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Lorsqu’on me demande, parfois dans l’espoir secret d’une confidence faite dans les vapeurs brumeuses d’une soirée arrosée, si le nucléaire est une activité dangereuse, j’explique que travailler pour une industrie extrêmement spécifique, dont l’objectif technique ultime est de maîtriser la criticité de la fission nucléaire de soixante-quinze tonnes d’alliage d’uranium (et parfois aussi de plutonium), nécessite effectivement une certaine foi dans la science et dans la technique. Surtout lorsque l’on sait que notre pays s’appuie sur le nombre absolument effarant de cinquante-huit réacteurs, ce qui fait que presque personne en France n’habite jamais à plus de trois-cents kilomètres d’une centrale atomique. À dire vrai, pour travailler pour une telle industrie, il faut parfois avoir des qualités morales quelque peu extensibles. Je le concède volontiers à mes adversaires éphémères de fin de soirée. Les dérives ne sont cependant pas toujours là où on le croit. Car même si le risque d’accident grave ne saurait être nul et pourrait dévaster une part non négligeable de notre pays (voire de l’Europe et du monde), c’est en fait dans les liens qu’entretient notre groupe avec les grands industriels, l’État, le secret-défense et les gouvernements étrangers corrompus (une corruption que nous entretenons semble-t-il activement d’après la Presse), que notre morale se délite. Je ne prends pas part à ces magouilles, n’étant qu’un vulgaire sous-fifre d’importance tout à fait négligeable dans l’organigramme. Certains me rétorquent que le seul fait d’appartenir à ce groupe me rend coupable devant le reste de la société. À ces gens-là, j’explique généralement que, primo, ce ne sont pas leurs oignons et que, secundo, si je quitte mon poste, quelqu’un d’autre prendra immanquablement ma place. Cet argument n’est ni lâche ni fataliste comme je l’entends souvent. Car, que les opposants au nucléaire me croient ou non, je leur suis d’un bien meilleur soutien à l’intérieur de Green Power qu’en-dehors. Sans le moins du monde embrasser l’extrémisme aveuglément idéologique de leur cause, je peux dire en toute sérénité que j’en fais beaucoup plus pour la sûreté de nos installations – et donc pour la sécurité des gens – que l’employé moyen de Green Power. Je suis intraitable dans les démonstrations scientifiques des démarches de sûreté, là où certains peuvent assez facilement se laisser aller, consciemment ou non, au relâchement de leur vigilance, pour des raisons plus ou moins établies : pression de la hiérarchie, souhait d’avancement dans la société, etc. En conséquence, si je quittais mon poste, je serais, selon toute probabilité, remplacé par quelqu’un d’infiniment plus élastique dans son respect des principes fondamentaux de sûreté.
Je ne prétends pas être un chevalier blanc de la sécurité, mais je prends très au sérieux ma mission qui est de vérifier la fiabilité de l’intégralité du cycle du combustible, dont l’apex est le dégagement prométhéen de milliards de watts de chaleur nucléaire dans le volume réduit d’une cuve de réacteur de quelques dizaines de mètres cubes à peine. Je prends tout cela très sérieusement. Et, ce qui est peut-être plus efficace encore, je prends un malin plaisir à bousculer ma hiérarchie pour qu’elle en fasse autant.
Mais peu importe.
Travailler pour le nucléaire ne permet jamais de trouver grâce aux yeux de ces gens – ou alors de ceux, dont je ne suis pas, qui sont bêtement et naïvement pro-nucléaires. Très peu de nos concitoyens se trouvent au milieu du gué. Je m’y sens généralement très seul. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de militants écologistes honnêtes envers eux-mêmes et envers la société, j’en connais quelques-uns, dont mon frère et aussi quelques amis, mais il me semble clair que pour l’essentiel, les militants écologistes n’ont pas de réelles convictions environnementales, et qu’ils ne maîtrisent généralement pas du tout leur sujet. L’écologie leur donne juste une belle façade sur laquelle il est facile de broder pour se construire un beau discours et, in fine, une façon d’exister. Et souvent, aussi, une supposément noble raison de la ramener.
Vient ensuite la question du démantèlement.
Les écologistes nous disent que c’est impossible, que nous n’y sommes jamais arrivés – et que c’est beaucoup trop coûteux. Déjà, il faudrait savoir : est-ce impossible ou simplement beaucoup trop coûteux ?
Ce n’est pas la même chose.
Mais le fait est que cette vision des choses est aussi fausse qu’étriquée, car le démantèlement d’une centrale nucléaire, cela a déjà été effectué. Et je ne parle pas d’un petit réacteur de recherche qui aurait juste été à moitié désassemblé. Non, je parle de la centrale de Maine Yankee aux États-Unis : un réacteur nucléaire industriel à eau pressurisé de neuf cents mégawatts électriques – c’est-à-dire en gros le même modèle que ceux installés en France – qui a fonctionné pendant vingt-cinq ans, et qui a été intégralement démantelé en sept ans pour un coût de cinq-cents soixante-huit millions de dollars. Il ne subsiste plus aujourd’hui qu’un bâtiment entreposant temporairement le combustible usagé, le « retour à l’herbe » étant la prochaine étape qui ne posera pas de difficulté, l’immense majorité du travail ayant déjà été effectuée.
Alors, bien sûr, on peut toujours voir le verre à moitié vide ou à moitié plein au sujet du coût et de la durée du démantèlement de Maine Yankee. À titre personnel, cela ne me choque pas. Il faut bien évidemment s’assurer que les exploitants des centrales provisionnent bien ces coûts et les incluent dans leurs bilans – chez nous, la Cour des comptes y veille. On me répondra que la Cour des comptes n’est pas fiable et qu’elle est pilotée par le lobby nucléaire.
Chacun verra midi à sa porte.
Mais si on va par-là, à qui peut-on faire confiance ?
À Greenpeace ?
Allons.
Greenpeace est une entité nécessaire, mais ils n’ont pas le monopole de la vérité.
Et lorsque je parviens à calmer les ardeurs de certains militants au sujet des centrales électronucléaires, le sujet dérape généralement vers le côté militaire. Oui, la France n’a fait des centrales atomiques que parce qu’elle a auparavant voulu maîtriser la bombe nucléaire. Oui, le nucléaire civil a bénéficié des retombées des quelque cents milliards d’euros du programme militaire. Oui, c’est économiquement injuste et anticoncurrentiel pour les énergies renouvelables. Oui, la bombe atomique est l’instrument de l’anéantissement. Oui, le maintien de cette force nous coûte encore des milliards tous les ans. Et alors ? Nous ne vivons pas dans le monde des Bisounours. Rien n’est tout noir ou tout blanc. Les anti-nucléaires qui s’attaquent au pendant militaire de la chose ont tendance à oublier le contexte dans lequel l’arme a été développée. Je n’ai aucune sympathie particulière pour l’idéologie militaire – et encore moins pour le complexe militaro-industriel. Mais certains faits sont difficiles à ignorer. Lorsque la France a décidé de se munir de l’arme ultime, il faut bien se souvenir que nous vivions dans une époque post-traumatique que rien – espérons-le – ne pourra jamais égaler. Nous sortions de deux guerres mondiales qui avaient mis la planète à feu et à sang. La perspective d’une troisième itération de cette folie humaine était une potentialité tout à fait non négligeable. Après tout, après la Grande Guerre (probablement nommée ainsi par opposition à combien elle nous avait rapetissés), nous nous étions empressés de remettre le couvert à peine vingt ans plus tard. Des dizaines de millions de morts jonchaient déjà le chemin de nos politiques désastreuses, et les Américains venaient de démontrer que ce nombre pouvait être considérablement « amélioré » : une explosion nucléaire de quatorze kilotonnes comme à Hiroshima pouvait « vaporiser » deux cents cinquante mille personnes en quelques millisecondes. Et les développements de cette technologie révolutionnaire produite par le « miracle » de l’industrialisation de la guerre, laissaient entrevoir des armes bien plus puissantes encore. Nous en sommes aujourd’hui à plusieurs dizaines de mégatonnes, soit plusieurs dizaines de milliers de fois Hiroshima – des chiffres qui dépassent l’entendement. C’est dans ce monde traumatisé par les guerres passées et par la probabilité de l’anéantissement à venir par les Soviétiques que la France avait décidé de recourir à la stratégie de la dissuasion nucléaire, c’est-à-dire de la menace de la destruction mutuelle totale. Il est certes navrant de constater que l’évolution du genre humain nous a rendus assez fous pour que seule la menace de la fin de toutes choses (l’extermination de notre espèce et d’une large part du reste) apparaisse comme la seule stratégie crédible (l’expression de garde-fous n’a jamais trouvé de meilleure illustration que dans la dissuasion nucléaire), mais enfin, la réalité est ainsi. On peut le regretter, mais c’est dans notre nature. Qu’il faille essayer de changer ce que nous sommes, par l’éducation et par tout autre moyen, est une évidence. Qu’il faille s’en protéger est une évidence encore plus criante. Voilà la triste réalité de la stratégie militaire nucléaire française. Je veux bien que l’on me dise que la dissuasion nucléaire n’est plus adaptée au monde d’aujourd’hui. Je ne peux que le constater. Avoir la bombe atomique ne nous met par exemple pas à l’abri des terrorismes, quels qu’ils soient. La bombe à fission-fusion-fission des Américains ne leur a été d’absolument aucun secours un certain matin de septembre 2001 et dans les événements qui ont suivi. Nous devons trouver de nouvelles parades à ces nouvelles menaces. Mais, sauf à nous en remettre à la protection d’un tiers (les Américains seraient les seuls prétendants crédibles à ce titre), il n’est pas inutile de conserver notre capacité de dissuasion. Qu’il faille la réduire et la réadapter est une évidence. Que nous n’ayons pas encore totalement pris ce chemin est un fait – mais laissons le temps au temps. Par ailleurs, les milliards et milliards dépensés par le complexe militaro-industriel lors de la Guerre froide eurent pour conséquence de pousser l’URSS jusqu’au point de rupture sociologique et économique. À l’Ouest, contrairement à l’Est, la prospérité ne fut jamais totalement oubliée au profit des canons et, après quarante-cinq ans d’usure, l’URSS, exsangue, s’écroula, sans qu’il soit finalement nécessaire de recourir au conflit militaire. L’arme atomique, pour terrifiante qu’elle soit, est finalement responsable de l’évitement de la Troisième Guerre mondiale ; cela ne doit jamais être oublié.
Cela étant dit, il est indéniable que la course à la technologie destructrice a quelque chose de malsain et que le fait que des lignes de budget soient encore aujourd’hui allouées à l’amélioration continue de nos armes atomiques doit nous interpeller. Que l’on maintienne un certain niveau de dissuasion, oui, que l’on veuille conserver un savoir-faire technologique et, surtout, des emplois, pourquoi pas, mais je peux comprendre ce que cela a de choquant lorsque l’on étale les caractéristiques de notre force de frappe : quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, chacun équipé d’une dizaine de missiles de cent cinquante kilotonnes – soit environ mille fois Hiroshima par sous-marin – atteignant mach quinze, de huit mille kilomètres de portée et d’une précision de cinquante mètres. Il est permis de douter qu’une telle méticulosité dans notre capacité de destruction de notre prochain soit réellement nécessaire. La bombe atomique est l’ultime produit de la boucle elliptique de la guerre, produit engendré par l’industrie, industrie elle-même au service de la guerre – probablement le cercle le plus vicieux jamais engendré par l’homme. Cette arme restera à tout jamais l’horizon indépassable de notre force de frappe et de notre folie militaire ; elle est tout à la fois l’incarnation et la fin, l’alpha et l’oméga du paradigme de la guerre industrielle interétatique totale. Quant au côté civil du nucléaire, le fait que nous sécurisions notre approvisionnement en uranium (pour masquer le fait que, en dépit de toutes nos allégations, le nucléaire ne nous rend pas autonomes), nous n’hésitions pas à corrompre des gouvernements africains, provoquant au passage de graves troubles, des catastrophes sanitaires voire des guerres, cela me révolte tout autant que mes « opposants » d’un soir. Le nucléaire est une industrie, il en possède toutes les dérives et tous les défauts. Cette industrie est, de plus, étroitement mêlée à la sécurité nationale et au secret-défense, ce qui ne peut qu’aggraver ses méfaits lorsque l’on connaît le total mépris pour l’intégrité dont font preuve nos dirigeants politiques.
On m’oppose souvent le fait que l’industrie nucléaire est dangereuse au-delà de toute imagination. C’est une réalité que je ne souhaite pas contredire. Je dirais même plus : vous n’avez encore rien vu. Dans le silence de nos bureaux d’études, nous préparons la relève des réacteurs actuels et du RFPR. Les réacteurs au sodium à venir, dits de Génération IV, auront ceci de fabuleux (réellement) qu’ils produiront plus de combustible qu’ils n’en consommeront, par le « miracle » de la surgénération qui nous offrira quatre mille ans d’énergie atomique, tout en détruisant une bonne part des terrifiants déchets que nous produisons actuellement. Problème : dans le cas accidentel où de l’air ou de l’eau (c’est-à-dire rien de moins que les fluides les plus répandus sur notre planète) viendrait à entrer en contact avec les milliers de tonnes de sodium du circuit primaire, ledit sodium risque d’exploser. Le réacteur, détruit par l’explosion, en proie à l’un des pires feux qui soient (le sodium est un combustible excessivement agressif), sera incontrôlable. La fusion du cœur sera alors inévitable et, surtout, la matière radioactive ne pourra être confinée dans le réacteur ou dans ses environs. La fournaise de l’incendie vomira dans l’atmosphère des milliards de milliards de becquerels. Tchernobyl et Fukushima pointeront loin derrière au triste palmarès des accidents nucléaires industriels. En clair : oui, le nucléaire est dangereux, et même encore plus que vous ne pouvez l’imaginer.
Pour répondre à cela, les fabricants de centrale ont toujours mis en avant la probabilité extrêmement faible du risque de fusion du cœur. D’après eux, ce risque est, grosso modo, d’un sur vingt mille pour les réacteurs commerciaux. C’est, convenons-en, faible. Mais ce chiffre doit être précisé : un sur vingt mille, certes, mais par an et par réacteur. Or, si l’on considère les quelque quatre cents trente-cinq réacteurs de par le monde, ainsi que leur durée de vie théorique d’une trentaine d’années (souvent allongée), on obtient une probabilité de fusion du cœur beaucoup plus élevée, d’environ zéro virgule sept pourcent pour l’intégralité du parc nucléaire planétaire. C’est peut-être encore faible, mais ce n’est plus négligeable au regard des conséquences. Par ailleurs, ce chiffre est manifestement très largement sous-estimé : en une trentaine d’années, on peut citer au moins trois accidents ayant conduit à la fusion du cœur de six réacteurs commerciaux : un réacteur à Three Mile Island aux États-Unis en 1979, deux réacteurs à Tchernobyl en Ukraine en 1982 et 1986 (oui, il y a bien eu deux fusions à Tchernobyl, la seconde ayant totalement éclipsé la première) et trois réacteurs à Fukushima au Japon en 2011. Si l’on tient compte de tous les réacteurs et pas seulement des principaux réacteurs commerciaux, je ne connais pas les chiffres exacts, mais il me semble que l’on peut compter une grosse dizaine de fusions. Peu importe comment les calculs sont faits, que l’on ne retienne que les réacteurs commerciaux ou non, que l’on considère que les trois réacteurs fondus à Fukushima ne représentent en réalité qu’un seul et même accident « groupé », il semble assez clair que la probabilité de fusion du cœur soit sous-estimée d’un ordre de grandeur au moins – soit d’un facteur dix environ. Confrontée à la réalité des chiffres, l’industrie nucléaire continue crânement d’avancer les mêmes probabilités qu’avant ces accidents, au prétexte que la sûreté des réacteurs a été améliorée (la probabilité de fusion du cœur du RFPR est annoncée dix fois inférieure à celle des précédents réacteurs, ce qui compenserait grosso modo la sous-estimation discutée ci-dessus). Loin de moi l’idée de contester les progrès réalisés, mais l’évaluation des probabilités semble tantôt se faire par des mathématiques d’une remarquable complexité tantôt par des analyses plus douteuses dans lesquelles certaines malhonnêtetés ont tendance à se glisser ; au final cela ressemble parfois à la méthode Coué.
De plus, les chiffres de l’accidentologie nucléaire ne permettent pas une gestion rationnelle du risque. En effet, en ingénierie, on multiplie usuellement la probabilité du risque par ses conséquences supposées. Un risque « faible » aux conséquences « fortes » devient ainsi un risque « moyen », les fortes conséquences étant modérées par la faible probabilité d’occurrence. Le problème, c’est que dans le nucléaire, on se retrouve avec une probabilité d’occurrence très faible (disons, exagérément, proche de zéro) mais aux conséquences apocalyptiques (disons, exagérément, proches de l’infini). Ce qui revient, de point de vue de l’analyse de risque, à une multiplication de zéro par l’infini – ce que l’on appelle, en mathématiques, une « forme indéterminée » : la gravité du risque est impossible à estimer. Les partisans du nucléaire ne retiennent que sa faible probabilité, ses opposants ne retiennent que ses conséquences apocalyptiques – sans qu’il soit possible de donner tort ou raison à l’un ou l’autre. On se retrouve donc avec un domaine, le nucléaire, dont le risque doit absolument être évalué mais qui ne peut pas l’être – insoutenable paradoxe. En réalité, des études probabilistes et économiques complexes existent bien évidemment sur le sujet et parviennent, au moins en apparence, à circonvenir le problème de la forme indéterminée. Lire ces travaux dans le détail est épuisant, les conclusions ne sont jamais claires et il en reste toujours un arrière-goût amer. Surtout que, lorsque cela arrange l’analyste, il nous explique que le retour d’expérience des milliers d’années-réacteurs sur lequel il s’est basé rend son travail d’une remarquable fiabilité. Mais lorsque cela ne l’arrange pas, il nous explique que ces mêmes milliers d’années-réacteurs ne suffisent pas... Je propose de clore le sujet des probabilités par l’analyse de deux chercheurs des Mines ParisTech, spécialisés dans l’analyse des risques et les situations extrêmes, Franck Guarnieri et Sébastien Travadel : « Étudier les risques ne serait alors plus l’affaire d’un positionnement sur un diagramme ou d’un calcul probabiliste, mais consisterait à poser la finitude de l’homme puis à mettre au jour les subterfuges qu’il invente pour y échapper. Les appréciations prétendument objectives n’échapperaient pas à cette analyse. En effet, lorsque l’analyste évalue l’acceptabilité d’un dommage potentiel en posant une relation entre la gravité de l’événement et sa probabilité d’occurrence, son geste participe à une forme d’intégration de la violence. L’assimilation fallacieuse de l’évaluation de la force d’une conclusion à la simple lecture de chiffres autorise le glissement d’un chiffre à l’autre, de sorte que ce qui est destructeur mais rare n’est finalement pas plus à redouter que ce qui est bénin est récurrent ; en ‘passant à la limite’, l’indétermination foncière relative à la possibilité d’un anéantissement dans un événement d’une violence inouïe est purgée de tout contenu eschatologique et peut alors s’évanouir dans l’invraisemblance de la mesure nulle – figure de l’infiniment petit irreprésentable. L’accident de Fukushima a montré la part de mysticisme d’une telle évaluation pudique des risques, tant la connaissance d’événements passés ne renseigne en rien sur la possibilité d’événements radicalement autres à venir. »
De ces divers éléments, je tire la conclusion personnelle que l’analyse de risque est évidemment nécessaire, mais que celle-ci doit être réalisée sérieusement et non pas dans le simple but de justifier une décision déjà prise, et sans jamais oublier que l’analyse de risque n’est pas la réalité ; elle n’est qu’un outil.
Au-delà de ces considérations sur les risques propres au nucléaire, et pour contrebalancer un peu, il me semble tout aussi intéressant de rappeler certains autres chiffres qui ont tendance à s’effacer derrière la peur extrême du nucléaire, subtil mélange de rationnel et d’irrationnel. Ainsi, d’après l’OMS, ce ne sont pas moins de sept millions de personnes qui meurent prématurément chaque année dans le monde, en raison de la pollution atmosphérique, principalement en conséquence de notre utilisation des énergies fossiles. En disant cela, je ne cherche pas à prêcher pour le nucléaire, je souhaite juste que chacun prenne conscience de certains chiffres pour avoir une meilleure vue globale de la situation dramatique qui est celle de l’espèce humaine au sens large. (Je ne crois pas que le nucléaire soit la solution à nos problèmes, en fait, je pense que nos problèmes sont déjà excessivement graves et quasiment insolubles au regard de notre mentalité psychopathe en tant qu’espèce.) Il est aussi tristement intéressant de noter que, chaque année, des milliers d’ouvriers meurent dans les mines de charbon (principalement en Chine). C’est donc un fait que les énergies fossiles tuent infiniment plus que l’énergie atomique, et ce, même si les maladies provoquées par l’accident de Tchernobyl (et à venir pour Fukushima) sont difficiles à chiffrer – j’y reviendrais longuement dans un chapitre ultérieur. Signalons aussi que l’énergie hydro-électrique, renouvelable par excellence, a provoqué la mort de soixante-quinze personnes en Russie à l’été 2009 lors de l’explosion de turbines à Sayano-Shushenskaya. Et, si le barrage des Trois Gorges en Chine en venait à céder, il faudrait s’attendre à des centaines de milliers de morts – si ce n’est plus. En fait, à l’échelle mondiale, le nucléaire est l’énergie qui tue le moins par kilowattheure produit : mille cents onze fois moins que le charbon, quatre cents fois moins que le pétrole, quarante-quatre fois moins que le gaz naturel, seize fois moins que l’hydrolien, quatre virgule neuf fois moins que le solaire et un virgule six fois moins que l’éolien. Je trouve ces chiffres absolument fascinants. Non pas parce qu’ils dédouanent le nucléaire, mais pour la froideur mécanique qui les sous-tend. Ramener le nombre de morts au kilowattheure produit est d’une rationalité macabrement déconcertante, c’est l’acceptation du fait que l’énergie tue, que le monde tue – que la vie tue. C’est acter du fait que la mort n’est rien d’autre qu’un chiffre parmi d’autres dans un bilan comptable. Ce qui ressort de ces chiffres, à mon sens, n’est pas tant que le nucléaire est l’énergie la moins meurtrière, mais plutôt que les énergies fossiles sont une catastrophe absolue, et que le nucléaire et le renouvelable se tiennent finalement globalement à égalité. Reste, bien sûr, au-delà de ces chiffres qui n’expriment que des moyennes, la différence de nature entre les risques. Un barrage hydroélectrique qui flanche n’est pas comparable à un réacteur qui explose.
Tout ça pour dire que l’industrie nucléaire est peut-être bien une grande salope, mais je tiens à souligner qu’elle n’est pas la seule. Ses spécificités font peur, et elle peut potentiellement tous nous détruire, mais nous nous autodétruisons déjà à petit feu par bien d’autres moyens. Il est par ailleurs « amusant » de noter que le nucléaire fait peur même à ses principaux acteurs. Aucune entreprise ne peut en effet espérer se remettre économiquement des conséquences d’un accident grave de type Tchernobyl ou Fukushima ou comme l’apocalypse de sodium radioactif évoquée plus haut, estimées à plusieurs centaines voire milliers de milliards d’euros, sans faire banqueroute et sans s’en remettre à la protection d’un état. Lesquels états sont logiquement de moins en moins enclins à servir de bouées de sauvetage à des industriels voyous ou tout simplement malchanceux, fussent-ils fournisseurs de l’arme de dissuasion. Suite à l’accident de Fukushima, la production électronucléaire japonaise est logiquement sur le déclin. Aux États-Unis, suite à l’accident de Three Mile Island, le secteur du nucléaire n’a jamais véritablement redémarré. Le bas coût du pétrole et du gaz, et notamment du gaz de schiste en passe d’être extrait en masse, étouffent les velléités nucléaires en Amérique. Et quand bien même : le prix d’une centrale atomique, de l’ordre de quelques milliards d’euros, reste tout à fait exorbitant dans un monde en crise n’ayant plus la moindre marge de manœuvre et où les combustibles fossiles, bien qu’épuisables, reviennent en force. Un électricien comme PDF (Production de France) ou Kepco doit attendre plusieurs décennies avant d’espérer un retour sur un tel investissement. En fait, le nucléaire est totalement inadapté aux lois du marché. En France, il aura fallu un traumatisme mondial et la création d’un état centralisé, légèrement totalitaire et à la volonté de fer pour pouvoir mener à bien ce projet totalement fou de construire cinquante-huit centrales nucléaires. Leur remplacement, bien qu’étant quasiment inéluctable sauf à réduire considérablement notre train de vie (ce qui, convenons-en, serait la première chose à faire), est rendu excessivement compliqué par les réalités politiques et économiques d’aujourd’hui. Le remplacement de nos réacteurs vieillissants par des RFPR aurait déjà dû commencer depuis plus d’une décennie. Or, un seul nouveau réacteur est en construction, à Fletanville. Les conséquences sont simples : soit nous allons devoir construire à la va-vite et avec des taux d’endettement colossaux des dizaines de RFPR (une stratégie excessivement risquée, mais qui aurait le mérite de produire de la croissance et de l’emploi), soit cela se terminera dans la douleur d’un serrage de ceinture historique. Il y a fort à parier que les prochaines décennies seront un subtil mélange de tout ça : un effondrement de l’industrie électrique, une multiplication par dix de nos factures PDF, ainsi qu’une douloureuse rationalisation de notre consommation. Avec, peut-être, en point d’orgue, un accident grave de type Génération IV. Et là, il ne nous restera plus qu’à compter nos morts et à nous préparer à entrer dans un monde post-apocalyptique. Car le nucléaire est une menace : il n’est pas faux de dire que le danger atomique pèse sur l’existence de l’humanité dans son intégralité – même si les probabilités semblent parfois nous en protéger.
De toute façon, il nous faudra bien mourir un jour. Nous avons grosso modo allongé notre espérance de vie de plusieurs décennies au cours des deux siècles passés et, nanomachines et thérapie génique mises à part, il semblerait que la médecine arrive plus ou moins au bout de ses possibilités. En conséquence, nous ne pouvons guère espérer repousser davantage l’échéance. Moi qui suis un grand procrastinateur, j’avoue que repousser la mort me convient plutôt bien, mais enfin, il faut se rendre à l’évidence : le néant nous attend. En attendant, il faut essayer de profiter un peu du temps qui nous est imparti. En tant que dépressif, l’affaire est plutôt mal engagée de mon côté, mais au fond peu importe. Restent, éventuellement, les plaisirs de la bouffe, mais même là la mort ressurgit. Il est en effet démoralisant de noter que les maladies associées à notre alimentation – cancer colorectal et autres joyeusetés – nous emporteront, nous autres occidentaux, bien plus sûrement que la mauvaise gestion de nos déchets. Que le saucisson soit mauvais pour ma santé et que je sois condamné à le remplacer par du soja et des brocolis me remplit autant de haine que d’effroi, mais c’est ainsi : en occident, c’est la charcuterie qui nous tuera, bien plus probablement que les particules fines ou Fukushima.
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