Scène 15
Théron rentra chez lui, le pas lent. L’air semblait si lourd sur ses vieilles épaules. Toutes ces années à voir grandir l’Héritière cachée, en vain. La pauvre petite était morte, brûlée vive avec cette chère Beckia. Comment le feu avait-il pris ? Beckia avait toujours précautionneuse, et Lisanna avait acquis ce trait de caractère.
Les incidents surgissaient parfois, sans crier gare : pour preuve, cet autre incendie, des années plus tôt, qui avait ravagé une étable et réduit à l’état d’esquilles d’os carbonisé quelques vaches. Même si l’enquête avait révélé après coup qu’un vagabond avait trouvé refuge dans l’étable et mal géré le feu qu’il avait allumé pour se réchauffer. L’homme n’était pas allé bien loin, complètement ivre ; sans le sou, il avait écopé d’une peine de travaux d’intérêt général pour compenser la perte des trois porcs, avec interdiction totale de boissons alcoolisées.
Le vieux Théron avait pris grand plaisir à voir la petite princesse grandir, bien qu’il n’ait pu manifester un intérêt légitime qu’une fois la fillette devenue sa nouvelle Apprentie. Elle avait vite appris les usages des Archives, respectait les règles, se montrait calme, diligente, facile à vivre et avide de savoir.
Pour comble de malheur, il y avait un autre décès à déplorer : celui de ses deux Compagnons, dont c’était le tour de garde cette nuit-là, qui avait été retrouvé inanimé dans un coin des Archives. On soupçonnait un arrêt cardiaque, malgré sa vingtaine d’années. Théron pensait être le seul à avoir distingué une piqûre sur le cou du jeune homme ; or la présence d’une abeille ou d’un moustique était hautement improbable en hiver.
Le vieil homme tapa des pieds sur le sol dallé du parvis de son logis pour faire tomber la boue, avant d’entrer chez lui. Il espérait que sa cadette, qui refusait d’épouser quiconque et vivait avec lui, s’occupant du ménage et de la cuisine, rentrait bientôt de sa visite à d’autres membres de leur famille. Sa bonne humeur lui manquait.
Théron se rendit dans la cuisine et ouvrit la porte du poêle en fonte émaillée. Remuant les braises à l’aide du tison, il actionna un petit soufflet pour activer les braises et referma la porte. Il versa ensuite de l’eau de la cruche dans la bouilloire et la posa sur le poêle. Le niveau d’eau dans la cruche n’était-il pas plus haut, ce matin ?
Se frottant les mains devant le poêle, il réchauffa lentement ses vieux os. Il faudrait qu’il pense à préparer une bouillotte pour le soir. Le froid n’était pas si intense, mais sa vieille carcasse le faisait de plus en souvent souffrir. Il récupéra une bouillotte en grès et la déposa près du poêle. Il y verserait une partie de l’eau lorsqu’elle serait à ébullition. Il attrapa ensuite une tasse et y déposa, dan un petit sachet de tissu brut, une bonne pincée d’un mélange de plantes bonnes pour ses os : prêle des champs, reine des prés, et feuilles de bouleau.
La bouilloire siffla, et il prépara sa tisane et sa bouillotte, puis les emmena avec lui dans son bureau. En bon Archiviste, il devait écrire un rapport sur les graves faits du jour. Il tira sa chaise et s’assit. Il restait quelques grains de sable sur l’écritoire. Étrange. Et l’eau du pot servant à nettoyer la point de la plume après usage avait été utilisé !
Théron examina son bureau, le regard acéré : il découvrit le rouleau supplémentaire. La main tremblante, il tira l’objet à lui et le retourna, dévoilant le titre. Il reconnut l’écriture : Lisanna !
— Comment… Comment est-ce possible ? Quand est-elle venue ici ? Que dit ce message… Quoi !
Le vieil homme se releva d’un bond avec une vivacité démentant son âge, et se précipita vers la chambre d’amis le rouleau à la main.
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