Scène 31
L'aube se leva sur un champ de ruines : le camp avait été ravagé méthodiquement par les assaillants inconnus. Kisanna slaloma entre les cadavres mutilés, évitant de les regarder. Elle avait peur de les reconnaître.
La nuit précédente, il semblait pourtant qu’ils parviendraient à se mettre en sécurité. Chaque groupe avait progressé précautionneusement, prenant des trajectoires différentes. Les garçons avaient rapidement suivis les filles en les voyant sortir. Seulement, les ennemis étaient partout : ils avaient attaqué brutalement, et les apprentis s’étaient dispersés…
Ainsi, Kisanna avait finie séparée des autres, sans autre possibilité que de passer de cachette en cachette, évitant autant que possible de se battre, espérant retrouver des camarades au passage…
D’après le tapage, le combat se poursuivait encore près des quartiers des officiers : sans doute parce que c'était là que se trouvaient les meilleurs combattants… Il lui fallait se concentrer sur son environnement immédiat, si elle ne voulait pas se faire tuer par un assaillant errant.
La brume qui se levait en même temps que le jour rendait le cheminement plus dangereux. Kisanna progressait lentement, aux aguets, se dirigeant vers le quartier des officiers, ignorant la brûlure de la fatigue dans ses muscles.
À sa surprise, elle parvint sans encombre au bord de la grande place devant le centre de commandement. Elle était parvenue à éviter les quelques ennemis aperçus. Elle se posta dans un coin discret, ayant besoin d'un peu de repos, mais son regard continuait à parcourir les alentours et ses oreilles analysaient le moindre son. Elle entendit un bruit puis un juron bien reconnaissable : quelqu'un avait trébuché… La Capitaine ! Et là, cette ombre qui se déplaçait derrière elle, qui était-ce ? Ami ou ennemi ?
Oubliant toute prudence, Kisanna se précipita soudain en hurlant ; la Capitaine releva la tête, se retourna, tentant de lever son épée… Kisanna vit celle de l'adversaire traverser le bras de sa Capitaine dans un sifflement assourdi. La Capitaine recula sous le choc et son bras… tomba…
Kisanna avait l'impression de courir dans de l'eau ; elle vit la femme s'agenouiller en hurlant de douleur, se tenant le moignon, puis l'ennemi qui levait à nouveau son épée pour l'achever…
Il abattit violemment sa lame dans un coup latéral pour détacher la tête de la Capitaine de ses épaules ; dans un bruit retentissant, l'épée de Kisanna vint s'interposer et dévia le coup mortel. Ahanant sous l'effort et la fatigue, la jeune femme regarda farouchement son ennemi.
L'homme était manifestement rompu au maniement de son arme, sa cuirasse était impeccable malgré les durs combats et sa cape faite d'une fourrure qui semblait valoir cher.
— Kisanna ! hurla la Capitaine, va-t-en tout de suite, tu n'es pas de taille !
Pour toute réponse, Kisanna se mit en garde entre sa Capitaine et l'ennemi, qui ricana.
— Je refuse, mon Capitaine, répondit-elle calmement.
— Kisanna, c'est un ordre !
— Je refuse, mon Capitaine.
La Capitaine jura. Kisanna et l'ennemi se jaugeaient du regard ; aucun d'eux ne détourna la tête en entendant deux autres personnes arriver en courant.
— Vous deux, ordonna la Capitaine, emmenez-la avant qu'elle se fasse tuer ! Laissez-moi seule.
— Mais Capitaine, fit la voix grave de Nours, vous…
— Moi je suis foutue, mais vous, vous avez une chance de survivre. Dégagez de là tous les trois !
L'autre personne grogna. Kale ! Kisanna affermit sa position défensive et se tint prête, tandis que son ennemi l'évaluait. Il se fendit soudain en avant ; Kisanna réussit tout juste à parer son attaque. L'ennemi poursuivit ses feintes, jaugeant les capacités de la jeune femme. Il s'arrêta brièvement, émit un marmonnement approbateur en voyant que Kisanna restait sur sa position malgré ses bras tremblant de fatigue, puis donna un coup violent qui atteignit la jeune femme à la tête.
Les trois spectateurs crièrent ; mais Kisanna fit un pas en arrière, reculant la tête ; le foulard qu'elle avait noué autour de sa tête pour empêcher ses ennemis d'évaluer son âge, un cadeau de ses amis pour son anniversaire, fut fendu en deux. Lentement, il tomba au sol, accompagné du sang qui coulait de l'entaille infligée. Elle se remit en garde, déterminée. Face à elle, l'homme se figea et murmura :
— Mélisanne ! Non, c’est impossible…
Kisanna fut surprise. C'était le nom de la Reine… de sa mère !
— Vous connaissiez donc la Reine des Branches ? murmura-t-elle.
Les bras de l'homme retombèrent mollement : il était secoué.
— Maintenant, Kisanna ! fit la Capitaine des Éclairs. Enfonce-lui cette épée dans le corps !
La jeune femme se fendit en avant, mais l'adversaire repoussa son épée d'un simple revers négligent de la sienne.
— Toi, jeune fille… Tu ressembles tant à Mélisanne qu'une coïncidence me semble impossible, tu dois lui être liée par le sang ! À part la couleur de tes yeux… Et ton âge semble correspondre… On m’a pourtant dit que sa fille était morte dans ses bras !
L’homme expira bruyamment, les yeux dans le vague, mais sa posture indiquait qu’il restait prêt à la riposte.
Kisanna plissa les yeux tandis que son adversaire la fixait à nouveau. Il ouvrit la bouche, tendit le bras et prononça :
— Viens à mes côtés et épouse-moi.
Kale s’étouffa et agita son arme, mais Nours le retint d’une main sur l’épaule.
— Attends, Kale !
Ils observèrent attentivement la réaction de Kisanna, fulminants. La Capitaine avait entrepris de se bander le moignon, blême à cause de la perte de sang, mais s’était arrêtée en entendant la proposition incroyable de l’ennemi.
Kisanna n’en croyait pas ses oreilles. Abasourdie, elle remit son épée en position, écarta ses pieds dans la bonne position, et soutint le regard de l’homme.
— À qui ai-je l’honneur ? questionna-t-elle. Vous ne vous êtes mêmes pas présenté avant de me faire cette demande.
L’homme rit :
— Hé bien, je suis Berethius, bien sûr ! Qui d’autre aurait osé attaquer une compagnie de mercenaires aussi réputée avant qu’elle ne devienne une réelle menace pour moi ?
La Capitaine jura à nouveau : elle possédait un répertoire fort coloré et n’hésitait pas à s’en servir. Berethius l’ignora, releva son épée et la posa contre la lame de Kisanna.
— Quel est ton nom, demoiselle ? Car je vois bien que tu es trop jeune pour être Mélisanne…
— Berethius le Conquérant. Le fameux Berethius qui met le continent à feu et à sang et qui vient de massacrer la seule famille qu’il me reste.
— En chair et en os, très chère !
Kisanna répliqua doucement, si doucement que Kale et Nours durent tendre l’oreille pour saisir sa réponse :
— Allez mourir, Berethius. Je refuse d’épouser un vieux.
Le sourire de Berethius disparut. Reculant d’un pas, il se contenta d’un :
— Très bien, demoiselle. Par égard pour votre ressemblance avec Mélisanne et votre bravoure, je vous laisse vivre aujourd’hui, mais si vous comparaissez de nouveau devant moi je ne serais pas si clément.
Il fit un geste d’une main pour appeler ses soldats qui attendaient tout près et termina :
— J’en ai fini ici, de toute façon : la Compagnie des Éclairs est détruite. Il m’en reste encore quelques autres à éliminer, et puis je pourrais poursuivre ma conquête l’esprit tranquille. Bonne chance pour survivre, Capitaine ! ajouta-t-il, ironique, saluant d’un geste la femme agenouillée.
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