Lui, Nini Granjeon
En s’asseyant à son bureau dans l’open-space encore désert, Denis Granjeon se dit que la plante de l’entrée dans le coin à droite aurait vraiment besoin d’eau. « Gogues & Cie - Depuis 1923 » clame juste au-dessus le logo rétro-illuminé de l’entreprise, orgueilleuse actrice majeure, depuis bientôt un siècle, du marché des chiottes. Denis est arrivé bien trop tôt ce matin et la motivation lui manque, c’est sûr. Il allume son ordinateur et se connecte à Linkedin. Comme toujours, il se glace devant sa photo. C’est la meilleure qu’il ait pu prendre en respectant les « Cinq conseils pour booster votre profil » de Bryan Aware, coach en image professionnelle, son guru virtuel depuis qu’il a décidé de changer d’emploi. Son propre sourire l’irrite, sa calvitie l’attriste, sa chemise est moche…
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« Opentowork ». Il n’a jamais été aussi Open, Denis. Mais il ne sait pas trop à quel work. Ses compétences sont d’un autre temps, son secteur d’activité en perte de vitesse. Une reconversion ? d’accord, mais il lui faudrait d’abord trouver une passion… Des bruits de pas résonnent depuis le hall d’entrée. Il ferme subrepticement l’onglet et porte son regard sur la gauche de son bureau impeccablement rangé et la pile de dossiers à traiter. Il effleure le premier du bout des doigts, esquisse une grimace, puis porte un regard mélancolique sur la photo accrochée à droite de son écran. Bedonnant et le crâne déjà bien déplumé, il y brille - littéralement - allongé sous les palmiers aux côtés d’un jeune homme musclé, bronzé et radieux, une noix de coco verte percée d’une paille à la main. Il salive un peu. Le goût de l’agua de coco lui revient toujours en bouche au souvenir de Cancún où il a rendu visite à son fils, il y a deux ans. M. Granjeon inspire un grand coup, et...
- Ça va mon Nini ?
La face goguenarde de Jean-Luc Duplessis a surgi au-dessus de la cloison basse séparant les deux bureaux face à face.
- Comme un lundi, se crispe Denis.
- Super, on va bien s’éclater, soupire son vis-à-vis en sombrant de nouveau sous la ligne de flottaison opaque, la voix soudain étouffée par l’obstacle vitré.
… il expire. Premier dossier. Denis a un rôle prépondérant dans l’entreprise : à cinquante-six balais et du haut de ses douze longues années d’ancienneté au sein du leader français des pissotières à consommation d’eau limitée, la numérisation des catalogues lui a été confiée. Il s’agit de mettre en valeur les imprimés antérieurs à la grande modernisation de 2018, impulsée par le génial Philippe Gogues, petit-fils d’Aristide Gogues, fondateur de la société. On peut déjà consulter les catalogues de 1973 à 2018, par année de mise en production, d’abord, puis par nom de gamme et de collection, ensuite. Vous les trouverez dans la rubrique historique « Since 1923 » du site. Ce dernier vient d’être entièrement remanié à l’occasion des cent ans de la boîte. De la belle ouvrage.
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Denis travaillait au service impression comme photograveur, mais la réduction des coûts de production, de la masse salariale et l’écologique passage au tout numérique sonnèrent pour lui la fin de longues années de boulot bien planqué. Le puissant syndicat des métiers de l’imprimerie l’avait pris sous son aile, rien ne devait lui arriver avant la retraite. De fait, il lui doit probablement de n’avoir pas fait partie de la charrette de licenciements. Ou fût-ce la trop grande humanité du DRH, heureux, en outre, de ne pas devoir débourser sept ans d’indemnités ? Finalement peu importe car, de son métier auparavant si crucial, il ne lui reste qu’à appuyer sur le bouton « scanner » et à retoucher des photos de latrines, de lieux d’aisance et de robinets fermés à longueur de journées. En un clic, ensuite, le CMS publie la fiche grâce au travail préalable et remarquable de la vieille Mme Fouilloux - trente ans de service ! - unique rescapée du service édition. Théo, le jeune stagiaire à qui l’on a confié dans un admirable geste de conviction et d’apriorisme budgétaire la gestion du projet a, à grand peine, réussi à lui expliquer comment utiliser le wysiwyg sur Wordpress. Le téléphone sonne.
- Allô, M. Granjeooon ? C’est Mme Fouilloux !
- Ah, bonjour Martine. Comment allez-vous ?
- Non, non. Fouilloux ! Mme Fouilloux, du service édition !
Mme Fouilloux est sourde comme un pot. Ne jamais insister, sous peine de perdre votre temps et votre lucidité.
- C’est juste pour vous dire que le texte pour la gamme Satin, ouatères, lavabo et bidet est sur le ouiziouigue.
- Oui, je sais Mme Fouilloux. Je reçois automatiquement une notification quand vous le partagez.
- Mon départ âgée ? Ah, mais non, pas encore jeune homme ! D’ailleurs, il me reste encore deux ans av…
Comme il est parfois bon de raccrocher. La tignasse de Jean-Luc émerge, puis son gros nez tordu, qui re-disparaît aussitôt dans un ricanement des plus sarcastiques.
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Après scannage et retouche des cinq produits phares de l’année 1972, dans la gamme Satin, waters, lavabos et bidets, Denis estime qu’il a le droit à une petite pause. Il se reconnecte, espérant qu’un recruteur clairvoyant ait fini par découvrir la perle rare en lui. Rien. Il parcourt rapidement son fil d’informations : le monde professionnel semble en pleine révolution. Maintes publications chantent les louanges du nouveau management. À les en croire, Denis vit à l’ère de l’écoute, de l’implication de tous dans l’effort, de l’inclusion et du partage des bénéfices. En peu de mots : de l’épanouissement au travail… Il gémit soudain. Là, comme un coup de poignard de Brutus à César s’étale une publication de Kévin Granjeon, Digital Nomad de son état, venant de partager un bon plan à ses followers : comment profiter professionnellement du Wi-Fi haut débit des hôtels de luxe around the world. Simple et bon marché : vous n’avez qu’à commander un café ou un jus d’orange et vous êtes parti pour quatre ou cinq heures de workspace haut-de-gamme à moindre frais. Denis est partagé entre l’orgueil d’avoir ainsi contribué vingt ans plus tôt, après une soirée trop arrosée, à la grandiose épopée de l’humanité ; et celui d’avoir un fils, chair de sa chair, sang de son sang, ayant appris à vivre sa vie en se foutant d’à peu près tout, tout le temps.
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Les opportunités professionnelles fantasmées ne s’offrent-elles ainsi qu’aux jeunes générations ? Est-il trop vieux ou trop con pour pouvoir… pour risquer… pour s’extirper… ? Pourquoi, pourquoi les entreprises qu’il a traversées ne sont pas, n’ont-elles jamais été l’une de celles qui étalent leurs utopies à longueur de journées ? Si tant de personnes expérimentent si vulgairement le bonheur au travail, pourquoi lui ne s’en est-il pas même approché ? Est-il si médiocre, aurait-il dû plus étudier ? A-t-il manqué de chance ? Aurait-il dû naître ailleurs qu’en France ? Ô folie du monde, ô ombre fatale ! Ô, mon père et ma mère, que je vous veux de mal…
- Denis ! Oh ! Denis ?
Denis tourne la tête.
- Un p’tit café mon Nini ?
Jean-Luc est lourd, Jean-Luc est mal rasé et Jean-Luc passe son temps à critiquer… mais Jean-Luc est la seule personne à l’inviter à boire le café.
- OK.
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La machine fait face à l’énorme panneau d’affichage en déshérence. L’annonce de recrutement en interne pour le poste de Chef de projet Numérique, bientôt laissé vacant par le départ de Théo, s’y étale, infinie solitude… Jean-Luc est lancé :
- Je ne voudrais pas être à la place de celui qui va reprendre le bébé. Avec l’organisation pourrie de la boîte, c’est vraiment un cadeau empoisonné. Et bonjour la charge de travail ! Faudrait me payer cher pour l’accepter. T’en penses quoi, toi, Nini ?
Nini en pense qu’il a postulé et se souvient avec amertume du sourire hypocrite de M. Blanchet quand il est allé lui remettre sa candidature. Depuis, pas de nouvelles et l’heureux élu est sur le point d’être révélé.
- Rien, Jean-cul, j’en pense rien.
Il sait que ce sobriquet met généralement fin aux débats. Depuis quelques semaines, il a décidé que tous les trois « Nini », un « Jean-Cul » partirait tout seul. Il étudie donc son sujet patiemment, curieux de voir combien de temps il faudra à cet âne bâté pour capter la mécanique. Pour le moment, Jean-Cul ne l’a pas comprise, mais l’a bien sentie.
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À la fin de la journée, Denis a réussi à tenir ses objectifs : les 3 gammes de 1972 sont maintenant en ligne. Il a donc coupé avec délices la chique trois fois à Mme Fouilloux. Il a ordonné et préparé ses dossiers dans le petit-coin du bureau pour le lendemain, nettoyé son espace de travail et aspiré son clavier pour en retirer les miettes du sandwich de midi. Il se lève, met son vieux manteau râpé, part sans dire au revoir et jette un dernier regard à la plante de l’entrée qui, définitivement, aurait bien besoin d’être arrosée. Il descend l’escalier, remonte la rue sombre dans le froid de février, le long du grillage qui surplombe les voies ferrées du train de banlieue. Il presse le pas pour ne pas le manquer. Sur le quai, il sort son portable pour un ultime grand frisson. Une notification ! mais quelle déception... Jean-Luc Duplessis a publié :
Jean-Luc Duplessis • 1er
Chef de projet numérique chez Gogues & Cie
Je sais que grasse à l’équipe que nous avont, nous sauront nous remonter lesmanches et affronté les défis qui s’approche pour cette année 2023 !J’en profites pour remercier @Christian Blanchet, Directeur des ressources Humaines et, bien sur, notre visionaire Directeur Général,@Philippe Goguespour leur confiance et la reconaissance de mes efort et de mon travail.
#promotion #chefdeprojetnumerique #goguesfamily #fierdetregogues
Il avale son amertume. Elle passe difficilement. Il jure ses grands dieux qu’il ne sait pas pourquoi il a liké, se repent et annule. Son porte-documents sur les genoux, Nini regarde le quai s’éloigner par la fenêtre du wagon contre laquelle les énormes épaules et les gigantesques fesses de sa compagne de voyage le plaquent. Tous les passagers sont captivés par leurs écrans bleus. Il lorgne à sa gauche. Sa voisine semble un peu stressée. Elle fronce les sourcils et grommelle d’inaudibles récriminations. Il se penche légèrement et reconnaît l’interface de son réseau préféré. En bas à gauche de la photo de profil Awarisée, tourne en arc de cercle vert la formule magique : « opentowork ». Denis éteint son portable, cale sa tête contre la vitre et se lance dans une courte sieste pleine de plages, de palmiers et de noix de cocos sucrées… Il se sent moins seul, ils sont définitivement nombreux à avoir un job de merde.
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