Capitaine Tonnerre

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Je me réveille dans mon lit mouillé.

Trois rais de lumière griffent le plafond juste au-dessus de ma tête. Le coup de patte d’un ours électrique ? Mouais. À part la Grande Ours, je vois pas trop. Et puis, ce serait quatre lignes, non ? Enfin il me semble. Mais bordel, on s’en fout de l’ours. Je suis vraiment mouillé ! En plus, ça pue la...

(Draps rêches et collants. Odeur chaude et douceâtre. Il fait noir, si noir. Maman !)

Quelle merde ! Et moi qui croyais que c’était du passé. Ah la vache, le matelas est carrément trempé, j’ai dû pisser une citerne. Aucune chance d’éponger le truc avec un mouchoir ou avec mon pyjama. Re-merde ! Ma mère va halluciner. Mon père, lui, secouera la tête sans dire un mot. Plus tard, il me regardera longuement, à la sauvette, tandis que je jouerai par terre. Mais moi je vois tout. J’ai tout vu.

Et cette putain de douleur qui me vrille le crâne ! Pisser au lit, passe encore. À mon âge c’est dans l’ordre des choses. Par contre…

Par contre, la gueule de bois ça fait désordre.

Sur les conseils d’un pédopsychiatre, ma mère a cessé de me faire des reproches quand je "m’oublie" la nuit. Est-ce qu’on peut ajouter "abus d’alcool" à la liste des oublis tolérés ? Hum, j’en doute.

Au fait, qu’est-ce que j’en sais, à cinq ans ?

(Flash de bouteilles vides. Lumières dansantes et rôts de bières. Et de whisky coca. Pas bon, les mélanges.)

Je me redresse brusquement dans le plumard. Ce n’est pas ma première biture, loin de là ! La tête me tourne aussitôt. Hypotension orthostatique (hein ?). La nausée reflue aussitôt, c'est déjà ça.

Je respire profondément en attendant que le voile blanc s’estompe.

Le rideau de la porte-fenêtre ondule doucement dans la lumière vive d’un soleil après la pluie. Je me souviens de ce jour d’été : aujourd’hui je fête mes dix ans et mon cadeau m’attend dehors.

--

Il est là, sagement calé contre la balançoire.

J’ai un pincement au cœur en voyant mon fidèle petit vélo rouge. Et pourtant, je m’en suis servi pas plus tard qu’hier. La preuve, la peinture écaillée au niveau de la fourche, ça vient de ma collision avec le bac à fleurs.

(Un chat zigzague devant moi. La roue se met de travers. Chute. Douleur. Maman !)

Je remonte mes pantalons. Mes genoux sont secs, noueux, mais vierges de toute écorchure.

Bon, les croûtes sont déjà parties. Ou alors ce n’est pas si récent. Bah oui : l’accident a eu lieu en hiver, pas en été. Ma mère portait son pull en laine rose quand elle est venue me consoler.

Mais pourquoi m’offre-t-on ce vélo qui m’appartient déjà ? Je résoudrai l'énigme plus tard. Mes neurones ne connectent pas trop en ce moment, on dirait.

--

Je me lasse vite du vélo qui est trop petit pour moi. M’en fous. Bientôt je pourrai récupérer celui de mon grand frère, un VTT noir avec 10 vitesses. Il n’en aura plus besoin, il part à la fac dans une autre ville.

Pendant l’heure suivante, je joue dans l’herbe avec mes vaisseaux spatiaux. Je les fais atterrir sur la base miniature offerte par le comité d'entreprise de mon père.

(Capitaine Tonnerre ici la Terre. Armez les lasers !)

Il n’y a personne à la maison et la cuisine est fermée. Comme toutes les pièces d'ailleurs. Seule ma chambre est accessible, alors j’enchaîne les allers-retours en courant et en dérapant sur le tapis du couloir.

Au troisième passage j’aperçois le magazine posé sur le lit. Pas besoin d’un examen approfondi pour reconnaître Kim, la rousse plantureuse de la double page du milieu, figée pour l’éternité dans une pose sans ambiguïté.

(Cœur battant. Joues rouges. Honte !)

Je tends une main tremblante vers le magazine... avant de me figer comme un chien d’arrêt.

Un bruit dans le couloir.

Ma mère va entrer dans la chambre ! Elle aura les bras chargés de linge fraîchement lavé, plié, fleurant l’adoucissant. Elle aura son sourire des jours de paie. Puis elle verra Kim sur le lit.

(Esclandre et vas-y que je te fais la morale tu n’as que quinze ans et cetera)

Fausse alerte. Je fourre quand même le magazine sous l’oreiller. Tiens, les draps du lit ont été changés.

Bon, je vais retenter ma chance avec la cuisine car j’ai faim. Vraiment faim.

--

Cette fois, la porte n’est plus fermée.

J’engloutis des yaourts au goût bizarre. Les mots "acides aminés", "vitamines", "oligo-éléments" me traversent l'esprit, et d'autres mots que je ne suis pas censé utiliser en tant qu’adolescent qui ne jure que par les hamburgers.

Ça commence à m’inquiéter, ce cerveau qui semble tourner sans moi et que j’ai du mal à suivre. Comme si j’en avais deux et que j'étais branché sur le plus con.

Une petite voix intérieure me souffle que tout va bien, qu'un jour je comprendrai, et qu'en attendant je dois étudier pour grandir.

La voix de mon frère, sans doute. Comment s'appelle-t-il, déjà ?

Bonne question. Maintenant que j’y pense, je n’ai pas de frère !

Ah bon ? Pourtant, j’aimerais en avoir un, un costaud qui me protégerait des grands à l’école.

Pour quoi faire ? me souffle l’autre cerveau. Avec tous les sports de combat que je maîtrise, je rétamerais n'importe qui en dix secondes. Si je voulais, je pourrais faire un salto arrière là, tout de suite.

Pas encore. Attends un peu. Chaque chose en son temps, me répète la voix qui n’est pas celle d'un frère qui n'existe pas - ou n'existe plus, c’est confus.

Une pile de cahiers est posée sur la table basse du salon. Comme d'habitude, je dois faire tous mes devoirs avant de pouvoir allumer la télévision. Pfff quelle galère... Allons-y.

(Énoncé abscons. Réflexion, rédaction. Exercice suivant. Énoncé…)

Je lis attentivement une liasse d’articles très techniques, avant de répondre aux questions que me pose une tablette sortie de nulle part. Tiens, on a déjà abandonné le papier ?

Quand la tablette m’informe que j’ai bien travaillé, je me précipite sur le téléviseur pour me lancer dans un zapping effréné.

Que des vieilleries sans intérêt, vues et revues. Je passe aussi vite en mode ludique et j’enchaîne les parties d'un jeu vidéo qui me donne du fil à retordre, surtout aux derniers niveaux.

Assez joué. Je fouille mes poches à la recherche d'un joint ou d'une cigarette. Rien. Normal, j’ai commencé à fumer en cachette à dix-sept ans. J’ai arrêté un an plus tard quand...

Quand quoi ? Je suis à un doigt de saisir ce... J’ai quel âge, au fait ? À quoi rime cette mascarade ?

Je regarde longuement autour de moi. Tout est trop net, trop propre, trop simple.

Trop factice.

C'est alors que j’aperçois la photo, dans un cadre posé sur un meuble.

Je m’avance pour mieux voir. Quarante secondes plus tôt c’était un aigle, j’en suis certain. Quarante secondes... ou quarante ans plus tôt. Plus maintenant. Le volatile s’est transformé en un vaisseau aux formes gracieuses.

(Un éclair nerveux déploie ses racines brillantes sur fond de ciel noir : que la Lumière soit !)

Épiphanie. Et la lumière qui fuse ne s'éteindra plus.

Je me souviens !!

Je sais !!

Cette révélation a le poids d’une vie entière. Ça pèse, une vie entière.

Je m’effondre dans le canapé qui se trouve dans mon dos. Il est placé exactement là où il faut, car le hasard n’a pas sa place dans un projet à cent milliards.

Le Protocole de Réveil a mobilisé des dizaines de psychologues, de médecins et de logiciens, cependant l’idée du canapé vient de moi. On m'avait prévenu que je risquais de m'évanouir lors de ma reprise de conscience. Joli paradoxe !

J’ouvre les yeux dix minutes plus tard. L’esprit clair, le ventre plein. Je suis prêt.

Après un dernier regard au décor bidon de mon enfance, je pose ma main sur un panneau mural tout en prononçant une séquence de chiffres à voix haute.

La cabine de pilotage s’ouvre.

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