Yé! Utúvienyes!

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***

France - Région parisienne, 2024.

Le calme règne dans le bosquet au milieu des champs.

En dehors du grondement lointain d’une autoroute, on n’entend que les cris énervés d’un merle perché sur sa branche.

L’oiseau noir attend le départ des adolescents attroupés une dizaine de mètres plus bas. Ils sont absorbés par un spectacle qui semble échapper à la sagacité du volatile.

Le plus jeune des enfants s’anime enfin en montrant du doigt l’objet de leur fascination :

– Qui c’est qu'a mis du blanco sur l’arbre ?

– Arrête de dire n’importe quoi, Léo ! Tu vois bien que c’est sa couleur naturelle.

Le blondinet qui vient de répondre se penche pour effleurer l’arbrisseau du bout des doigts. Les minuscules feuilles ont l’éclat de la neige la plus pure.

– Aucune trace de peinture, conclut-il en se redressant.

– Je vous l’avais dit, s’exclame alors un garçon plus costaud, au visage rond et aux cheveux noirs en bataille. C’est l’Arbre Blanc du Gondor !

– T’es trop naze, Enzo. Dès que tu vois un machin un peu bizarre, il faut que tu nous ressortes tes histoires de science-fiction.

– De fantasy. Et l’histoire en question, c’est le "Seigneur des Anneaux". On a vu les films ensemble, je te rappelle.

– Hugo a quand même raison, intervient le quatrième enfant qui se tient un peu en retrait des autres. Tu ne peux pas raconter des trucs de ouf comme ça, sans preuve !

Gadjo vient de parler. De son vrai prénom Nathan, mais ça ne rimait pas pour faire partie de la "Bande des O" : Hugo, Enzo, Léo… On l'a donc surnommé Gadjo.

– Il est tout blanc, du tronc aux feuilles, ça ne te suffit pas ? insiste le costaud.

– Et alors ? s’exclame Hugo. S’il était bleu, est-ce que ça en ferait un arbre des Schtroumpfs ?

Tous se mettent à rire, sauf évidemment Enzo. Les poings sur les hanches, il défie Hugo qui s’est autoproclamé l’intellectuel du groupe.

– Alors explique-moi ce que cet arbre fait ici.

Le blondinet soupire avant de répondre. Il prend cet air de professeur qui en agace plus d’un :

– Pour commencer, nous sommes dans une forêt. Et dans les forêts, il y a… ? Il y a… ?

– Des arbres ! s’écrie le petit Léo ravi d’apporter sa contribution.

Son grand frère lui jette aussitôt un regard noir. Il ne va pas abandonner aussi facilement. Après tout, il se considère comme l’autre cerveau de la bande, même si ses résultats scolaires ne sont pas trop d’accord avec lui.

– Bravo Einstein ! Mais ça ne prouve toujours pas que mon arbre ne vient pas du Gondor.

– Tu connais le "Rasoir d’Ockham" ? demande alors Hugo. Non ? Tu vas encore dire que je me la pète, mais voilà : en gros, Ockham a dit…

– C’est un joueur de foot ? l’interrompt Léo.

– Dis à ton petit frère de se taire, sinon il ne viendra plus avec nous ! Non, Ockham c’était un philosophe ou un savant du genre. Il disait qu’il ne faut pas se faire des nœuds au cerveau quand tu te trouves devant un problème complexe. La meilleure explication est toujours la plus simple.

– Alors c’est quoi l’explication la plus simple à cet arbre albinos, selon toi ? insiste Enzo. Vas-y, je suis curieux de savoir !

– Une maladie. Un produit chimique. Une mutation génétique. Il y a plein de possibilités plus réalistes que ta... théorie délirante, non ? Allez, Enzo ! Tu ne crois pas sérieusement qu’on se trouve dans le "Seigneur des Anneaux" ? Tu les entends, les voitures sur l’autoroute ? Ce sont des trolls qui ronflent, peut-être ?

– Je n’ai jamais dit que nous étions dans les Terres du Milieu ! Peut-être qu’une porte interdimensionnelle s’est ouverte ici et que quelqu’un est venu planter cet arbre dans notre monde pour le sauver.

– Sauver notre monde ?

– Non, l’arbre. Mais notre monde aussi, pourquoi pas, c’est une bonne idée.

– Arrêtez de vous prendre au sérieux tous les deux ! intervient Gadjo. Y a pas si longtemps, Hugo, tu nous a raconté que cette forêt existait déjà au Moyen-Âge. Tu disais que c’était un miracle qu’elle n’ait pas été rasée. Alors, miracle pour miracle… Et toi, fait-il en se tournant vers Enzo, je l’aime bien ton arbre blanc. Je veux bien croire qu’il est magique si ça te chante. Mais on s’en balek si c’est Harry Potter ou John Snow qui l’a planté !

Gadjo est de loin le moins bavard des quatre. Son discours inhabituellement long met fin à la polémique.

– Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demande Hugo. Ou plutôt que veux-tu faire, Enzo, puisque c’est ta trouvaille ?

– Rien. Je voulais juste vous le montrer. De toute façon, on ne peut pas le déraciner pour le mettre dans un pot. Je suis sûr qu’il mourrait.

– Y a des chances. Par contre, on pourrait le cacher un peu, je trouve qu’il est visible de loin. Sans le priver de lumière, évidemment.

Une fois d’accord entre eux, les enfants ne rechignent pas à se retrousser les manches. Ils passent un quart d’heure à entasser des branches autour de la jeune pousse, tout en évitant soigneusement de l’étouffer.

À la fin, l’arbre semble jaillir d’un nid de cigogne.

Ils prennent alors quelques photos qu’ils décident à l’unanimité de ne pas partager sur les réseaux. L’endroit doit rester secret.

Un nuage passe devant le soleil déjà bas, tandis qu’un vent glacial se lève. Il est grand temps de partir.

– On se natchave ?

Sans un regard derrière eux, les enfants s’éloignent en débattant bruyamment du dernier "Deadpool". L’arbre blanc est déjà oublié.

Le merle attend patiemment que la joyeuse troupe soit hors de vue. Quand le calme est enfin revenu, il saute de sa branche et plane jusqu’au petit arbre blanc.

Les deux disparaissent en même temps, sans un bruit.

***

Angleterre - Warwickshire, 1905.

Deux enfants d’une douzaine d’années marchent lentement dans les sous-bois. Le plus mince fouette les orties et les branches mortes à l’aide d’une longue baguette en frêne. Il a l’air contrarié.

– Il était là ! Je te le jure !

L’enfant montre une zone dégagée en pleine lumière.

– Mon père dit qu’il ne faut jamais jurer, répond l’autre en s’asseyant sur une souche.

– On peut quand c’est vrai ! Et je t’assure que c’est vrai : j’ai vu un arbre tout blanc ce matin, à cet endroit précis. Je te le jure !

– Si tu insistes, Ronald, je veux bien te croire.

– Merci pour ta confiance, mais je préférerais retrouver mon arbre pour te prouver que j’ai raison. Et je t’ai déjà demandé mille fois de m’appeler John.

– Comme tu voudras... Reuel !

Anticipant la réaction qu’il a sciemment provoquée, le garçon se lève juste à temps pour éviter le coup de baguette qui s’abat sur la souche. Puis il s’enfuit en riant, avec un John furieux sur ses talons.

Mais ce dernier sait que son ami court trop vite pour lui. Il s’arrête au bout de quelques pas pour se retourner sur la petite clairière tranquille.

Un merle vient de se poser sur la souche. Fasciné, John observe l’oiseau noir qui tente de briser la coquille d’escargot qu'il tient dans son bec.

Toc, toc !

"Lui au moins, il ne se pose pas de questions", songe l'enfant. "Il fait ce qu'il doit faire."

La scène lui donne une idée. Certes, il n’a pas retrouvé l’arbre blanc, mais il va le dessiner tant que ses souvenirs sont encore frais.

John aime remplir ses carnets de croquis et de textes. Il trouvera bien une courte histoire pour accompagner le dessin. On dit qu’il est plutôt doué pour ça.

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