Moi, Verseau
« Et toi, Marco, quel est ton signe zodiacal ? » Le jeune homme de 23 ans qui se préoccupe de la relation entre son anniversaire et les constellations comme de sa première chemise – qu’il n’a, d’ailleurs, pas encore achetée – répond : « verseau ». Pauvre ingénu, légèrement flouté par le pétard de mauvais haschich que je viens de fumer à la pause déjeuner ! Comment imaginer que la phrase qui claquera dans les secondes qui suivront va se fossiliser dans ma mémoire à jamais ? « J’ai jamais pu blairer les verseaux ! »
Vous souvenez-vous de votre première expérience professionnelle ? Je veux dire, de votre première mission significative, votre premier contrat, votre première implication réelle au sein d’une entreprise ? Moi, oui. L’homme qui vient indirectement et peut-être involontairement de m’asséner que, dorénavant, je pouvais considérer qu’il « ne pouvait pas me blairer » est mon chef. Un boomer anticapitaliste (mais pas trop) qui a fondé son agence de communication, l’affublant - Ô folie créatrice ! - de ses initiales. Nous sommes cinq à y travailler et je me suis jusque-là laissé bercer par le paternalisme ronronnant qui y règne. En alternance, j’y passe les deux tiers de mon temps pour mettre en pratique ce que l’on m’enseigne l’autre tiers à l’école des Gobelins. Nous sommes dans la banlieue parisienne ouest à l’aube du 3e millénaire et je n’ai pas encore acheté mon premier téléphone portable.
À la vérité, c’est un poncif : j’aurais aimé savoir à l’époque ce que je crois savoir aujourd’hui. Ne pas perdre le temps béni de la jeunesse à attendre des Autres ce que je dois construire moi-même. Il m’a été difficile de me réconcilier avec celui que j’étais, mais j’assume aujourd’hui tout ce qui, très longtemps, m’a fait honte, le trainant partout avec moi comme un boulet de fonte. Oui, cet édifice tarabiscoté - ma vie - est bien fait de petites expériences : autant de briques assemblées en une structure précaire, sans qu’aucun architecte n’ait vraiment pris le temps d’en tracer les plans. Cette première expérience ne fait pas exception : elle a fini comme elle a commencé… bizarrement.
Pourquoi me dire cela… à moi, le ver sot… Je vois sa tête ronde percée de deux yeux noirs sans reflets, légèrement couverts de ses boucles blondes, reliquat de la crinière que je l’imagine porter en mai 68. Un peu plus bas, ce sourire faux-cul que je ne sais pas déchiffrer et qui me glace. Je sens bien que ma jeunesse boutonneuse, vaporeuse et peu conséquente n’est pas du goût de celui dont j’aimerais qu’il soit mon mentor. Je perçois, en outre, que mes performances ne sont probablement pas à la hauteur des attentes que l’entreprise a placées en moi. Parlons-en, d’ailleurs, desdites attentes : j’ai en fait été pistonné. Mon oncle est un client important de l’agence. Il a proposé mon recrutement à celui qu’il considère à l’époque comme un ami. Autant dire que mon boss marche sur des œufs et qu’il ne sait probablement pas quoi faire de ce neveu encombrant, planant à vingt mille lieues au-dessus des mers : je fume trois à quatre cônes par jour, exigeant néanmoins que l’on me traite comme un adulte responsable, professionnel et autonome. Nous sommes bien loin de la mythique idylle entre Zeus et Ganymède… Avouons pour ma défense que, depuis que je suis entré en poste, personne n’a vraiment pris le temps de me former, de m’accompagner ni même de se demander si le savoir que j’apporte grâce à la formation technique que je suis (un contrat de qualification technique d’édition et d’impression) ne pourrait pas nous permettre de progresser et de nous améliorer. En somme, je me sens livré à moi-même et amplement sous-exploité.
Cet homme-là, et c’est déplorable, je pensais l’admirer. Quelques années après avoir perdu ma mère d’un cancer fulgurant me laissant avec un père aimant mais peu doué pour la communication émotionnelle, je cherche partout l’affection et la reconnaissance qui m’aideraient à me sortir de la dépression sournoise qui m’accable. Elle ne dit pas son nom, d’ailleurs. Comme pour beaucoup de gens de ma génération et des précédentes, la santé mentale, qui plus est au travail, est un problème honteux : j’ai accumulé trop de tares, de complexes et de flèches dans l’amour-propre pour y voir clair. Cela a commencé au lycée, s’est aggravé pendant mes études et a atteint son paroxysme après le service militaire. Il s’est ponctué de trois crises de larmes, la dernière face au psychiatre de l’hôpital militaire de Brest. Un jour bien gris et venteux, comme le chef-lieu du Finistère en offre à qui mieux mieux. Alors, 2 ans plus tard, il y a la fumette, devenue un vrai enfumage - voire une vaste fumisterie - pour ne pas faire face aux réalités de la vie. Une très légère lésion au lobe frontal, aussi, que j’ignore à l’époque mais qui m’a déjà diverti à plusieurs occasions. On ne me la diagnostiquera que 20 ans plus tard… Cocktail explosif : perte de repères absolue. Je palpe cette nouvelle flèche qui vient de me perforer le plexus ; je déglutis ; j’entrouvre les lèvres et… je souris, mutique. Rien. Pas un mot. J’accepte le verdict : il n’aime pas les verseaux. Dans ma tête, en revanche, c’est la Bérésina.
Cet instant reste gravé en moi comme un daguerréotype froid et précis, au contraire des mois qui s’ensuivront. Il m’en reste cependant quelques images, surexposées et à l’opacité réglée sur 50%. Ma mémoire soutient avec aplomb que la fin de notre collaboration est à l’avenant : des non-dits, des irritations, des espoirs trahis… Un manque de courage d’un côté et de maturité de l’autre. Après une alternance de 18 mois et une promesse de CDI retirée, puis remise sur la table avant d’être, de nouveau, escamotée pour un CDD de 3 mois au SMIC, je décide d’arrêter les frais. Je cherche et trouve un travail en édition jeunesse pour ce qui reste, malgré d’autres problèmes et d’autres conflits (les verseaux sont rebelles et impulsifs…) une des meilleures expériences de ma vie professionnelle. Mais ça, c’est un autre récit que je ne vous infligerai pas. Alors quel intérêt, quelle morale à mon histoire ? Aucun, aucune ! me diront les sarcastiques. Mais je leur ferai noter que, puisqu’ils lisent ces dernières lignes, c’est bien que j’ai réussi à les captiver un peu… De mon côté, j’ai deux conclusions à leur soumettre.
La première c’est que dans nos relations humaines, amicales, familiales, professionnelles ou à l’école nous ne devrions jamais passer sous silence l’arrière-plan et le parcours qui nous est propre, d’autant moins qu’il s’agit d’un jeune ou d’une première expérience. D’aucuns claironnent que l’entreprise n’a pas vocation au social, mais… combien de talents gâchés par manque de psychologie et d’écoute constructive ? Combien de cartes gardées dans la manche au lieu de les poser sur la table ? Qui sait s’armer de courage, affronter les différences et les comportements erratiques pour ne pas laisser le champ libre aux interprétations et aux malentendus ? Je rumine, moi, qu’on aurait aidé à me réveiller, à reprendre pied et à donner le meilleur de moi-même avec quelques mots et une main tendue. C’est arrivé, toujours, quand on m’a responsabilisé, valorisé et fait confiance. Une de mes supérieures me répondit un jour, alors que je lui ressassais ces vieilles histoires : « Tant pis pour eux, tant mieux pour nous ». Qu’en dites-vous ?
La seconde relève de la pensée magique : au nom de toutes les forces mystiques qui habitent là, dans mon cerveau, je ferme les yeux et je commence à voyager dans le temps. Je connecte ma conscience à celle du jeune moi d’alors et, puisque l’écrivain est omnipotent, je m’immisce dans son crâne enfumé et glisse, au lieu de son silence gêné, la réplique idoine pour son astrolophile de patron : « Pfff ! Tu dis ça parce que tu es Scorpion ! »
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