Toi, Superprofe !
Tu ne comprends pas. Tous ces visages penchés sur toi, les barres chromées comme autant de lignes de fuite vers le petit vasistas de ventilation ouvert dans le toit. Le toit du microbus de la Ruta A6. Tu souris. Ton meilleur ami ne tient pas debout dans les micros tragiques des transports en commun du Mexique. Il se débrouille toujours pour se planter la tête dans ce petit carré, le cou tordu à quarante-cinq degrés et les mains accrochées aux barres du haut, celles que les autres passagers ne peuvent pas atteindre… La Ruta A6 t’emmène de l’Université Ibérique à l’Université des Amériques pour ton dernier cours de la journée. À dire vrai, le transport en commun te fait flipper. Toi, l’écolo convaincue ! Toi qui refuses de prendre la voiture, n’utilise que des cosmétiques slow achetés sur le marché Zéro Basura de ton quartier. Toi qui pisses sous la douche pour économiser l’eau, toujours plus rare à mesure que la ville tentaculaire s’étend dans la vallée, se rapprochant petit à petit des 3 volcans qui la surplombent. Dehors, le Popocatepetl crache sa fumée. Tu ne comprends pas bien ce qui vient d’arriver. Des visages inconnus te parlent, apparaissent, disparaissent, réapparaissent. La lumière se fait trop intense, trop intense. Blanc. Tu fermes les yeux et tu te souviens. Ce matin…
[...]
« Mamaaan ! mamaaan ! Sofia ne veut pas me rendre mon portable ! » Tu te demandes surtout pourquoi ton gosse de douze ans a un portable. Impossible de te rappeler à quel moment ton ex-mari t’a consultée avant de le leur acheter. Mais là, tu n’as pas la force d’aborder ce sujet. Hier, tu ne t’es pas reposée. Quand on est prof, le dimanche n’est pas fait pour chiller, mais pour les cours de la semaine à préparer. Tu as travaillé samedi jusqu’à midi, puis tu t’es avachie devant une mauvaise série, après avoir fait manger et vérifié les devoirs de ta progéniture. Autant dire que le lundi, à six heures et demie, quand tes adolescents se cherchent des poux à l’heure critique du départ pour une nouvelle semaine de fous, la patience n’est pas au rendez-vous. « Sur la vie de votre père, je vous jure que je vais en prendre un pour taper sur l’autre ! Prenez vos affaires, on part dans deux minutes » Tu aimerais te dire que c’est bientôt les vacances, mais… pour toi comme pour trop de professeurs non cooptés par le ministère de l’éducation ratée, les vacances sont sans solde. Et elles sont imposées. Un mois en été, un mois à noël, deux semaines à Pâques. Eh oui, tu es payée neuf mois sur douze et ça ne fait pas rêver. Le treizième ? Ah, ça te fait sourire… Ironie. Ironie au petit déjeuner.
[...]
Tu regardes le taxi collectif les emportant vers le collège. Ils sont en sécurité. Tu inspires en gorgées saccadées, te diriges vers le coin de la rue et t’accroches au premier minivan Volkswagen bondé qui te rapproche de l’université. Avant, tu profitais du trajet pour écouter de la musique et te relaxer, mais c’est la troisième fois en deux ans que des braqueurs te tirent de ta transe en te pointant leur flingue sur la panse. Depuis, tu gardes tous tes sens en alerte, prête à sauter en marche au premier vendeur de sucettes un peu louche qui va monter, capuche sur la tête et regard fuyant. De toute façon, la dernière fois ils t’ont fauché ton casque Beats by Dre... Mais cette fois, pas d’embrouille. Tu expires sèchement un air vicié. Tu marches les dix minutes qui restent, insultant au passage un automobiliste, trois motos et un cycliste qui roule sur le trottoir en sifflotant. Routine. Frustration. Routine, frustration.
[...]
Trois « Bonjour ! » rapides à la réception. Deux « Pardon ! » appuyés pour pouvoir passer dans les escaliers. Un « Salut ! ça va ? » hypocrite pour ton collègue qui te doit vingt clopes et dix cafés. Devant ta salle, un demi « Oh ! » gêné, car ton coordinateur pédagogique t’attend encore à l’entrée. Il t’humilie devant tes protégés : tu n’as pas téléchargé les rapports administratifs et pédagogiques hebdomadaires sur leur plateforme mal conçue. Tu maugrées. Amertume. Acide amertume à la voix cassée.
[...]
La classe est pleine, la classe est belle. Tes élèves s’élèvent, leur jeunesse t’inspire. Tes activités préparées sans moyens mais avec conviction fonctionnent à merveille. Tu te sens surpuissante. Tu es à droite, tu cours à gauche, tu aides Mario, tu pousses Lilia. Le groupe vit bien, le groupe t’aime bien ; et c’est fini, ¡Superprofe! Ton cul embrasse violemment ta chaise. Tu prends ta tête entre tes mains, te masses les tempes… Tes yeux divaguent un temps entre les plantes. Trop d’énergie ? Trop d’émotion ? Fatigue. Fatigue, c’est bien trop tôt, si tu veux mon opinion.
[...]
Car tu repars vers tes démons : ton cours particulier avec Emma. Emma prépare son examen et pour que tu l’aides, elle te paie bien. Tu finis le sandwich vite préparé le matin, fais une boule du papier gras et sonnes à la porte du bout de tes doigts huilés. « C’est ta prof adorée ». Emma ne sourit pas. Emma ne sourit plus. Elle doit décrocher son diplôme pour obtenir la bourse qui lui permettra de payer les études lui ouvrant les portes de la meilleure école privée où elle pourra créer les contacts qui l’aideront à obtenir le boulot dont ses parents ont toujours rêvé et grâce auquel elle pourra enfin rembourser le banquier qui, sûrement ! comprendra qu’il lui plaît et l’invitera à dîner pour lui proposer de se marier. C’est le plan. S’il devait échouer, c’est le monde entier qui s’effondrerait. Alors, pas question de déstresser. Le problème d’Emma, c’est que l’angoisse l’empêche de se concentrer, les anti-dépresseurs de mémoriser. Tu dois tout lui re-répéter. Tolérance, patience. Patience, c’est ton métier !
[...]
Il y a quinze minutes que tu viens de te réveiller dans le bus. Te voilà donc dans la ruée. Tu es arrivée là comme une zombie, sans même y réfléchir. Ton voisin de gauche est un peu trop collé à toi. Tu l’as bien fusillé du regard mais, lui, plaisante, la commissure des lèvres blanchie par la chaleur et… oui, oui ! une fétide haleine de mauvais whisky. Trop, trop de bruit. Tes oreilles bourdonnent, tes tempes battent la chamade, tu imagines croire penser que tu cries. Le vendeur de sucettes baisse sa capuche et la lame brille soudain devant toi. Colère, furie : Oh là, Oh là ! tu ne devrais pas, mon amie…
[...]
« Mais putain ! va te faire enculer ! j’te donnerai rien ! je t’emmerd… » C’est froid. Tu portes ta main sur ton foie… sensation humide et chaude. Le sol se dérobe, tu sombres. Tu ne comprends pas. Les barres, le toit. Tu fermes les yeux. Un doux nuage cotonneux t’enveloppe, te reçoit. Combien de mois sans te sentir comme ça ? La paix, le calme. Tout est en place, plus d’angoisse. Ta vie défile devant toi. Vous êtes sérieux ! Quel cliché ! Toi qui n’y croyais pas. Tu regardes tes mains, tu attrapes la pointe de tes pieds et tu ris aux éclats. Une musique sonne loin, loin… « Hay dos días en la vida … » Célia… et… « Ma… Mam… Mamá » Là-bas, tout là-bas dans la lumière, la voix de Sofia. Alors, Superprofe, c’est le moment de faire un choix... Tu en veux encore ou tu en restes-là ?
Annotations