Long feu

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Le soleil brille déjà de mille feux dans le ciel dégagé, bien qu'il ne soit levé que depuis trois heures. Sa lumière blanche baigne la ville pleinement éveillée, rehaussant les couleurs gaies des boutiques et des parterres de fleurs, insufflant aux habitants de l'énergie pour cette journée d'été qui s'annonce longue et chaude. Des tramways grondent ou cliquettent aux carrefours, des vélos sillonnent les allées ombragées, des piétons foulent d'un pas léger les trottoirs, les quais, les passerelles : aujourd'hui c'est lundi et l'activité bat son plein dans ce quartier dynamique du centre-ville.

Deux frères d'une dizaine d'années marchent lentement sur un pont qui offre une belle perspective sur les bâtiments alignés, sur les collines brunes à l'horizon et sur la rivière scintillante où glissent quelques esquifs. La marée haute vient clapoter doucement sur les dernières marches des embarcadères, comme pour rappeler que la mer se trouve à une dizaine de kilomètres en aval.

Le plus jeune des enfants ne quitte pas des yeux le hall des expositions qui domine l'autre rive, un édifice monumental dont la silhouette ronde et rassurante paraît veiller sur la cité. Il ne se lasse pas d'en admirer le grand dôme de cuivre qu'il a eu l'occasion de visiter lors d'une sortie scolaire. Du haut de ses onze ans, l'enfant a décidé qu'il serait un jour architecte, comme ce Tchèque qui a conçu le hall, et qu'à son tour il imaginerait des structures élégantes pour apaiser les âmes des passants.

L'aîné marche en tenant sa main droite en visière pour ne pas être aveuglé par le soleil. Tête levée, il s'obstine à repérer un avion qui bourdonnait très haut dans le ciel, mais qui demeure invisible dans l'azur uniforme. Contrairement à son cadet, lui n'est guère porté sur l'art et la beauté. La mécanique, la puissance et l'efficacité l'inspirent beaucoup plus.

Le petit garçon se tourne alors vers son grand frère et lui demande sur un ton légèrement agacé :

— Alors, tu les vois ?

— Non.

— On te l'avait dit, les avions sont passés depuis longtemps.

— Je suis sûr d'en avoir entendu un autre.

Une heure plus tôt, les frères déjeunaient tranquillement avec leur mère sur la terrasse quand les sirènes ont retenti.

Sans paniquer, ils se sont rendus à l'abri le plus proche, mais l'alerte était déjà levée à leur arrivée. Ces derniers mois, les avions ennemis ont fréquemment survolé la région pour aller bombarder des cibles industrielles plus au nord. Jusqu'à présent la ville a été épargnée, au grand soulagement des habitants – et à leur étonnement teinté d'inquiétude, car toutes les cités voisines ont tôt ou tard été ravagées par des raids destructeurs.

Les enfants en profitent maintenant pour flâner sur le chemin de l'école. Ils ne sont même pas censés y aller : depuis fin juillet, ils sont affectés à des travaux de nettoyage sur l'avenue Koami-cho, où des vieilles bâtisses ont été rasées pour faire place nette en cas d'incendie. Mais aujourd'hui on leur a demandé de rejoindre l'école afin d'y aider des enseignants à repeindre les locaux. L'alerte leur donnera une bonne excuse pour arriver en retard.

— Au bruit, je suis sûr que c'était un B-29 de reconnaissance, déclare l'aîné sans quitter le ciel des yeux.

— Que veux-tu que ce soit d'autre ?

— Un B-17, voyons ! Je sais que tu ne t'intéresses pas aux avions, mais tu pourrais quand même essayer de... Oh !!

Le garçon pointe vivement son doigt vers le ciel, presque à la verticale au-dessus de leurs têtes.

Son petit frère regarde alors dans la direction indiquée et il aperçoit aussitôt un point sombre qui grossit à vue d'œil. L'objet semble aller droit sur eux, cependant sa trajectoire en biais révèle très vite un profil oblong qui luit au soleil, un peu comme le dôme du hall des centaines de mètres plus bas.

Bouche bée, les enfants suivent des yeux la course folle du bolide qui plonge comme un faucon sur sa proie. L'éclat vif ---

--- d'un rayon solaire se refléta brièvement sur une surface métallique. Ils n'eurent pas le temps de faire le moindre commentaire. En moins de deux secondes, le dard céleste avait traversé la moitié du ciel, franchi la rivière Motoyasu, puis harponné sèchement la mer de toits un peu au nord de la rue Nakajima Hondori.

Les frères se regardèrent en silence, incertains d'avoir bien vu ou compris le phénomène. Tout s'était passé trop vite et sans un bruit, sinon noyé dans le brouhaha ambiant. La vie continuait autour d'eux comme si de rien n'était. Personne ne réagissait, à part un cycliste qui avait mis pied à terre pour interpeller les passants indifférents. Lui aussi avait vu l'étrange météore. Dépité, il fit pivoter sa bicyclette et pédala à toute allure vers le lieu présumé de la chute.

Les enfants n'eurent pas besoin de se concerter. À leur tour ils rebroussèrent chemin et s'élancèrent au pas de course derrière le vélo. Tant pis pour l'école.

Ils pénétrèrent quelques minutes plus tard dans une ruelle où des badauds étaient attroupés. Le cycliste se tenait parmi eux. Tous étaient fascinés par la façade détruite d'une boutique de vêtements, fendue en deux comme si un géant l'avait frappé avec une immense badine en bambou.

Les frères durent jouer des coudes pour s'approcher de la scène. Des rires fusaient autour d'eux, de soulagement d'abord, car on avait échappé au pire, mais aussi de moquerie sur ces Américains qui larguaient des bombes si grosses qu'elles n'explosaient même plus !

D'autres personnes restées à distance crièrent au groupe de s'éloigner en attendant l'arrivée des artificiers. On avait déjà vu des bombes faire long feu et exploser des heures plus tard. D'ailleurs, les premiers militaires pointaient déjà leur nez au coin de la ruelle.

La curiosité est une constante universelle, surtout chez les enfants.

Le plus grand des deux frères se faufila derrière des adultes qui se frayaient un chemin dans le bâtiment foudroyé. Il s'arrêta avec eux devant un trou de plusieurs mètres, d'où émergeait l'empennage carré d'une bombe de très grande taille, bien que ratatinée. Des dizaines de kimonos jonchaient le sol et les gravats, donnant au tableau une touche surréaliste.

— Ouah ! C'est une bombe américaine ? s'exclama une voix aiguë dans son dos.

Le garçon se retourna pour répondre à son petit frère qui l'avait suivi sans hésiter.

— Sûrement, même si je ne connais pas ce modèle. Vu sa taille, elle aurait fait un joli cratère si elle avait explosé.

— Elle peut encore le faire, non ?

— Il y a peu de chances... mais tu as raison, on ferait mieux de s'éloigner. Partons !

L'aîné venait de se rappeler qu'il était responsable de son petit frère. Sa mère serait furieuse s'il leur arrivait quoi que ce soit. Il le prit par l'épaule et ensemble ils sortirent de la ruine au moment où les soldats arrivaient en houspillant les gens.

Le petit garçon se retourna pour voir la bombe une dernière fois. L'engin de mort évoquait une baleine sombre échouée sur une plage de kimonos colorés, une créature maléfique ruminant sa formidable vengeance sur ces êtres qui se moquaient d'elle.

Soudain, l'enfant se dit qu'il pourrait mourir là, maintenant, sans même s'en rendre compte. Qu'il ne deviendrait jamais architecte. Qu'il ne deviendrait rien du tout et n'en saurait jamais rien. Comme s'il n'avait jamais existé. Son sentiment d'éternité, cette illusion propre à la jeunesse, venait d'être balayé par un souffle invisible.

Alors la bombe lui parla d'une voix sans chaleur :

— Ne t'inquiète pas, Hisashi. Tu ne peux plus mourir : tu es déjà mort.

L'enfant se figea. Il eut l'impression qu'un voile se levait. Les murs avaient tous disparu, laissant place à un paysage monochrome, vaste et vaporeux. Des ombres noires titubaient ou rampaient autour de lui. Au sol, les kimonos avaient pris une teinte cendrée, comme des peaux mortes collées aux ruines pulvérisées. Il voulut parler, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Sa question était pourtant simple : quand ? Mais au fond de lui il le savait déjà. L'éclair.

Une voix familière le tira de sa torpeur. Les couleurs et les sons revinrent. La vie reprit.

— Hisashi ! Hisashi !

Son grand frère Masaru le secouait franchement par l'épaule. Il serrait si fort que le jeune Hisashi lui cria d'arrêter.

— Tu fais mal !

— Alors ne reste pas là à rêvasser ! Viens !

Les deux enfants se faufilèrent parmi les soldats nerveux qui leur assénèrent quelques tapes au passage, histoire de les faire déguerpir plus vite encore.

Quand Masaru estima qu'ils étaient assez éloignés, ils observèrent pendant un quart d'heure les allées et venues des uniformes kaki. Des bribes de conversations autour d'eux les informèrent qu'aucune victime n'était à déplorer. Par chance, la boutique de kimonos était fermée ce lundi.

Hisashi ne disait plus un mot. Masaru estima qu'il boudait encore à cause de l'empoignade, alors il ne s'en formalisa pas. Il avait l'habitude des absences et des sautes d'humeur de son petit frère.

— Bon. On y va ? On va se faire engueuler sinon.

Les enfants reprirent le chemin de l'école pour la seconde fois de la journée.

Ils firent une courte halte sur le pont Motoyasu, à peu près à l'endroit où ils avaient fait demi-tour. L'aîné scruta à nouveau le ciel, comme s'il voulait revoir ou revivre cet événement trop furtif à son goût.

— Dommage qu'elle n'ait pas explosé. D'ici, on aurait eu droit à un bon spectacle... en toute sécurité !

— Et les morts ? s'exclama le jeune Hisashi scandalisé.

C'était ses premières paroles depuis l'épisode de la boutique. Masaru interpréta mal l'inquiétude de son cadet.

— Bah, c'est la guerre ! Ce n'est pas une bombe et quelques morts de plus qui nous feront perdre.

Une ombre passa furtivement devant Hisashi. Le garçon se tourna alors vers le dôme en cuivre qui resplendissait toujours en cette belle matinée d'août. Puis il serra dans ses mains la rambarde du pont comme pour en éprouver la réalité.

Enfin rassuré, il emboîta le pas à Masaru qui ne l'avait pas attendu.

Il venait de retrouver l'Éternité, ce privilège des insouciants.

Le soleil brillait de mille feux dans le ciel dégagé d'Hiroshima. Et tant que sa lumière blanche baignerait ce monde, aucun astre rival n'y projetterait plus ses ombres de mort.

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