Lundi
Après avoir laissé passer la semaine, c’est avec cette connaissance de la nature de mon antipathique chef de service que je me suis présenté dans son bureau à son retour de sa formation Marco Polo. Je lui ai demandé pourquoi le projet ATR avait été remis sur les rails. Pour en avoir entre temps discuté avec le chef de projet, je savais que Maxence n’en avait strictement aucune idée et qu’il s’était contenté de me nommer RRM car j’avais déjà travaillé sur le sujet. Je vis à son air coincé et à ses gestes raides qu’il mettait beaucoup de soins à faire croire qu’il savait le pourquoi du comment. Admettre son ignorance lui aurait été tout simplement insupportable. Il inventa donc une histoire au pied levé, qui n’avait ni queue ni tête. Je hochai la tête puis, pour lui montrer que j’en savais plus que lui sans le lui dire frontalement, et pour lui signifier qu’il n’était plus mon supérieur hiérarchique, je lâchai : « J’ai été nommé animateur d’étude sur ATR. » Je le vis blêmir. En quittant son bureau, je l’entendis littéralement siffler de haine. Je secouais la tête, en me disant que les choses allaient, de toute évidence, devenir épiques.
Une fois accepté le fait que la reprise d’ATR n’obéissait à aucune rationalité technique ou économique, il devenait plus facile d’imaginer le déroulement de la réunion qui avait abouti à cette somme de décisions folles. Jean-Michel, chef de la direction technique Vitrification, avait probablement été à la barre. Il n’avait toujours eu que mépris pour mon métier, la physique des particules, jugeant que si l’on en était réduit à réaliser des simulations sur supercalculateurs, c’était que l’on était tout simplement incompétent, lui qui avait fait toute sa carrière en se passant de la technologie moderne et se vantait d’avoir toujours tout pu gérer avec sa seule règle à calculer. Il ne nous vouait pas de haine particulière, c’est juste que nous n’existions tout simplement pas à ses yeux. Rien d’étonnant à ce que notre rapport technique démontrant la non faisabilité du procédé ATR n’ait pas attiré son attention. Il ne nous avait pas écartés volontairement. Il n’y avait nulle méchanceté dans sa démarche. Nos travaux volaient juste trop bas pour être visibles sur son radar. L’absence de représentants de notre métier semblait tenir à un simple hasard de calendrier. Et si quelqu’un s’était aperçu de notre absence, il n’avait manifestement pas jugé bon de reporter la réunion. J’imagine ensuite très bien Jean-Michel ouvrir la réunion en revenant à son idée première, qui était que le procédé ATR devait permettre une bien meilleure incorporation des actinides mineurs dans la matrice de verre. Il avait raison. Mais il n’avait pas cherché à en connaître toutes les implications. Biaisé par ses a priori, Jean-Michel avait sans doute présenté le procédé sous son meilleur jour. J’imaginais aisément le tour de table qui s’ensuivit. Je n’avais aucun mal à me figurer Jean-Louis, de la Sûreté, qui était au courant des conclusions de mon rapport, ne pas oser contredire l’homme fort de la réunion, connu pour être intraitable et pour ne jamais reconnaître ses torts. Écrasé par la personnalité et par l’autorité technique et historique de Jean-Michel, Jean-Louis, sans approuver explicitement le projet, n’avait probablement rien dit, tout simplement. Sylvain, du Contrôle-Commande, avait probablement interprété le silence de Jean-Louis comme une validation technique du procédé, bien qu’il ait été au courant de certains problèmes et qu’il ait eu lui-même quelques réticences personnelles à la mise en œuvre d’ATR. Devant le mutisme de Jean-Louis, Sylvain avait sans doute imaginé que nos réserves avaient été levées durant les vingt-deux mois d’étude d’avant-projet. Après tout, à quoi servent les études, si ce n’est à résoudre les problèmes ? Le fait qu’il n’ait eu qu’une connaissance générale du sujet l’avait probablement amené à rester en retrait malgré ses réticences personnelles. Restaient Denis et Amélie, respectivement du Cost et du Planning. Il ne m’était pas difficile de les imaginer abonder dans le sens d’ATR, les coûts engagés sur la faisabilité flirtant déjà avec le point de non-retour, et les procédés alternatifs, bien que prometteurs, étant en retard sur le calendrier. Bref, le comportement classique des gens du Cost. (Je hais les gens du Cost. Enfin, pour être précis : je ne déteste pas les gens du Cost en général, seulement tous ceux que j’ai rencontrés jusqu’à présent.) Philippe, le chef de projet, qui venait d’être nommé, n’avait strictement aucun recul sur le sujet. Devant l’aplomb de la direction technique et l’absence d’objections des autres métiers, il avait probablement imaginé qu’un fort consensus se dégageait en faveur du projet ATR et, encouragé par ce qu’il connaissait le mieux – le Cost et le Planning qui formaient son cœur de métier –, il avait probablement entériné la poursuite du projet, faisant fi sans le savoir de tout notre travail en radioprotection, jetant par la fenêtre une étude technique à quatre cent vingt mille euros. Le consensus n’était que de façade, et la faisabilité technique ne reposait que sur les a priori d’un homme certes brillant, mais qui ne pouvait – et ne voulait – pas savoir que les simulations avaient montré qu’ATR n’était pas viable. Philippe, dans la plus pure tradition de Green Power, n’avait pas cru bon de jouer l’avocat du diable. Il n’avait pas cherché à stimuler les opinions minoritaires, estimant, comme toujours, qu’il était inutile d’insister, et qu’une bonne réunion était une réunion dont devait se dégager un fort consensus et débouchant sur une prise de décision franche. Il lui aurait pourtant suffi de demander un second tour de table, en donnant comme consigne, avec son autorité de chef de projet, de souligner les points potentiellement difficiles, fussent-ils minimes, pour traquer le faux consensus. Il est probable que, dans ces conditions, Jean-Louis aurait osé évoquer mon rapport, et aurait rendu au débat son nécessaire côté contradictoire, lui permettant de retrouver une assise technique rationnelle. Mais non. Rien de tout ça n’avait eu lieu. De manière effarante et dans le silence des non-dits, la pseudo-rationalité de groupe avait permis à un collège d’experts de prendre une décision absurde, collectivement irrationnelle et totalement contraire aux intérêts du groupe.
Il ne restait plus à Philippe qu’à trouver son commandant en second, celui qui mettrait en musique les différents métiers techniques. Un coup d’œil sur la charge du département indiqua que personne n’était disponible. Mais Philippe me connaissait, il savait que j’avais travaillé sur le sujet. Il savait également que cela faisait plusieurs années que je n’avais pas changé de métier (pour la simple et bonne raison que je ne voulais pas en changer). Interprétant ma position comme une stagnation, il imagina sans doute qu’il me faisait une grande faveur en proposant mon nom pour l’animation. En l’absence de mon chef (qui aurait probablement tout fait pour me bloquer), un coup de fil aux RH suffit à conclure l’affaire. En effet, du point de vue des ressources humaines qui ont des objectifs forts poussant à la mobilité inter-métiers pour favoriser la création d’une population homogène « bonne à tout faire » de petits chefs de projets tout juste bons à tout sous-traiter, j’apparaissais comme une aberration dans un nuage de points dont les caractéristiques statistiques permettaient avantageusement d’oublier que derrière chaque point se trouvait un humain. Je ne fus pas consulté : mon Outlook indiquait que j’étais en réunion et, dans l’opinion majoritaire, l’accession à l’animation de projet était vue comme une promotion. Peu importe qu’il fût marqué sur mon dernier compte-rendu d’entretien annuel que le management et l’encadrement ne m’intéressaient absolument pas. Le poids des statistiques jouaient en ma défaveur. Après tout, pourquoi s’embarrasser de mots quand on a des chiffres ?
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