Scène 16
Elle fut tirée de son sommeil par le fracas de la chaise tombant sur le sol dallé, et sortit une main de sous les couvertures. Des doigts tremblants la saisirent, et elle se réveilla tout à fait. Relevant les paupières, elle contempla les larmes du Maître Archiviste.
— Oh… hoquetait le vieil homme. Oh ! Lisanna… Petite, tu es vivante ! Vivante !
— Maître Archiviste, chuchota la jeune fille. Attendez, laissez-moi me relever, je vous prie.
— Oui mon enfant, oui, bien sûr ! Oh… Vivante ! Quel bonheur !
Elle s’assit, et Théron la serra contre lui. Notant son raidissement, il la relâcha et la contempla avec ravissement.
— Mon enfant, ma chère enfant, dis-moi… Comment peux-tu être encore en vie ? Oh, tu es blessée ?
— Maître, avez-vous lu le rouleau ?
— Pas encore mon enfant. Dois-je le lire pour avoir ma réponse ? la taquina-t-il.
Sans attendre sa réponse, il sortit le parchemin du rouleau, l’ouvrit et le parcourut du regard. Au fur et à mesure, son visage s’assombrit, ses sourcils se froncèrent.
— Ma pauvre enfant… Je n’ai jamais apprécié cet homme, mais jamais n’aurais-je imaginé qu’il était un tel monstre. Louée soit cette pauvre chère Beckia, elle a fait preuve d’une prévoyance persistance. Je sais qu’elle a préparé un sac pour s’enfuir lorsque son mari est décédé. Nous en parlions de temps en temps. Au fil des années, elle a dû discrètement modifier le contenu, car tu grandissais, et puis les provisions devaient rester en bon état, au cas où…
Il déglutit.
— Comprends-tu, mon enfant, Beckia, son mari et moi avions toujours des doutes. Ce ne pouvait pas être de simples coupe-jarrets qui avaient attaqué le château : de tels coquins auraient préféré s’en prendre à une cible facile ; il y a plusieurs villages entre la frontière et nous. Même en admettant qu’une telle bande de malandrins s’abattent sur notre pays, ils seraient restés cachés dans nos fourrés jusqu’à ce que les soldats du Roi, les débusquent et les abattent !
La jeune fille l’écoutait toujours, sa main posée sur celle du vieillard. Théron humecta ses lèvres.
— Vois-tu, Gacrow est arrivé plusieurs mois avant la tragédie. Il se présentait déjà comme marchand itinérant, prétendument charmé par la beauté de nos forêts, mais son regard était trop observateur, toujours en mouvement. Certes, un marchand itinérant a besoin de surveiller son environnement, car le danger est présent sur les routes lorsque l’on convoie des marchandises… Mais il y avait quelque chose dans sa démarche que je n’ai vu que chez des sicaires.
Elle n’osa pas lui demander en quelles circonstances il avait rencontré de telles personnes. Ancien Archiviste Royal, Théron avait autrefois fréquenté la Cour du Roi des Branches Vertes : il avait certainement fait la connaissance de toutes sortes d’individus.
— Enfin, ce ne sont guère que des soupçons de la part d’un vieil homme ! Bon, je vais contresigner ton témoignage et le mettre en lieu sûr. Je déplacerais également le Rouleau Scellé de Beckia et quelques autres : j’ai été trop négligent sur la sécurité.
— Un instant, Maître !
La jeune fille tira de son sac le Rouleau de sa mère adoptive et le tendit à Théron.
— Merci, ma chère. Bon, il va falloir te mettre à l’abri de cet homme… Et la petite Lilette aussi ! Comment faire, comment faire… s’interrogea Théron avant de plonger dans un abîme de réflexions.
Elle saisit entre deux doigts la manche du Maître Archiviste et questionna doucement :
— Maître Archiviste… Comment va ma petite sœur ?
— Elle est très affectée par la situation, je le crains… Elle a longtemps pleuré. Pour le moment, j’ai demandé à la famille de son amie de la garder encore quelques temps, au moins jusqu’au retour de Gacrow, mais, sachant ce que je sais désormais, je ne peux la confier à cet homme !
— Qu’elle reste là-bas, je vous en prie ! Après tout il n’est pas son père, et sans maison ni femme, Gacrow aura encore moins de raisons de s’occuper d’elle !
— Ça ma semble correct, en effet. De plus, Beckia et cette famille étaient amis aussi. Faisons ainsi ! décida le vieil homme. tu iras avec eux aussi, bien sûr. Lilette sera très heureuse de sa voir que…
— Non ! Je vous en prie, Maître, non ! Que personne d’autre que vous ne sache ma survie ! J’ai coonfiance en vous, qui avez si longtemps conservé le secret de ma naissance, mais en personne d’autre ! Tôt ou tard, Gacrow, cracha-t-elle son nom, reviendra de sa tournée, jouera au bon mari éploré, et trouvera un moyen de me tuer quand même ! Qui sait si il ne s’en prendra pas à Lilette aussi, il la croyait endormie à l’étage !
— Mon enfant… Que veux-tu faire, alors ?
La jeune fille prit une profonde inspiration.
— Maître, je veux me venger de ce monstre. Je veux… le tuer. Je dois apprendre à me battre pour cela.
— Et le trône ? Que souhaites-tu en faire ?
— À cet égard, Maître, je ne suis pas sûre. Le Royaume des Branches Vertes a-t-il vraiment d’une nouvelle Reine ? Le peuple, par le biais des Conseils, se dirige fort bien !
— Pas tant que cela, mon enfant ! Hélas, pas tant que cela.
Théron entreprit d’éclairer la jeune fille sur ce sujet. Le Royaume ne se portait pas si bien. Faut d’être renouvelé, nombres d’accords et de traités allaient expirer dans les années qui suivaient. Certains avaient pu être renégociés, non sans difficultés. Lentement mais sûrement, le Royaume des Branches déclinait, faute d’un dirigeant unique, interlocuteur privilégié…
— Cependant, Maître Théron, je ne puis réclamer mon héritage actuellement ! Je ne connais presque rien de l’art de gouverner, et avec ce tueur en liberté, le risque d’assassinat est trop élevé ! Je ne suis…
Ses émotions la submergèrent et sa voix se brisa.
— Je ne suis qu’une… petite fille qui.. qui rêve de… vengeance, sanglota-t-elle.
Elle remonta ses genoux contre son visage, le corps secoué par les larmes. Théron l’entoura de ses bras, lui murmurant des mots sans aucun sens pour l’apaiser. Elle avait été si calme depuis la nuit précédente, d’où venaient ses pleurs ? Plus tard seulement comprendrait-elle que ses sentiments avaient été mis en pause, et ne ressortaient si violemment que parce qu’elle se sentait en sécurité ; pour le moment, elle ne pouvait qu’être emportée par le flot intarissable. Le contact du vieil Archiviste la rassurait, presque autant que l’étreinte d’une mère aimante.
— Maman, hoqueta-t-elle. Maman !
L’après-midi tirait à sa fin. Théron pensa nostalgiquement à sa tisane trop infusée et sa bouilloire qui refroidissaient dans le bureau, puis se secoua. Il y avait plus important que des feuilles bouillies ! Tirant un mouchoir d’une de ses nombreuses poches, il l’offrit à la petite fille qui se lamentait contre lui.
Ils reprirent leur conversation lorsqu’elle s’apaisa enfin. Elle évoqua le mercenaire qui s’était reposé à l’auberge du village, évoquant son intention de le suivre jusqu’au camp de sa compagnie. Il avait un peu bu ce soir-là, et indiqué que le recrutement était ouvert ; la rumeur avait couru sur les lèvres, jusqu’à parvenir aux oreilles de la jeune fille. Théron souhaitait rester en contact, et suggéra qu’elle lui envoie une missive dès qu’elle en aurait la possibilité. Ils correspondraient ainsi le temps qu’il faudrait, tandis qu’il s’assurerait, comme depuis treize années déjà, que le trône reste vacant et le Royaume des Branches Vertes en état.
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