Soutenance
On était en juin, j’étais dans le train ; il faisait un temps de chien.
L’été semblait loin.
Le TGV filait pour Lille, j’allais à la soutenance de mon stagiaire. Usuellement, les soutenances ont plutôt lieu à la fin de l’été, mais là, je ne me souviens plus ni comment ni pourquoi mon stagiaire s’était arrangé, mais sa soutenance avait été avancée. Il n’avait donc pas grand-chose à présenter, car son stage avait à peine commencé. Et même au-delà de ça, mon stagiaire était un tel raté que même après trois ans de travail, il n’aurait sans doute rien eu de valable à présenter. Je commençais même à me demander si cette soutenance n’avait pas été avancée dans le sombre projet de jouer à chaque instant la carte du « je n’ai pas de résultats car je viens de commencer », puis je me ravisai : non, mon stagiaire était beaucoup trop nul pour y avoir pensé.
Je m’en voulais de l’avoir recruté. Lors de l’entretien, il m’avait semblé parfaitement normal, et même, avais-je osé penser, vaguement compétent. Je ne comprenais pas comment j’avais pu me faire rouler mais, de toute évidence, je m’étais sévèrement planté. Gaël, puisque c’était son prénom, s’était révélé ce que je me devais bien de qualifier un gros teubé. Il ne comprenait à peu près rien à ce que je lui demandais, ne prenait pas de notes sur ce que je lui disais – prétendant ne pas en avoir besoin alors que la suite des événements devaient systématiquement nous prouver le contraire. Son phrasé était hésitant, ses explications confuses, ses capacités intellectuelles proches du néant. Son rire était tonitruant et son regard catatonique. Quand on lui parlait, il semblait absent, un peu comme si dans sa tête la lumière était allumée mais qu’il n’y avait personne dedans. Un cauchemar de chaque instant. Je n’essaie pas de l’enfoncer, j’imagine que le pauvre n’y était pour rien, il était probablement malade, autiste ou quelque chose du genre, j’essaie juste de vous faire part de mon désarroi devant cette situation que j’avais moi-même provoquée. J’avais beau me repasser le film de son entretien, auquel j’avais convié un collègue, je ne voyais pas comment j’avais pu rater ça. Mon collègue non plus. Nous étions atterrés par nous-mêmes, vaincus.
J’allais au bar pour tenter de me changer les idées. Sur des panneaux, la SNCF faisait la promotion de ses nouveaux sièges violets et de son risotto Alain Ducasse. Je me demandai comment les équipes marketing de la SNCF avaient pu penser que tout ça pourrait un minimum nous intéresser. Au comptoir du bar, je me contentai d’un café noir – j’étais encore fatigué de ma soirée de la veille : une étrange embuscade montée par une vieille amie qui voulait me présenter des copines (j’avais évidemment dit oui) et je m’étais retrouvé dans une sorte de convention de camionneuses soviétiques ; à ce jour je n’ai toujours pas compris comment j’avais pu me retrouver impliqué dans une soirée aussi tragique.
Je buvais mon café à petites gorgées pour le faire durer, et comme tout était bon pour essayer d’oublier mon stagiaire qui m’attendait à l’arrivée du TGV, je me plaisais à repenser à la scène lunaire vécue au petit matin avant de monter dans le train. J’étais passé au laboratoire d’analyses médicales pour récupérer des examens de routine, et j’avais dû faire la queue derrière un pauvre type qui s’était fait engueuler par la laborantine parce qu’il avait pissé au-dessus du trait. Le type tout penaud suggéra juste d’en vider un peu dans l’évier, la fille refusa de manière lapidaire, il tenta alors de négocier un nouveau passage à l’urinoir, ce qui ne la fit pas plier davantage ; il renonça alors d’un air las. Au moment de payer rien ne s’arrangea, il était en effet « polysystème », un terme que je ne connaissais pas, une sorte d’affiliation à une sécurité sociale en tant que public et privé ; je n’y comprenais rien, toujours est-il qu’il se fit malmener et apprit qu’il ne pourrait pas être remboursé. Bref, il avait gagné sa journée. Pour ma part, je récupérai mes résultats – ouf, je n’avais plus de gammas.
Je finissais tranquillement mon café devant l’écran du wagon-bar qui diffusait BFMTV. Apparemment, c’était officiel : à droite, Laurent Culé avait pris le contrôle du parti. Je savais depuis longtemps que la démocratie représentative était un système tout pourri, bien que ce fût probablement quand même le meilleur : les politiques n’étaient pas là pour le bien du pays mais pour leur carrière. Ce n’était pas les plus altruistes qui étaient élus mais les plus obsédés par le pouvoir, le jeu électoral ne sélectionnant que les plus doués pour la compétition et favorisant ceux qui avaient les moyens de faire valoir leurs intérêts. Sur le marché politique, qui était un marché de concurrence très imparfait et terriblement asymétrique, on était structurellement condamné à écoper de parfaits salopards ne pouvant accoucher que de solutions tout à fait anti-optimales pour la communauté. La fonction-objectif maximisée par le jeu politique qui n’était qu’une chasse aux bulletins de vote n’était pas le bien commun mais le score des partis, des machines inhumaines se foutant éperdument des citoyens qu’elles étaient censées représenter. Repensant à tout cela, je me disais que, tout de même, une bonne dictature éclairée aurait quand même été la panacée. Le problème, bien sûr, était qu’une dictature éclairée avait toutes les chances de n’être pas éclairée du tout, et de tourner à la dictature tout court. Avec sept milliards de personnes sur la planète – bientôt huit –, je me disais qu’on était quand même globalement bien dans la merde avec nos systèmes démocratiques et notre économie basée sur le trading à haut fréquence algorithmique, le tout orchestré par la pensée prédatrice et autoréalisatrice de spéculateurs pathologiques. Je me remis alors à penser à la Singularité, à l’avènement de la super intelligence artificielle : peut-être pourrait-elle nous sauver de types comme Laurent Culé ?
Sans transition, le speaker parlait d’une altercation dans le nord de Paris, la situation était confuse, apparemment un pantalon avait glissé et la matraque d’un flic était subrepticement rentrée dans le cul d’un jeune Noir dont certains disaient qu’il était un indic. Je décidai alors que j’avais eu ma dose du spectacle de mon espèce pathétique.
De retour à ma place, j’essayais de passer le temps en étudiant les gens. Une jeune femme squelettique au regard sévère derrière ses lunettes de grand-mère lisait un truc qui m’avait l’air d’une érudition cosmique : « L’évolution des méthodes d’enseignement à l’université italienne dans les années 1910. »
Arrivé à Lille, mon stagiaire était là, il m’emmena à l’université. La soutenance eut lieu, elle fut catastrophique comme prévu. Il y eut quelques questions suivies par un silence abasourdi, dont la politesse ne parvint pas à masquer l’état de consternation totale devant la nullité du travail produit.
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