Scène 39

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Quelques années plus tôt, un marquis désargenté avait marié de force sa fille à un vieux seigneur voisin en échange d’une confortable rente. Le riche seigneur les aimait jeunes. La nuit du mariage, aux petites lueurs du matin, le manoir avait pris feu. Les domestiques, habitués à se lever tôt, furent rapidement réveillé et entreprirent d’étouffer les flammes, mais presque tout partit en fumée. Avec les meubles, les murs et le plafond, le seigneur et son épousée périrent eux aussi…

Enfin, ça, c’est ce que tout le monde croit, pensa Shuvan, se frottant une tache blanche sur la joue.

Elle contemplait, perchée sur un toit à bonne distance, accroupie dans l’ombre, l‘incendie qu’elle avait provoqué dans un entrepôt de farine. Son employeur, un distributeur de denrées alimentaires, n’avait du tout goûté la plaisanterie : le producteur avait coupé le produit avec de la craie ! Le distributeur avait perdu une somme d’argent considérable après que des acheteurs aient remarqué que la farine était frelatée, et la justice lui collait aux fesses comme une sangsue. Il avait bien accusé le producteur, mais celui-ci avait su graisser les bonnes pattes pour ne pas être ennuyé.

Shuvan avait apprécié le plan du client et l’avait accepté aussitôt. Ça la changeait des assassinats et puis, mettre le feu, ça la connaissait. Elle avait bien réussi avec le manoir de son défunt mari. Si on pouvait appeler ainsi un sale vieux pervers libidineux. Elle s’était enfuie avec la complicité d’une des jeunes domestiques qui subissaient aussi les assauts du vieux seigneur, soulagées d’en être enfin débarrassée bien que cela impliquât qu’elles retrouvent du travail ailleurs.

Shuvan évitait généralement de penser aux années qui avaient suivi. Une jolie fillette aux cheveux de feu ne passe pas inaperçue. Elle avait vécu des moments bien sombres, jusqu’à ce qu’elle rencontre un assassin qui cherchait un successeur, garçon ou fille, peu lui importait. Il avait vu quelque chose en elle et l’avait approchée uniquement pour lui faire cette proposition. Dire qu’elle l’avait pris pour un client ! Ravie de quitter une vie consistant à écarter les cuisses, Shuvan s’était révélée douée dans son nouveau métier. En quelques années, elle rivalisait d’adresse avec son mentor. Puis celui-ci avait défuncté, de maladie. Une prostituée lui avait refilé une infection persistante, ce qui lui avait fait passé toute envie de rapprochement physique avec la gent féminine.

Son mentor avait été strict, et Shuvan lui en savait gré : grâce à cela, bien qu’à peine adulte, elle était parfaitement apte à se débrouiller. Elle avait même hésité à rendre une petite visite à son cher père. Elle renonça seulement en se rappelant qu’il était le seul pourri de sa maisonnée et que le reste de la famille et les quelques domestiques n’étant pas encore partis dépendaient de lui pour leur subsistance.

Encore que… Shuvan se souvenait d’avoir aidé au potager et aux volailles de l’arrière-cour qui les nourrissait. Sa belle-mère venait d’une famille de barons de la campagne, qui ne se différenciaient guère des paysans que par leur titre ; sa dot, c’était ses connaissances qui leur étaient utiles pour survivre au quotidien. C’était pour cela que le marquis l’avait épousée en secondes noces.

La jeune femme eut un pli amer. Sa belle-mère lui manquait. Elle avait été adorable avec l’enfant aînée du marquis, et l’avait traitée avec la même bienveillance que les nombreux fils et filles qu’elle avait eu avec son orgueilleux époux. D’ailleurs, les petits aussi manquait à Shuvan. Elle se promit, une fois de plus, que lorsque le plus âgé de ses frères serait prêt à reprendre le titre, elle « aiderait » leur père à le lui transférer.

Plus loin, des gens hurlaient près de l’entrepôt de farine, tentant en vain d’éteindre le feu. Shuvan grimaça de satisfaction : c’était trop tard pour sauver la marchandise. Ça leur apprendrait à tricher. Elle n’avait plus qu’à repartir comme elle était venue. Son employeur serait content, et il lui payerait le reste de la somme convenue, elle y veillerait.

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