Jeudi
Le réveil sonna.
Mon corps m’informa que j’avais une énorme gueule de bois.
Je n’aurais pas dû boire ce « dernier verre » avec les collègues. J’attrapai quatre dolipranes orodispersibles sur ma table de chevet et me traînai sous la douche.
Je tentai de m’habiller en titubant de douleur. C’était atroce. J’avisai une chaussette dans mon tiroir. Je me figurais déjà la lutte pour trouver la deuxième chaussette en vrac lorsque, muet de stupéfaction, je la trouvai du premier coup au hasard.
À peine arrivé au travail, j’allai m’enfermer dans les toilettes. J’aurais bien posé une journée de congé, mais je n’en avais plus et, bordel, je n’allais quand même pas prendre du sans solde juste pour une gueule de bois. La tête entre les mains, au bord de la nausée, je me disais que si je pouvais rester parfaitement immobile pendant la demi-heure suivante, peut-être que rien de trop grave ne m’arriverait. Et encore. J’étais tiraillé par le doute. J’avais peur de repeindre les murs. Par précaution, j’avais changé d’étage.
Je suppose que j’ai passé de plus mauvais moments, en théorie, mais pas beaucoup, et pas beaucoup plus mauvais. Au bout d’une heure, ça commençait à aller un peu mieux. Je ne m’en faisais pas pour ce qu’on pourrait penser de ma « disparition » : tout le monde me croirait en réunion. J’y passais mon temps, alors, une de plus, une de moins, personne n’en saurait jamais rien.
Je finis par me décider à sortir. Je me passai de l’eau sur le visage. En me regardant dans le miroir, je me trouvais bouillant d’énergie, la forme olympique retrouvée – à part les sueurs et les vertiges prononcés. Je me traînais lentement jusqu’à mon bureau. J’avais pris la précaution d’emmener avec moi tout une pile de dossiers, pour pouvoir me promener avec dans les couloirs en faisant semblant d’avoir l’air absorbé.
Incapable de faire autre chose, je parcourais lentement mes emails en retard. J’appris, au détour d’un Flash sur la énième réorganisation qui secouait Greenpower, que mon ancien service avait disparu, absorbé par un autre service pas franchement voire pas du tout similaire, basé sur le site Nord-Ouest, à Graumontville. Cette réorganisation n’avait manifestement pas le moindre sens, mais elle avait au moins le mérite, de mon point de vue tout au moins, d’avoir rétrogradé Maxence au rang de simple correspondant local d’un métier mal connu (c’est-à-dire un moins que rien). L’espace d’un instant, j’oubliai la douleur qui me défonçait le crâne, et j’étais heureux.
Je dégustais cette petite victoire lorsque Marc passa dans mon bureau pour m’engueuler pour ne pas être allé à une réunion la veille. Une réunion qui, depuis que j’étais animateur (ou chargé de mission ? Je ne savais plus trop), n’était plus de ma responsabilité. J’ai argumenté que je ne comprenais pas pourquoi on me reprochait de n’être pas allé à cette réunion planifiée au dernier moment et qui ne me concernait pas, alors que j’étais bien allé à celle (qui avait évidemment lieu au même moment) qui, elle, me concernait – puisqu’elle demandait explicitement à tous les animateurs d’être présents. On m’a répondu gentiment – non, pardon, méchamment – que je devais faire preuve de proactivité. J’ai bien tenté d’expliquer que d’aller à l’une ou l’autre de ces deux réunions, dont une avait été planifiée au dernier moment, était une simple question de respect des intitulés des réunions, et éventuellement d’arbitraire, mais en aucun cas de proactivité. Marc n’a rien répondu. La porte a claqué. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris que je n’étais ni animateur ni neutronicien, que j’étais en réalité à la fois bien plus et surtout bien moins que cela : j’étais ce qu’ils voulaient que je sois, quand ils voulaient que je le sois, peu importe que leurs désirs soient cohérents ou pas.
J’appris par ailleurs que, en tant qu’animateur, j’avais également un « spécialiste métier », comme avant, et que c’était lui aussi un enfoiré. Je songeai à rédiger un article de sociologie expliquant, statistiques à l’appui, que tous les spécialistes métier sont des enculés, en prenant soin d’explorer toutes les subtiles variations entre le simple enculé du dimanche et le gros enculé pathologique qui ne va pas vous rater. Je me demandais à quoi cela pouvait bien être dû ; mon esprit vagabondait vers une vague explication de biologie évolutionniste. J’aime bien la psychologie évolutionniste, la théorie de l’évolution étant suffisamment puissante pour expliquer à peu près tout (et aussi, souvent, il faut l’avouer, n’importe quoi).
Il était temps d’aller déjeuner. Je croisai justement Thomas, mon spécialiste métier, dans le couloir. Il me proposa de déjeuner ensemble, je n’eus pas la force de chercher une excuse pour l’éviter. Pendant le repas, et alors que je n’avais strictement rien demandé, il se lança pour je ne sais quelle raison dans un grand discours passionné sur la crise économique de 2008, agrémentant son discours de parallèles et de précédents, insistant sur le rôle trop méconnu (sauf de lui bien sûr) de la banque italienne. Il parla de liquidités préférentielles et des erreurs en cascade de la banque centrale qui avaient mené à l’hyperinflation. Je secouai vaguement la tête de temps à autre. Thomas embraya sur le syndrome de la confiance, les booms et les paniques, les multinationales américaines et les OGM. Tout ça n’avait ni queue ni tête, mais une chose était très claire : il voulait que l’on sache bien à quel point il s’y connaissait en économie. Et surtout à quel point il était meilleur que les autres, et en tout. C’était bien simple : à écouter ce connard fini, même les leucocytes de son système immunitaire étaient meilleurs que les vôtres. Alors que je savais, par des collègues totalement fiables, que Thomas n’était qu’une énorme burne. J’avais lu quelque part que, d’après les psychologues, Thomas, comme tous ses semblables, n’était en réalité pas un connard, il avait juste peur, de quoi au juste je me le demandais bien : les auteurs se gardaient bien de le dire ; c’était sans doute des connards eux aussi. Ils ne faisaient de toute façon qu’avancer une vérité d’ordre général : tous les gens que l’on croise ne sont mus que par un mélange de cupidité, de peur et de stupidité. Je suppose que dans le cas de Thomas, la réalité était toute simple : il avait peur, en effet, peur de voir étalée son incompétence manifeste sur la place publique, alors il déployait une énergie folle pour se donner le lustre d’une expertise qu’il n’avait tout simplement pas. Avec pour effet collatéral de saouler absolument tout le monde. Je suis désolé de le dire, mais, anthropologiquement parlant, Thomas était une merde. En plus, il était intolérant au gluten et harcelait tout le monde avec sa morale alimentaire. Pour lui, il n’existait pas de cuisine au sens noble du terme, il n’existait que des nutriments et des oligo-éléments. Pour lui, un repas ne pouvait être « bon », car le plaisir lui était une notion étrangère, non, pour lui, un repas ne pouvait qu’être « bien » (ou pas), dans le sens où l’alimentation n’était pour lui rien d’autre qu’une fonction physiologique. Il me demanda si je n’envisageai pas de m’essayer au régime paléo. Je promis d’y réfléchir (faux : je n’en avais évidemment rien à foutre).
L’après-midi passa, lentement comme tout le temps, avec son cortège de réunions. Je faisais semblant d’écouter Anne dérouler son PowerPoint sur la régulation de la ventilation dans le bâtiment 122 de l’unité B de l’usine de la Gale, alors que je ne faisais, comme d’habitude (et comme tout le monde), que rattraper mon retard dans mes mails. Je vis qu’un « expert » faisait suivre un message sans même se rendre compte qu’il faisait suivre en même temps ses discussions personnelles au sujet de l’achat de sa nouvelle « Porche ». C’était parfaitement indécent – et en plus ce n’était qu’un putain d’analphabète même pas foutu d’écrire Porsche correctement. J’en étais là de mes réflexions lorsque Jean-Marie, notre expert en entraînement particulaire, quitta la réunion soudainement, comme ça, sans raison apparente, si ce n’est qu’il partait à la retraite dans trois semaines, ceci devant sans doute expliquer cela – le problème, c’était que, sans lui, le projet sur lequel on « travaillait » ne se ferait pas. Je haussai les épaules et décidai de lui emboîter le pas.
La journée était enfin terminée.
Je glandais devant la télé. La météo annonçait qu’une vague de froid polaire, jusqu’à -20°C, allait s’abattre sur nous. Je notais mentalement qu’il allait donc faire plus froid sur Paris que sur Mars, dans la région où évoluait ce brave Curiosity. Quelle ville pourrie.
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