E = mc²
Aboutissement du projet Manhattan, la bombe Gadget explosa lors de l’essai Trinity le 16 juillet 1945, propulsant l’humanité dans l’ère nucléaire. Mais que se passe-t-il exactement lors de l’explosion d’une telle arme? Chacun a sa petite idée : flash lumineux, boule de feu, onde de choc et retombées radioactives. Oui. Mais il n’est sans doute pas inintéressant de se pencher dessus plus en détail.
De manière simple, une bombe atomique libère l’énergie potentielle stockée dans l’assemblage ou le désassemblage de la matière. C’est ce qu’on appelle le « défaut de masse ». Dans le cas de la fission, il se trouve que la masse des atomes séparés est inférieure à la masse de ces mêmes atomes avant séparation. Dans le cas de la fusion, c’est l’inverse. Il y a une perte de masse, et comme « rien ne se perd » et que « rien ne se crée » mais que « tout se transforme », c’est que cette masse s’est transformée en autre chose – et il se trouve que cette autre chose, c’est l’énergie. La perte de masse est infime, mais comme l’énergie associée est égale à cette masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière dans le vide (un chiffre gigantesque) – la fameuse formule E = mc² –, il suffit d’une faible perte de masse pour libérer une énergie considérable.
Pour parvenir à l’explosion, il faut provoquer la réaction de fission – ou de fusion – dans des conditions bien particulières pour que la réaction ne s’arrête pas toute seule : il faut qu’elle s’auto-entretienne, c’est-à-dire qu’une réaction en provoque d’autres et ainsi de suite. Il faut donc que la réaction ait lieu suffisamment longtemps et concerne une quantité de matière suffisamment grande pour mener à une véritable explosion atomique. Si ces conditions ne sont pas réunies, soit il ne se passe rien, soit il ne se passe « pas assez » et l’explosion n’en est pas une. Si la réaction est totalement maîtrisée – une réaction qui en provoque exactement une autre et pas une de plus – sur une quantité de matière faible, vous avez « simplement » inventé le réacteur nucléaire. Si la réaction devient juste transitoirement surcritique, c’est-à-dire qu’une réaction en provoque plus d’une autre, mais que cela ne dure pas assez longtemps et que la quantité de matière concernée est trop faible, vous obtenez un « simple » flash de criticité – le même que celui émis par le cœur du démon et qui a tué Slotin en l’enveloppant dans une douce lumière bleue. Mais si vous parvenez à aller plus loin, plus longtemps et plus fort, alors vous êtes parvenus à la bombe nucléaire. Pour ce faire, il faut beaucoup de matière, très réactive, et il faut que cette matière reste la plus cohérente possible pour provoquer suffisamment de réactions. Le problème, c’est que ces réactions libèrent tellement d’énergie – c’est le but – qu’elles ont pour effet d’éparpiller la matière, risquant de stopper trop vite la réaction qui n’aboutirait qu’à un « pétard mouillé » nucléaire. Pour que la matière reste cohérente suffisamment longtemps pour réagir avec l’intensité requise, il faut donc forcer les choses. Dans une bombe à fission, on provoque une explosion chimique classique qui fait s’effondrer le cœur d’uranium ou de plutonium sur lui-même avec une très grande violence pour contrecarrer le plus possible la dispersion provoquée par la réaction nucléaire qui va fissionner le cœur. Il faut juste contrecarrer cette dispersion suffisamment longtemps. Schématiquement, on « appuie » très fort sur le cœur et, pendant qu’il réagit, on essaie de le contenir autant que possible en continuant d’ « appuyer » dessus. Le rendement est généralement très faible : environ dix pourcents seulement de la matière fissionnaient effectivement dans les armes de première génération. C’est très peu, mais c’est suffisant. Lorsque Little Boy, la bombe larguée sur Hiroshima, a explosé, seulement sept cents grammes d’uranium, sur les soixante-quatre kilogrammes disponibles, ont fissionné. L’essentiel de la matière fissile est donc perdue, mais c’est ainsi. Et une fois le processus enclenché – une fois que l’on a tiré le diable par la queue – il n’y a plus d’échappatoire possible.
Une bombe à fusion commence exactement de la même façon : elle commence par l’explosion d’une bombe à fission. Celle-ci porte à très haute température la matière qui va fusionner (généralement du deutérure de lithium), libérant une quantité d’énergie phénoménale – bien plus grande qu’une bombe à fission « classique » : jusqu’à plusieurs dizaines de mégatonnes alors que la bombe à fission « classique » n’a jamais dépassé cinq cents kilotonnes (Ivy King, 1952). La bombe à fusion la plus puissante jamais testée, surnommée Tsar Bomba en occident, fut mise à feu par l’URSS le 30 octobre 1951. Elle libéra cinquante-deux mégatonnes, soit trois mille sept-cents quinze fois Hiroshima. Ces chiffres dépassent l’entendement, et ne connaissent quasiment aucune limite théorique. La seule limitation pratique est la capacité d’emport. La fusée lunaire Saturn 5 aurait pu emmener une bombe de sept cents mégatonnes – cinquante mille fois Hiroshima. L’Antonov 225 pourrait transporter une bombe de un virgule trois gigatonne – quatre-vingts treize mille fois Hiroshima. C’est totalement démentiel, mais ça n’est encore qu’un quatre-vingt millième de l’énergie dissipée par l’astéroïde tueur de dinosaures tombé il y a soixante-cinq millions d’années, qui dégagea huit milliards de fois Hiroshima.
De telles armes ont été imaginées, bien sûr, mais la puissance d’une bombe a tôt fait de n’avoir plus d’intérêt tactique ou stratégique – à quoi bon détruire la planète entière ?
Les ogives modernes sont revenues à des valeurs beaucoup plus raisonnables que les élucubrations du Tsar et autres délires d’ingénieurs. Un missile atomique « typique » des années 2010 a une portée d’environ dix mille kilomètres et peut contenir une dizaine d’ogives de plusieurs centaines de kilotonnes chacune, rendant ainsi le missile mégatonnique même si les ogives prises séparément ne le sont pas. Trois missiles de ce type suffiraient à dégager autant d’énergie que la totalité des munitions utilisées lors de la Seconde Guerre mondiale, dont l’énergie est estimée à environ trois mégatonnes. Au plus fort de la Guerre froide, on estime que l’arsenal nucléaire mondial totalisait quatorze mille mégatonnes, soit quatre mille six cents soixante-sept fois la Seconde Guerre mondiale.
Après les deux premiers « étages » de fission-fusion, il est encore possible d’ajouter un troisième étage de fission, beaucoup plus puissant que le premier car profitant à fond du dégagement neutronique de la fusion. On obtient alors une bombe triple étage dite à fission-fusion-fission. Le Tsar aurait pu dégager cent mégatonnes – sept mille cent quarante fois Hiroshima – s’il avait été équipé d’un troisième étage de ce type.
Certaines bombes ne font appel à la fusion que de manière très limitée, généralement sous la forme de tritium et de deutérium gazeux piégés dans le premier étage de fission, uniquement pour permettre l’allumage du troisième étage fissile – on parle alors de bombe à fission « dopée », beaucoup plus puissante que la bombe à fission « classique » à masse équivalente, permettant ainsi la miniaturisation des armes.
Pour en revenir aux processus physiques de la bombe à fission, la durée de la phase de réaction en chaîne est très courte : environ une microseconde. L’énergie de masse se dissipe tout d’abord par rayonnement gamma. Ce rayonnement vient frapper les parois intérieures de l’arme nucléaire, dont le métal fond puis se vaporise. L’arme s’auto-détruit donc en une microseconde. Les rayons gammas s’échappent ensuite de l’arme mais sont très vite absorbés par l’air environnant, qui est ionisé, surchauffé et opacifié : c’est la phase de « dépôt radiatif », qui dure de quelques microsecondes à une milliseconde. La masse est convertie en rayonnement, et ce rayonnement se dépose dans un faible volume d’air autour de l’armée vaporisée. Le flash neutronique participe également à la création des rayons gamma. À peine un pourcent de ce rayonnement parvient à s’échapper de l’arme pour participer aux effets destructifs. Durant cette phase, le cœur de l’arme est porté à plus de dix millions de degrés. Les produits de fission radiotoxiques sont créés et s’apprêtent à être dispersés.
La « petite » boule de gaz ainsi surchauffée réémet sous forme de rayons X l’énergie qu’elle a absorbée. L’atmosphère étant relativement peu transparente à ces rayons, ceux-ci sont réabsorbés par l’air environnant, qui se trouve alors lui aussi surchauffé jusqu’à environ un million de degrés. C’est ce qu’on appelle la « boule de feu », mais ce n’est pas du feu. C’est du plasma : du gaz tellement chaud qu’il en perd ses électrons. Cette boule de plasma de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres de diamètre – voire plusieurs kilomètres dans le cas d’une bombe à fusion – en expansion très rapide pendant quelques microsecondes, réémet alors sous forme de rayonnement thermique « classique » (le même que celui émis par une flamme) le rayonnement nucléaire qu’elle a absorbé. La boule de feu atteint son maximum de luminosité. En s’étendant, au moment où sa vitesse devient égale à celle de la vitesse du son en son sein, elle provoque une onde de choc. Cette onde est tellement violente qu’elle rend l’atmosphère opaque, diminuant la luminosité de l’explosion. L’onde de choc se détache ensuite de la boule, dans un mouvement appelé « séparation hydrodynamique », provoquant un nouveau flash, puis propage l’effet du souffle à environ mille kilomètres à l’heure. La boule de feu continue à grossir. Elle atteint sa taille maximale en quelques secondes. En se dilatant, la boule de feu se refroidit et change de couleur. Son rayonnement passe des rayons X à l’ultraviolet, le visible puis l’infrarouge. Celui-ci n’étant pas absorbé par l’atmosphère, il se dépose (à la vitesse de la lumière) sur toutes les surfaces solides, provoquant des incendies à des kilomètres voire des dizaines de kilomètres du point de l’explosion. Certaines structures impactées par ce flux radiatif sont portées à plusieurs milliers de degrés, fondent et même se vaporisent presque instantanément. Ensuite, la boule de feu refroidit puis s’ « éteint ». Les gaz s’élèvent dans l’atmosphère sur plusieurs kilomètres voire dizaines de kilomètres, puis se refroidissent et s’étalent, formant le tristement célèbre « champignon nucléaire », porteur de gaz et de particules radioactives qui vont ensuite former les retombées. Au final, cinquante pourcents de l’énergie est libérée sous forme de souffle, trente-cinq pourcents sous forme de rayonnement thermique et quinze pourcents sous forme de rayonnement nucléaire.
Sans limites théoriques, et quasiment bibliques par leur colère, les armes nucléaires rendent fou. On l’a oublié aujourd’hui, car la Guerre froide est finie. Mais à l’époque, la menace de la guerre nucléaire planait, partout, toujours. Nous n’étions jamais à plus de quelques minutes des missiles balistiques intercontinentaux prêts à jaillir des sous-marins russes et américains. La Seconde Guerre mondiale, ce sommet indépassable de l’horreur, avait tué soixante millions de personnes en six ans, et la Troisième Guerre mondiale qui se profilait nous promettait d’en tuer six cents millions en un instant. Non, elle prétendait même pouvoir tuer tout le monde en un instant. Nous vivions dans un monde où les perspectives potentielles étaient simples. La victime serait frappée par la chaleur et la lumière tandis que le bourreau aurait à survivre avec le froid, l’obscurité et les retombées. En fait, la puissance des armes nucléaires était telle qu’elle nous avait échappée. Les armes ne ciblaient plus les hommes, elles se ciblaient elles-mêmes, dans un n’importe quoi tautologique historique. Les questions posées par ces armes renvoyaient en effet toutes à ces mêmes armes.
Quelles étaient les cibles prioritaires des armes nucléaires ?
Les armes nucléaires.
Quelle était la seule défense prouvée contre les armes nucléaires ?
Les armes nucléaires.
Comment pouvait-on empêcher l’utilisation des armes nucléaires ?
En menaçant d’utiliser des armes nucléaires.
Cette faille radicale dans le cours de l’Histoire qu’a été août 1945 a provoqué une altération et une inversion des réalités. Face au défi technologique, politique, militaire et philosophique posé par les armes nucléaires, il n’y a pas un seul état-major qui n’ait pas dévissé. Les forces de l’atome nous avaient tous rendus à ce point déficient mentalement que nous avons très sérieusement imaginé des stratégies qui, objectivement, n’ont absolument aucun sens. Pensez-donc : il était question pendant la Guerre froide de concepts militaires comme « l’utilisation de représailles en premier », dans une bouffée délirante d’inversion de la cause et de l’effet. De manière délibérée, froide et calculée, des militaires, des ingénieurs et des politiques choisissaient les cibles prioritaires et secondaires, stratégiques et symboliques, et notaient le nombre de morts. Telle frappe devrait vitrifier Moscou, telle autre Kiev, l’objectif était de deux cent millions de morts par-ci et de cinquante millions de morts par-là. En toute conscience, des bureaucrates concevaient des plans d’urgence et de contre-attaque préventive (d’attaque tout court, donc), pour assassiner à peu près tout le monde. Et c’était normal. C’était la Guerre froide. L’aboutissement de ce mode de pensée fut atteint sous Reagan avec l’« initiative de défense stratégique » – une expression terriblement floue, qui trahissait qu’en réalité chacun faisait juste terriblement mou.
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