Mercredi
Assis devant mon ordinateur, je contenais ma rage comme je le pouvais, c’est-à-dire difficilement. Pour tenter de passer mes nerfs, je foutais des grands coups de latte dans mon unité centrale, une station de service Dell à six mille euros qui, je dois bien le dire, n’en finissait pas de m’étonner : après six ans de maltraitance, elle fonctionnait toujours comme au premier jour, sans avoir jamais nécessité la moindre réparation (une maintenance facturée forfaitairement dix mille euros l’année par notre prestataire informatique, même pour une machine n’ayant pas nécessité la moindre intervention). L’objet de ma haine matinale était Documentum, notre nouvel outil de gestion documentaire. Le service Qualité avait décidé, sans nous en informer au préalable, de changer le bas de page de nos notes techniques. Pour autant que je pouvais en juger, la modification portait sur un simple changement de police de caractère (un point sans nul doute tout à fait crucial pour la réussite de l’industrie nucléaire). Ma dernière note technique, diffusée avec l’ancien bas de page, devait donc être révisée. Pour cela, il n’y avait pas d’échappatoire : je devais passer par Documentum. Excessivement mal conçu, forçant l’utilisateur à cliquer des dizaines de fois aux quatre coins de l’écran pour des opérations pourtant tristement élémentaires, Documentum était par ailleurs truffé de bugs qui ouvraient des pop-ups incessants et impossibles à fermer (et qui plus est rédigés en allemand). J’en étais à renseigner pour la quatrième fois l’intitulé de mon métier dans un menu déroulant à la lenteur d’une connexion de l’ancien temps, me demandant comment il était possible, dans les années 2010, de concevoir un logiciel aussi archaïque. En arrivant au point où je devais renseigner à nouveau mon nom, je décochai un nouveau coup de pied dans l’unité centrale, excédé de constater qu’en dépit du fait que je m’étais connecté sous mon nom, ce putain de logiciel ne savait toujours pas à qui il avait affaire. Je me demandais comment les informaticiens responsables de cette daube avaient pu à ce point oublier la définition même de l’informatique : information automatique. Une simple application de ce principe de base aurait dû conduire à pré-remplir (automatiser, donc) le nom de l’utilisateur (une information) une fois celui-ci connu du système. Documentum, en bon logiciel d’entreprise, contrevenait ouvertement à ce principe élémentaire. J’étais absolument fou de rage, et je me remémorais le mail que nous avions reçu lors du déploiement de Documentum il y a quelques semaines, dans lequel Green Power se félicitait de s’être dotée d’un moyen de « réduire ses processus documentaires, d’en assurer l’efficience et de faciliter l’accès à la documentation via le système d’information », en permettant de « fluidifier les échanges de documentation électronique avec la maîtrise d’œuvre. » J’étais consterné, tant rien ne pouvait être plus éloigné de la réalité. Que des gens puissent concevoir un logiciel aussi catastrophiquement mauvais, puis que des gens puissent décider de s’en doter, et enfin que l’on puisse déclarer qu’il s’agissait là d’une avancée, tout cela dépassait mon entendement. Je ne voyais dans le discours de Green Power, une nouvelle fois, rien d’autre qu’une simple succession de mots qu’on aurait pu mettre dans n’importe quel ordre sans fondamentalement en altérer le sens. Comme en politique. Il fallait se rendre à l’évidence : le mail annonçant la réussite du déploiement de Documentum n’était en réalité pas délivré pour atteindre un quelconque auditoire ; ça n’était rien d’autre que de l’incantation masturbatoire. Avec mon voisin de bureau, il ne nous avait pas fallu plus de deux jours pour trouver une appellation plus appropriée à cette nouvelle application : Docu-rectum. Que des logiciels aussi mal conçus puissent exister, qu’il se trouve des entreprises pour les acheter et s’en féliciter, et que ce type de logiciel puisse même finir numéro un mondial de leur marché, en dit long sur le fonctionnement de nos entreprises. Cela montre que les utilisateurs finaux des produits ne sont pas consultés, ou alors que les décideurs se fichent éperdument de leur avis. Une fois la solution logicielle mise en place, son maintien en dépit de son absolue médiocrité montre l’absence d’évaluation objective des processus de l’entreprise par ceux qui les commandent et/ou les réalisent (il ne faut évidemment pas s’étonner que le service informatique, en tant que juge et partie, se félicite de son action devant la Direction, plutôt que de faire un compte-rendu fidèle de l’inefficience du système). Ces logiciels odieux et chronophages (et donc au final atrocement coûteux pour l’entreprise) ne sont donc jamais ciblés par les multiples plans d’action pourtant sans cesse mis en œuvre pour réduire les coûts de fonctionnement. L’échec des audits internes des performances de l’entreprise est donc total. À moins que la subsistance de ces aberrations logicielles ne soit la conséquence d’un copinage en haut lieu ou bien le fatalisme et l’inertie de la Direction devant la lourdeur des travaux à mettre en œuvre pour corriger ses erreurs. Il est également possible que ce genre de solution logicielle améliore effectivement l’existence d’une minorité de personnes organisées en castes et qui ont un pouvoir et une représentation disproportionnée par rapport à leur productivité et à leur réelle utilité (les informaticiens et/ou les qualiticiens, par exemple). C’est en combinant ces multiples facteurs que l’on peut expliquer comment un système aussi catastrophiquement inefficace que Documentum puisse malgré tout subsister. La conséquence est une double perte pour l’entreprise : primo, ses employés sont considérablement ralentis dans leurs tâches car ils avancent pieds et poings liés par des processus archaïques. Secundo, et c’est probablement le plus important, à force de mener une politique aussi absurde et déconnectée de la réalité, l’entreprise perd l’estime et le soutien de ses employés, excédés d’être forcés de travailler selon des processus surannés et à qui l’on demande en plus de se serrer la ceinture.
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