Elle, Masha
Assise sur un banc à l’ombre des tilleuls argentés de la place de la Sorbonne à Paris, elle écoute le violoniste qui vient chaque jeudi après-midi arracher quelques euros aux demi-pensionnaires distraits des terrasses avoisinantes. Elle profite des trente minutes de repos entre son cours de littérature et de civilisation française et le début de son tour de serveuse, deux rues plus haut. Le séduisant jeune homme joue le concerto pour violon en Ré de Tchaïkovsky. Masha se perd dans ses yeux sombres. Le mouvement de la dense mèche brune et bouclée battant frénétiquement son front à mesure qu’il massacre le chef d’œuvre de son compatriote l’hypnotise. Masha est née il y a vingt et un ans, le 11 mars 1985, à Donietsk. D’origine Russe, cet air la renvoie à son enfance Ukrainienne post-soviétique, alors qu’âgée de 8 ans elle s’occupe des tâches ménagères en l’absence de ses parents.
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Sa mère, professeure d’université, s’est reconvertie en vendeuse ambulante sur les marchés. Son père est ingénieur dans une fabrique d’ustensiles en aluminium du nord de la ville. Le grand-père, endormi dans son fauteuil aux accoudoirs râpés, ronfle au rythme de la musique. Masha doit encore balayer l’appartement et finir ses devoirs. Derrière Papy, au fond du couloir, la porte de sa chambre s’entrouvre sur son ours en peluche l’attendant sagement en haut de son étagère, au-dessus du lit. Mais elle ne jouera plus avec lui : ses parents lui ont offert une pétulante Barbie pour son anniversaire, la semaine dernière. Elle l’a vêtue d’une mini-jupe rose, d’un petit top court à paillettes, d’une paire de bottes montantes à talons et de longs gants couvrant les bras jusqu’aux coudes. Barbie, c’est la féminité libérée rendue possible par l’effondrement du Bloc de l’est. La petite fille et ses copines ne singent plus leurs mamans avec leurs bébés manufacturés. Elles ne se confient plus à leur ours en peluche. Non. Elles jouent à la poupée mannequin dont on peut changer les habits quand on le veut et qui, merveille moderne, peut lever les bras, les jambes et tourner la tête.
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Les dernières notes mal assurées résonnent, le musicien lui sourit. Masha s’extirpe de sa rêverie nostalgique, saisit son sac et part en trombe, mal à l’aise. Elle ne se fera jamais à cette pénible habitude qu’ont les inconnus français de lui sourire comme des demeurés. Et puis, pas question d’être en retard : une minute de délai, c’est une heure non-payée. Elle en a déjà été semoncée. Elle est arrivée juste à temps, s’est changée, a passé l’uniforme noir et blanc de la brasserie et attaché ses cheveux de blé, coupés au carré, en un chignon serré à l’arrière de la tête. Deux petites mèches ondulées et rebelles courent sur ses tempes. Elle noue son tablier blanc par-dessus sa jupe et ses bas noirs, attrape son carnet et s’apprête enfin à entrer dans l’arène quand son patron, d’un œil sévère, lui fait signe de déboutonner un peu le col dentelé de son chemisier. N’allez pas croire qu’elle soit pudique, Masha ; mais fière et rebelle, vous ne pouvez pas en douter ! Elle n’en reste pas moins étudiante expatriée et complètement fauchée… Elle porte sa main à son cou et en dégrafe ostensiblement l’avant dernier bouton nacré, laissant apparaître les courbes de sa poitrine et – bien involontairement – un centimètre de dentelle noire élimée. Elle fulmine ! mais pas question de perdre ce boulot pour le salaire duquel elle acceptera encore ce soir et à contre-cœur les remarques déplacées ou les mains baladeuses des clients et des garçons de café. Le patron, petit homme pleutre angoissé à l’idée d’un mauvais procès, y gouterait bien lui-même mais… le regard de sa femme - patronne auvergnate aux avant-bras bien calibrés – le rappelle immédiatement à la bienséance de rigueur. Il n’en reste pas moins que cette dernière, exception faite de sa demi-moitié, a érigé en devise le « pas vu, pas pris ». Eh, oui ! Le sexy est apprécié et il est bien plus rentable de fermer les yeux. Masha quant à elle préfère se dire qu’elle a mal compris quand ce client libidineux lui fait une proposition indécente. Au sol, à côté de la chaise, repose un vieux filet à provision rempli de bouteilles vides. Avoska...
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- Masha ! viens m’aider avec les sacs !
La mère de Masha est partie avec un filet plein de verre recyclé pour la consigne et un autre bourré de vieux journaux qu’elle a – sûrement ! – échangé contre un livre pour sa fille. Effectivement !
- Jules Verne, Deux ans de vacances ! s’exclame-t-elle.
Elle court le ranger sur son étagère et revient aussitôt l’aider à préparer le Bortsch. Il commence à faire froid dehors… Son père rentre à son tour. Il porte dans ses bras une batterie de casseroles, de pichets et d’ustensiles en tout genre.
- Il vous a encore payé avec la production de la semaine ? grogne le grand-père, passant les yeux au-dessus de son journal depuis la forteresse imprenable de son fauteuil.
- Que veux-tu, papa... C’est comme ça…la сберкасса, la caisse d’épargne, a fait faillite avec l’État. Au moins, nous avons la maison et nous passerons l’hiver au chaud…
Il a raison, c’est comme ça. Et puis, toute cette quincaillerie, maman la vendra ou l’échangera facilement demain. Elle mettra l’argent dans le bocal caché au fond du placard.
- Pour toi, ma fille ! Quand tu étudieras.
Après le dîner, dans son lit, Masha s’est assoupie sur son livre ouvert. Elle rêve. Elle rêve de voyages. Elle rêve qu’elle vit à Paris, où elle écrit des romans passionnants et populaires. Son père entre en silence, la borde, caresse ses mèches blondes les coiffant délicatement derrière ses oreilles. Il l’embrasse sur le front, range le roman sur l’étagère en ayant bien pris soin d’en marquer la page auparavant. C’est une vieille carte postale écornée, passant de livre en livre, représentant le champ de Mars et la Tour Eiffel. Il éteint la lumière et sort sur la pointe des pieds.
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La nuit est tombée. Masha vient de frapper à une sombre entrée au milieu de cette petite rue discrète du quartier de la Bastille. Michel passe son énorme nez par la petite fenêtre au milieu de la porte et sourit.
- Ah, c’est toi Masha ! Attends, je t’ouvre… c’est tranquille ce soir lance-t-il en l’embrassant.
Masha salue M. Petit qui est, comme toujours, assis dans le coin. Elle gronde :
- Tu es déjà là, gros dégoûtant ?
Les clous de son collier en cuir et la chaîne qui l’entrave au bar tremblotent un peu dans la lumière de l’enseigne défaillante. Il transpire. Ses yeux s’éclairent derrière ses grosses lunettes en cul de bouteille. Il sourit. Il est heureux, M. Petit. Sa maîtresse vient d’arriver ! Masha le regarde de haut en bas avec un dédain élaboré. Il a passé ses bas resilles contenant à grand peine la masse de ses grosses cuisses adipeuses… Avoska. Ne pas rire, Masha. Elle file dans le bureau à l’étage pour se changer. Les bas ficelés, la mini-jupe en latex serrée, les hautes bottes à talons aiguisés, le top moulant et les longs gants en skaï luisant jusqu’aux coudes, le tablier à dentelles blanc... tout en haut, un diadème serti de faux diamants. Elle se maquille, accroche le fouet à sa taille et redescend. Il y a quatre hommes accoudés au bar. Ils discutent avec Michel, Juan et Lila, un couple échangiste, des habitués. Ce soir, ils rendent visite seulement pour papoter. Les hommes, elle ne les connaît pas. Eux, ce ne sont pas des réguliers, à en juger par leurs visages amusés et un peu inquiets. Plutôt des amis égarés du patron… L’un d’entre eux, un grand gaillard, ne lui déplaît pas cependant. Il est en train de réaliser où il a atterri et n’a pas l’air trop à l’aise, si proche de M. Petit. C’est réciproque, évidemment. M. Petit, les sourcils froncés, sort son portefeuille d’une cachette inconnue et grommelle tout bas :
- Je te dois combien, Michel ?
Michel rugit, avec un petit sourire en coin :
- Tu le sais très bien, putain, Lucien !
Lucien frémit : il se sent de nouveau bien. Il paie, se lève et se dirige vers le vestiaire en courbant l’échine. Masha s’est approchée du garçon et commence à le tester à petits coups de fouets dans le dos sur sa veste en cuir. Dans un rictus crispé, il lui demande gentiment d’arrêter. Juan et Lila prennent congé. C’est le moment d’offrir une visite des lieux.
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Le sous-sol ressemble à un petit bar coquet du quartier latin avec ses voûtes en pierre entrecroisées. Les tables sont joliment décorées, les lumières tamisées, le mobilier de bon goût. Quelques détails dénotent cependant : les alcôves intimes aux coussins chatoyants fraîchement lavés, la croix en X sur le mur d’en face, ses deux paires de menottes pendouillant de chaque côté et la cage d’un mètre cube environ, aux solides barreaux, à gauche en entrant…
- C’est la cage pour le fist ! le monsieur il entre là, moi je mets les gants et je fais le fist. Tu veux essayer ? s’aventure Masha.
- Non… Non ! non non, non merci !
Elle est si mignonne, la petite Russe… Difficile pour lui de l’imaginer passionnée par cette activité, mais encore plus difficile de s’imaginer là-dedans, agenouillé... Tout le monde remonte, c’est l’heure de s’en aller.
- Est-ce que tu aimes ce que tu fais ? demande-t-il avant même d’y avoir pensé.
Son visage se ferme, elle regarde rapidement ses pieds et feint d’avoir oublié quelque chose en bas de l’escalier. Alors qu’elle se dirige nonchalamment vers le fond, elle entend la lourde porte qui claque. Le silence se fait. Michel sifflote, le néon grésille. Elle lève le regard sur la petite étagère qui surplombe les marches raides menant à la cave désertée. Coiffé d’une casquette noire enchaînée, d’un gilet de cuir clouté et d’un cache-sexe moulant, un petit ours en peluche semble l’attendre sagement pour commencer à jouer, un sourire innocent sur son visage figé…
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