules venait d’une famille de business man. Il a pas du tout le profil…

— Ben, s’il te plait, couina Léna.

Le jeune homme était au courant que le sujet était sensible, mais il l’oubliait toujours. Il s’en mordit la langue.

— Pardon… Désolé, bredouilla-t-il.

Si elle ne s’était pas déjà détournée de lui avec l’anecdote d’Ilyes, avec ça, il n’y aurait plus aucun doute. Un silence de plomb retomba à la tablée. Matthias releva les yeux de son portable, étonné de ne plus entendre les voix de ses trois amis et de la blonde. Il fut surpris de croiser les yeux bleus de Léna, voilés de tristesse. L’espace d’une seconde, il eut même de la peine pour elle, avant de se rappeler qu’elle n’était qu’une femme comme une autre, une traîtresse en puissance.

— Du coup, tu bosses avec ton père ? demanda Anis. C’est pas trop compliqué ? J’arriverais tellement pas à bosser avec mes parents.

Ilyes éclata de rire à cette simple idée. Il imaginait déjà son père tomber des nues en se retrouvant face à trois enfants en pleine crise. Ce dernier était très réservé et pas très affectueux. Il aurait été incapable de faire le travail correctement. Quant à leur mère… Mieux valait ne pas y penser.

— Étonnamment, on s’entend mieux quand on parle business que dans nos relations familiales, donc oui, ça se passe bien. Il a eu un peu de mal à l’accepter à cause…

Léna s’interrompit juste à temps. Encore un peu et elle leur parlait de sa maladie. Que lui prenait-il ? Depuis que ses anciens amis l’avaient délaissé après avoir appris pour son cœur, elle s’était promis de garder cela pour elle. C’était une décision qui la questionnait beaucoup : d’un côté, cela lui permettait de se protéger ; de l’autre, elle s’en sentait malhonnête. Arriverait un jour où ils l’apprendraient. Peut-être à sa mort ? Peut-être avant. Dans tous les cas, ils tomberaient de haut.

— Oh, en parlant de taff ! s’exclama Ben. On s’est remis en studio avec Gabriel.

Anis et Ilyes ne purent retenir leurs exclamations de joie. Matthias se contenta de hocher la tête.

— Gabriel ? répéta Léna, perdue.

— Mais si tu sais, je t’en ai déjà parlé. Son nom de scène, c’est Azriel. On est en train d’enregistrer son nouvel album.

— Ah oui, sourit Léna, d’un air mélancolique.

Elle repensa à Jules, qui aurait été si ravi de connaitre ce rappeur avec qui Ben travaillait.

— Matt ? l’interrogea Anis. Tu l’as vu, ton directeur de thèse ? Il a dit quoi ?

Le jeune homme, doctorant en urbanisme à la Sorbonne, haussa les épaules. Il n’avait pas envie de s’étendre sur le sujet. Son entretien avec Monsieur Jacquet ne s’était pas très bien passé. Il lui avait fait remarquer le peu d’intérêt des recherches qu’il avait menées jusqu’alors. Le maître de conférence venait de tirer un trait sur un an de travail. Cela n’avait rien de très étonnant. Emma, sa collègue, avait subi le même traitement deux jours plus tôt.

— Je vais devoir tout recommencer, je crois… Il est vraiment trop…

Matthias fut interrompu par l’habituelle sonnerie de Léna. Il leva aussitôt les yeux au ciel.

— Putain, mais tu peux pas l’enlever, cette alarme ? s’énerva-t-il.

La jeune femme sursauta. À le voir ainsi parler en sa présence, elle pensait qu’il s’était peut-être calmé. Elle s’était, de toute évidence, trompée. Alors, Léna s’empressa de l’éteindre, mais elle avait été moins discrète que d’ordinaire. Ben avait eu le temps de lire le mot écrit sur l’écran. Il se pencha alors vers elle et lui murmura :

— Tu es malade ?

La petite blonde se figea et le dévisagea, sans trop savoir que répondre à cette question. Alors, elle bredouilla quelques mots sans aucun sens, jeta un billet sur la table pour régler les consommations, et partit.

— Qu’est-ce que t’as fait ? s’étonna Anis, plein de reproche.

— Rien, se défendit Ben. J’ai juste… Laisse tomber.

Il se leva à son tour et s’élança à la suite de sa nouvelle amie, pour la rattraper dans la rue. Elle était arrêtée sur le trottoir, les larmes aux yeux, les lèvres tremblantes. C’était une chose de savoir qu’elle n’était pas guérie, c’en était une autre de s’entendre dire qu’elle était en mauvaise santé. Et puis, elle ne pouvait s’empêcher de penser que Ben la fuirait, désormais.

— Léna, dit-il, penaud. Excuse-moi, j’ai été indiscret.

— C’est pas grave, Ben, mentit-elle.

— Si. Je veux pas que tu crois que… Enfin je sais pas… C’était pas un reproche ou un truc comme ça, plutôt de l’inquiétude.

— C’est bien ça, le problème, soupira-t-elle. Je vais rentrer, j’ai du travail.

Le grand brun se mordilla la lèvre. Et avant qu’elle n’ait pu dire quoique ce soit, il passa un bras sur ses épaules et embrassa son front. Il avait toujours été très tactile.

— Si jamais t’as envie d’en parler… lui chuchota-t-il. Je sais ce que c’est, je comprendrai.

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