25 avril 1986
Il faisait beau le 25 avril 1986 sur l’oblast de Kiev, en Ukraine. Le printemps était là, insolent, la vie reprenait ses droits en explosant. Il faisait bon vivre à Pripiat, petite ville nouvelle et moderne où les réacteurs nucléaires poussaient sur les bords du fleuve comme des fleurs dans les champs. Quatre réacteurs de grande puissance à tube de force, dits RBMK, étaient en exploitation à la centrale Lénine située à trois kilomètres de Pripiat. Deux autres réacteurs étaient en construction : le réacteur n°5 était terminé à quatre-vingt pourcents et le n°6 à cinquante pourcents. La planification soviétique en prévoyait au moins six de plus, ce qui aurait fait de Pripiat l’une des villes les plus nucléarisées du monde – si ce n’est la plus nucléarisée du monde. Le RBMK représentait l’aboutissement de la technologie soviétique sur les réacteurs nucléaires refroidis à l’eau bouillante et modérés au graphite. Le RBMK devait être le fleuron de la flotte électronucléaire communiste, il devait être le symbole du nucléaire tout-puissant et pacifique, mais il allait bientôt devenir tout autre chose.
Dans la salle de contrôle du réacteur n°4, les préparatifs pour un essai d’îlotage de sécurité allaient bon train. Un essai d’îlotage consiste à vérifier qu’un réacteur peut être coupé du réseau électrique, qu’il peut être coupé du monde – comme une île, d’où le nom de l’essai – et poursuivre son fonctionnement tranquillement, ou en tous cas de manière sécurisée. L’idée est de vérifier que le réacteur est capable de s’auto-alimenter, que ses pompes peuvent continuer de fonctionner alors que le réseau électrique est coupé. Comme vous vous en doutez, cet essai allait très mal se passer. Impossible de ne pas voir l’ironie de la situation : la pire catastrophe de l’histoire de l’industrie a été provoquée par un essai qui se voulait être un essai de sécurité.
Était-ce un présage que de nombreuses autres centrales avaient refusé de mener cet exercice, le jugeant trop dangereux ? On peut le penser. Mais à la centrale Lénine, on a dit oui. L’essai en question devait avoir lieu dans la journée, supervisée par une équipe d’ingénieurs expérimentés. Le réseau électrique du pays était cependant confronté à une panne d’un autre réacteur. L’essai fut donc repoussé à une heure plus clémente pour les besoins de production électrique du pays. L’essai allait donc avoir lieu de nuit, piloté par une équipe d’ingénieurs moins expérimentés. Personne ne pourra jamais savoir si sans ce changement de programme la catastrophe aurait pu être évitée, mais c’est peu probable : ce petit contretemps n’était que la partie émergée de l’iceberg. Bien d’autres libertés avaient déjà été prises, parfois très en amont dès la conception du réacteur ou dans la nomination des managers de la centrale, et parfois beaucoup plus récemment, notamment dans l’établissement du protocole d’essai, dans le plus total mépris des règles de sécurité. Les réacteurs de la centrale Lénine avaient par ailleurs été construits « sans aucun respect des normes, des technologies de montage et de construction définies dans le cahier des charges » d’après un rapport interne du KGB.
Grigoriy Medvedev, que j’ai déjà mentionné, explique que les causes profondes de l’accident de Tchernobyl sont la bureaucratie et l’incompétence, l’absence de culture de sûreté, la peur de la punition et un manque absolu de bon sens. Deux mois avant l’accident, dans une réunion interne, Medvedev parlait de « tragédie nationale », il expliquait comment tout le monde mentait – et était enseigné à mentir. Il expliquait que les postes de managers du parc nucléaire étaient tenus par des incompétents promus par le système bureaucratique soviétique.
Medvedev et quelques collègues, bien au courant de l’accident grave survenu quelques années auparavant à Three Mile Island aux États-Unis, y pensaient tout le temps. Ils remerciaient la providence que cela ne soit pas encore arrivé en URSS, mais ils n’étaient pas dupes : ils sentaient bien qu’avec les pratiques communistes l’épée de Damoclès n’allait pas tarder à tomber, et ils sentaient bien que ce coup-ci l’accident irait beaucoup plus loin qu’à TMI.
Medvedev indique que Viktor Bryukhanov, directeur de la centrale de Tchernobyl, était thermodynamicien. Il n’y connaissait absolument rien en physique nucléaire et faisait preuve d’un manque de respect total envers le risque et la technologie. Lui et ses semblables faisaient montre d’une incompréhension fondamentale de la nature d’un réacteur nucléaire, qui n’était considéré par ces gens-là comme rien de plus qu’une simple bouilloire, au mieux un samovar. Bryukhanov avait été nommé pour son militantisme forcené, pour son obstination au remplissage et au dépassement des objectifs de production fixés par Moscou. Medvedev explique également comment l’URSS surestimait systématiquement la sûreté de ses réacteurs. La puissance électronucléaire du parc soviétique semblait suivre la même courbe explosive qu’une réaction en chaîne, entraînée par le délire de la force et le fantasme du prestige.
Medvedev souligne également que pour l’essai d’îlotage du réacteur n°4, les dirigeants de la centrale avaient décidé, dans un accès de délire manifestement total, de déconnecter les systèmes de sécurité. La raison invoquée était la crainte d’une dégradation par choc froid du réacteur. En effet, en cas d’arrêt d’urgence, de l’eau froide est injectée dans le cœur chaud du réacteur, et le choc thermique ainsi provoqué, s’il est répété plusieurs fois sur la durée de vie de l’installation, peut en fatiguer l’acier. Les réacteurs modernes sont par exemple conçus pour résister à un certain nombre de chocs froids, nombre au-delà duquel le réacteur n’est plus autorisé à fonctionner car la cuve pourrait rupter si le choc était par trop de fois réitéré. Ainsi, pour éviter de fatiguer le réacteur, les dirigeants de la centrale avaient décidé de déconnecter le système de sécurité pour que l’eau froide ne puisse pas être injectée. Je vous demande de bien relire cette phrase et d’essayer de bien en saisir toute la portée : ces fous furieux s’étaient dit que, en cas de catastrophe, eh bien, vous voyez, ce serait quand même plutôt pas mal d’éviter d’abimer le réacteur, alors que, de toute évidence, un scénario dans lequel vous devez effectuer un refroidissement d’urgence n’est pas un scénario dans lequel ledit refroidissement est optionnel. On ne cherche pas à préserver un réacteur nucléaire qui s’emballe : on cherche à l’arrêter et à l’empêcher de fondre ou de s’enflammer (le graphite est hautement combustible). S’il faut refroidir le réacteur, ainsi soit-il. Si vous en êtes là, c’est que la situation est gravissime et la potentielle fatigue à long terme du réacteur ne devrait être que le dernier de vos soucis. Ce genre de refroidissement n’est pas intempestif, il est absolument curatif. Aucune forme de raisonnement logique et soucieux de la sûreté ne peut mener à la conclusion qu’un réacteur nucléaire se porterait mieux si son système d’arrêt d’urgence était débranché. Aucune. Seules l’incompréhension et l’incompétence, et aussi sans doute une bonne dose de mépris et de mégalomanie, peuvent l’expliquer. Et, comme si cela ne suffisait pas, la valve d’injection avait été fermée et sciemment bloquée, de sorte que même manuellement plus aucun refroidissement d’urgence n’était possible. Un tel comportement se situe bien au-delà du rationnel, et même bien au-delà de la volonté mercantile et totalement déconnectée de la réalité de ne pas fatiguer l’acier de la cuve du réacteur. Une vanne ne s’ouvre pas toute seule de manière intempestive alors que son système de commande est désactivé. Rien ne peut justifier de l’avoir manuellement bloquée. Et ce sont des gens capables de produire ce type de pensée qui se sont engagés, confiants et arrogants, dans la nuit du 25 au 26 avril 1986 avec la ferme intention de mener à bien cet essai que l’histoire nous oblige tristement à qualifier d’essai de « sécurité ». À 23h04, les dés étaient jetés : le dispatch donnait le feu vert à Tchernobyl pour démarrer l’essai.
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