Piscines

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J’étais en déplacement à l’usine de La Gale.

Sur le site, il faisait un temps du genre qu’on aurait pu décrire poliment comme humide et venteux : une tempête à faire voler les bœufs.

Bien à l’abri dans l’enceinte de l’usine, je suivais une délégation chinoise dans les couloirs. Les lourdes portes coupe-feu et les hublots blindés se succédaient. Les murs étaient en béton nu, parfois peints, dans des tons très années 80. Le cœur de l’usine, auquel on ne pouvait accéder qu’après un long cérémonial vestimentaire auquel survivait seulement notre caleçon, s’offrait à nous. Recouverts de blanc des pieds à la tête, munis d’un masque à gaz d’urgence, nous déambulions dans le dédale de l’usine.

La combinaison, trop grande, était atroce. Et, alors que j’avais gardé mon caleçon, je n’aurais su dire comment, elle parvenait à me gratter jusqu’au fion. C’était tout ce à quoi je parvenais à penser – mon cul –, alors même que nous étions dans le bâtiment des piscines, au plus proche de la matière radioactive : les assemblages de combustible irradié étaient là, sous nos yeux, et seuls quelques mètres d’une magnifique eau bleue nous protégeaient des rayonnements ionisants, éclairant notre visage au moyen de l’effet Tcherenkov.

En passant devant des techniciens affairés sur un robot, je parvins à effectuer un mouvement complexe de mon caleçon à travers ma combinaison. Tout de suite, je fus libéré des démangeaisons. Mon esprit put enfin se remettre sur les rails d’une pensée normale. En contemplant le fin bardage métallique qui recouvrait le bâtiment des piscines, je me fis la réflexion que, finalement, nous n’étions que dans un hangar. Un hangar nucléaire certes, mais un hangar tout de même. Pas une forteresse de béton armée. Le bâtiment des piscines n’était ni une fosse de stockage ni un réacteur nucléaire, il n’en avait pas la solidité, mais certains arguaient qu’il en avait pourtant la dangerosité. C’était un raisonnement recevable mais douteux : par rapport à leur passage en cuve de réacteur, les combustibles étaient infiniment moins dangereux (car moins « thermiques ») une fois arrivés dans les piscines. Ils étaient en revanche infiniment plus nombreux : plusieurs milliers de tonnes de combustible étaient entreposées dans les piscines, l’équivalent du chargement d’une centaine de cœurs de réacteurs – soit deux fois le parc nucléaire français. Si la piscine était gravement percée, ces milliers de tonnes de combustible se retrouveraient à l’air libre, chaufferaient puis fondraient, dans un remake sous stéroïdes de Tchernobyl et de Fukushima. Il existait bien évidemment des procédures de remédiation et des plans d’urgence ; des injections d’eau, des réservoirs, des pompes et des tuyaux. Mais le potentiel était là : une centaine de cœurs de réacteurs nucléaires presque à ciel ouvert. Car, oui : du point de vue d’un avion de ligne en train de se crasher sur le bâtiment, la fine tôle de métal du hangar était totalement négligeable. De ce point de vue, les combustibles étaient effectivement à l’air libre. Greenpeace avait bien évidemment alerté du danger. Un danger qui n’était d’ailleurs pas un secret ; Greenpeace n’avait en réalité rien révélé. Mais ils avaient indéniablement sensibilisé. Greenpower se défendait mollement en disant que le bâtiment pouvait résister au crash d’un Cessna – un petit avion à hélice. Cette réponse était grotesque et absolument hors sujet mais l’État n’avait jamais réellement cherché à effectuer des travaux de renfort. Nous vivions avec le danger. Pour ma part, confronté à des questions sur le sujet, je reconnaissais sans détour cet indéniable point faible de conception mais je voulais tout aussi bien admettre que la probabilité d’accident ou d’attentat était faible. Je ne prétendais pas qu’elle était nulle pour autant, ce qui nous ramenait inlassablement à la singularité mathématique de l’analyse de risque du presque zéro multiplié par l’infini.

Ma combinaison se remit à gratter. Heureusement nous arrivions à l’heure du déjeuner ; je rêvais d’un poulet frites et de la fin de journée.

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