Des flots de sang
Des flots de sang se sont répandus…
Tout était blanc et gris autour de moi.
Un vacarme habituel bourdonnait dans mes oreilles.
Je sentais une bise fraîche, s’écrasant contre ma joue droite.
Je percevais le poids de mes lunettes sur l’arête de mon nez.
Je discernais la froideur métallique de la fermeture éclair de mon pull contre ma poitrine.
Ma vessie m’apparaissait légèrement gonflée, comme une envie pas si pressante.
J’avais un peu faim.
Je pensais à ma sœur.
J’appréciais l’odeur du bois dans la cheminée et les senteurs d’un végétal oublié.
Je ne désirais qu’un feu de cheminée...
Tout était figé, comme dans une peinture au fin fond d’un musée, que personne ne vient jamais observer. Et j’en étais l’observateur privilégié.
Je me demandais si quelqu’un m’avait choisi pour capturer cet instant et le rapporter ou si, à l’inverse, cet instant m’avait choisi pour lui rendre hommage ou si, à l’inverse, l’instant était juste là parce qu’il était là, et moi de même, et que rien n’avait décidé qu’un destin prendrait place aujourd’hui.
Des flots de sang se sont répandus.
C’était arrivé si soudainement que cela me semblait irréel. J’ai pris un instant, furtif, aussitôt disparu, pour me poser la question : comment tout a pu survenir ? Ré-imaginer toute la scène, non, c’était trop tard. Enchaîner de nouveau tous les événements, tous les bruits, les images, les odeurs, ça aurait pris un temps infini, que je n’avais pas, mais c’était juste… la sensation. Comme si tout ceci avait déjà été conçu, supposé, remâché, anticipé, analysé, et que j’en étais arrivé à la conclusion que c’était à la fois imprévisible et inévitable. Et la demi-seconde suivante…
Tout est devenu rouge et noir. Et cris et pleurs et supplices et lamentations. C’est arrivé si vite que je n’en ai gardé que peu de traces. Je me souviens d’un bébé qui pleurait et sa mère dont les hurlements couvraient les cris. Elle portait un long voile jauni qu'elle perdait presque, qui ne recouvrait plus grand-chose de sa chevelure. Elle était très pâle et cela contrastait avec la rougeur du nourrisson désespéré. Elle semblait encore plus perdue que moi, je ne sais pas qui elle suppliait parce qu’autour de nous… personne n’écoutait personne.
Et personne n’essayait d’écouter quiconque.
Je revois ce vieil homme, il marmonnait, je crois qu’il priait. Il implorait une divinité quelconque, il posait des dizaines de questions mais ne laissait même pas le temps de la réponse, peut-être qu’il craignait tellement les réponses qu’il ne prenait même pas le temps de les écouter, et de toute façon, il ne s’adressait à personne. La seule oreille était la sienne, ses mots n’étaient prononcés que pour être oubliés immédiatement, il voulait juste se raccrocher à quelque chose.
Des flots de sang se sont répandus.
Je n’ai pas compris tout de suite, j’ai d’abord vu : un homme tomber en arrière soudainement, alors qu’il courait dans la direction opposée, la tête penchée en avant, la fleur au fusil, crier des paroles que je ne comprenais pas mais qui semblaient anarchiquement colorées, je ne sais pas si sa haine l’animait plus que son espoir mais… je me souviens simplement qu’il est parti en tête et que quatre personnes lui ont emboîté le pas, alors qu’une cinquantaine n’osaient pas, ils n’étaient qu’une poignée à amorcer la catastrophe et je pense qu’alors, ils se sont tous, chacun de leur côté, posé la question, seront-ils des martyrs demain ?
Si un jour je trouve la réponse, je le leur dirai. Mais en attendant… Il ne me reste que cette fraction de seconde gravée dans ma mémoire.
Des flots de sang se sont répandus.
Je n’avais jamais vu cela. En visionnant des films épouvantables, je l’avais conçu, imaginé, supposé, mais je n'avais pas compris ce à quoi cela pouvait réellement ressembler.
Un carnage.
Je n’ai plus rien entendu que le bruit des armes à feu. La première détonation m’a figée sur place. Mais la deuxième est survenue juste ensuite, et puis, dès la troisième, cela s’enchaînait à une telle vitesse que je ne pouvais plus rien dénombrer : c’est devenu un rythme, une musique, c’était l’hymne au massacre, et c’était libérateur. Enfin, toute cette pression accumulée éclatait, enfin, les semaines entières à planifier, préparer, élaborer, anticiper l’affrontement, tout cela avait enfin un but : le but de courir vers la mort, le but de se sacrifier, le but de se précipiter vers un massacre.
Car ce n'était rien d'autre qu'un massacre.
Ça courait et ça criait et ça tirait à balles réelles et ça mourait, et ça agonisait, et tout y passait : les jeunes, les vieux, les femmes, les enfants, les bébés, rien n’était épargné.
Et je regardais tout ça, impuissant. Ils mouraient tous et je les regardais mourir et j’étais censé crier victoire parce que tous ces gueux en avaient pour leur compte mais j’ai juste toléré une larme sur ma joue, une seule, suffisamment discrète pour que personne ne me le reproche, suffisamment émulsionnée pour penser, hé, si jamais ils la voient peut-être qu’ils me pardonneront, mais quel con…
Comment pardonner des flots de sang ?
Personne n’a rien vu venir. Ils sont tous morts en une poignée de minutes, de secondes peut-être. J’étais le seul à regarder la scène se dérouler sans agir, et pourtant, je crois que personne ne se sentira jamais aussi responsable que moi.
Des flots de sang se répandront bientôt...
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