Le Tsar
Sans doute lassés d’être toujours derniers en matière d’armement nucléaire, les Soviétiques décidèrent de frapper un grand coup et de prendre la tête des opérations. Ils le firent avec un tel brio qu’ils détiennent encore à ce jour le record de la bombe la plus puissante jamais testée – et ce record devrait probablement tenir pour l’éternité. Le 30 octobre 1951, l’île de Severny dans l’océan arctique au nord de la Russie fut ainsi la cible de la fureur de ce que nous appelons chez nous la Tsar Bomba. Mais, pour des raisons évidentes, les Soviétiques ne l’ont jamais appelée comme ça. Ils l’appelèrent très poétiquement RDS-220, et son surnom était Ivan. La bête faisait huit mètres de long et deux mètres de diamètre. En raison de ses vingt-sept tonnes, il était impossible de la monter sur un missile balistique intercontinental, ce qui en faisait une arme d’intérêt pratique quasiment nul. Elle était clairement conçue dans l’unique but de montrer qui avait la plus grosse. Et, en l’occurrence, elle aurait pu être encore plus grosse : conçue pour pouvoir libérer cent mégatonnes grâce à un troisième étage de fission à neutrons rapides, elle fut finalement bridée à cinquante mégatonnes, et ce, pour plusieurs raisons. La première étant que l’équipage du bombardier qui l’aurait larguée n’aurait eu absolument aucune chance de s’en tirer. La seconde était que les retombées auraient été absolument effarantes et principalement dirigées sur l’URSS. La chose mérite d’être signalée, tant il fut rare que les dirigeants soviétiques se souciassent de la santé de leurs compatriotes. Bridé, le Tsar laissait une petite chance à l’équipage (la probabilité de survie était évaluée à cinquante pourcents) et, surtout, quatre-vingt-dix-sept pourcents de l’énergie libérée était due à la fusion du combustible du deuxième étage, produisant ainsi très peu de fission et donc très peu de déchets. Toutes proportions gardées, le Tsar fut ainsi l’une des armes nucléaires les plus « propres » jamais testées. Le bombardier, un Tu-95V modifié aux dimensions hors normes du Tsar et couvert d’une peinture réfléchissante spécifiquement conçue pour protéger l’avion des rayons qui aurait pu endommager sa structure métallique, largua son colis depuis une altitude de dix mille mètres. Le temps que le Tsar atteigne son altitude de détonation (quatre mille mètres), le bombardier avait pu s’éloigner de quarante-cinq kilomètres. L’avion chuta de mille mètres au moment du passage de l’onde de choc, mais put se poser sans dégâts tandis que le champignon nucléaire de quatre-vingt-quinze kilomètres de large pénétrait la mésosphère.
Le Tsar avait fait le job : Khrouchtchev avait la plus grosse (trois mille six-cents fois Hiroshima).
Peu importe que le Tsar ne puisse être monté sur un missile, et peu importe que l’essentiel de son énergie ait été inutilement rayonnée vers l’espace, c’était un fait : Khrouchtchev avait la plus grosse.
Le Tsar avait libéré en une microseconde l’équivalent de dix fois tous les explosifs utilisés lors de la Seconde Guerre mondiale. Le Tsar avait tout rasé dans un rayon de cinquante-cinq kilomètres : Khrouchtchev avait la plus grosse.
Le Tsar avait brisé des vitres jusqu’à neuf cents kilomètres de distance : Khrouchtchev avait la plus grosse.
Les Américains s’étaient arrêtés à l’essai Castle Bravo de quinze mégatonnes et à la construction de la B41 d’une puissance théorique de vingt-cinq mégatonnes : Khrouchtchev avait la plus grosse.
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